Elle m’a craché dessus et moi je souris comme un idiot. Heureusement que je porte mon masque, sinon Krahor me brulerait le visage en moins de deux.

Je crois qu’elle le sait parce qu’elle s’enflamme, elle doit imaginer que j’aime ça derrière ce morceau de cuir. Elle me fixe avec son regard hargneux et ses petits points serrés. Qu’est-ce qu’elle est belle !

Quand je me suis réveillé de mon coma après le combat contre Bulgaro, il s’était écoulé une semaine. Autant dire une éternité. Gaarin, ma nounou, s’occupait de me soigner et qui sait ce qu’il a fait d’autres ce sac à viande avariée. Les gars sont venus tout de suite me voir pendant que Krahor comptait son pognon. Ce sont de braves compagnons, je reviens sur mes pensées macabres du repas. Je les épargnerais peut-être s’ils viennent à me trahir. Je ricane. Voilà que le loup se transforme en agneau !

— Emmène là avec toi, à partir de maintenant elle est sous ta responsabilité, m’informe Krahor.

Par les astres lunaires, j’ai même pas besoin d’inventer une excuse qu’elle me tombe dans les bras.

J’opine du chef en bon esclave et me penche pour l’attraper derrière les genoux et la balancer sur mon épaule. Je sens que je vais bien m’amuser. Elle crie sous le coup de la surprise puis s’évertue à frapper mon dos avec ses poings en m’injuriant.

— Tu as un mois, m’avertit l’autre buse avant que je parte, pas un jour de plus.

Je grogne en guise d’un « tu peux te la foutre ou je pense » et sors.

J’ai hâte de la ramener dans mon antre où nous pourront être seuls. Elle pue comme un bouc, mais je m’en fous. Elle est là et c’est tout ce qui compte. Je me demande ce qu’elle va faire quand elle verra mon visage. Je lui expliquerai tout. Elle comprendra et me pardonnera pour mes mensonges. Je le sais. Elle est comme ça. La gentillesse incarnée.

Je croise Balin. Il affiche une moue en coin qui en dit long sur ces intentions. Même pas en rêve mon pote, c’est la première et la dernière fois que tu poses tes yeux sur elle. Elle est à moi. Rien qu’à moi.

À peine à arriver tellement elle se débat. La porte fermée, je la jette sur le matelas. Elle rebondit comme un ballon et me saute sur le dos. On dirait un chaton qui sort ses griffes. Je tire l’une des ceintures de ma tenue et l’attache à l’un des pieds du lit pour me laisser le temps de verrouiller correctement la porte.

Par tous les Dieux ! Elle est pire qu’une anguille, la voilà en train de grimper vers la fenêtre. Comment a-t-elle fait pour s’échapper ? Elle va se rompre le cou !

Je m’élance et la harponne de justesse. Elle me bouscule de toutes ses forces pour s’enfuir. Et moi, je continue de sourire. Je m’éclate.

Acculée dans un angle de la chambre, je vois sa terreur. Et mon enthousiasme jusqu’alors culminant retombe comme un soufflet. Finis de jouer. Je décide de me dévoiler.

Avec lenteur, je retire ma capuche et défait mon masque. Quand celui-ci tombe à terre, je m’attends à tout sauf à ça. Elle s’évanouie.

J’hésite à approcher. Est-ce un stratagème pour riposter ?

Plusieurs minutes s’écoulent, mais son corps reste inerte. Je m’accroupis pour vérifier son pouls. Fais chier, la marque des « mangeurs de chair ». Voilà pourquoi elle semble si faible, cette sangsue pompe tous ses pouvoirs. Le cercle est large. Elle doit souffrir atrocement. Si je tenais celui qui lui a infligé une telle torture. La voir étendue sur le sol sans défense me brise le cœur. Je glisse mes mains sous ses genoux, ses bras et la porte délicatement jusqu’au lit. Je m’assois près d’elle et observe ses traits parfaits. Ses lèvres sont sèches et fendillées.

Du bout des doigts, je touche sa peau en prenant soin de contourner ses blessures. Qui t’as fait du mal mon éternel ? Qui souhaite ta soumission et pourquoi ? Ne t’inquiète plus maintenant. Je suis là. Je te protègerais et quand nous partirons de ce trou à rat, je tuerais tous ceux qui s’en sont pris à toi. Je t’en fais la promesse. Dors maintenant. Tu en as besoin.

Pendant ce temps, je me dessape et enfile une tenue plus décontractée. Je dois élaborer un plan pour qu’on foute le camp d’ici. Krahor a été clair. Je n’ai qu’un mois. Pas un jour de plus.

La nuit tombe plus rapidement que prévu. D’énormes nuages noirs s’agglutinent au-dessus de nos têtes et le grondement du ciel m’avertit que une tempête approche. Soudain, des trombes d’eau s’abattent sur le toit accompagnées de vifs éclairs. J’allume quelques bougies et orbes. Très vite les ombres prennent possessions des murs et leurs lentes danses s’invitent dans la pénombre.

Les draps bruissent. Elle se réveille. Pas étonnant, avec tout ce vacarme. Je l’entends gémir. Au lieu de m’approcher, je reste debout au bout du lit. Désorientée, elle se relève avec peine, son corps n’est pas au mieux de sa forme. Elle doit déguster. Dès qu’elle me voit, elle se recroqueville sur elle-même. Je ne bouge pas. J’attends qu’elle s’habitue à ma présence. Dehors, l’orage s’intensifie. La mer gronde et les vagues se déchainent. Les embruns diffusent leur parfum de sel.

Je tente un pas. Elle frémit. Inutile de lui dire qu’elle ne risque rien, elle ne me croira pas. La seule chose qui la retienne de déguerpir est mon visage ou la pluie. Qui sait. Elle s’interroge, je le vois. Elle cogite.

À quoi pense-t-elle ? S’enfuir ? Certainement. Je profite de sa réflexion pour m’avancer encore. Immobile, elle ne rate pas un seul de mes gestes. Je finis par m’asseoir à l’extrémité du lit et attends. De violents éclairs illuminent la chambre pendant que nous nous dévisageons de longues minutes.

— As-tu parlé à tes amies ?

Sa poitrine se gonfle sans se relâcher. C’est un bon début.

— Jaal te manque-t-il toujours autant ?

Aucun souffle ne se fait entendre.

— Tu devrais respirer, tu sais.

Comme si elle venait de s’en rendre compte, elle exhale.

— Tu sais qui je suis ?

Ses yeux me lancent des éclairs.

— Très bien, dis-je en me levant, je n’insiste pas. J’attendrais. Je l’ai tellement fait dans notre chambre que…

Tout à coup, elle bondit sur moi et me frappe le torse encore et encore.

— Sors de ma tête ! crie-t-elle, sors de ma tête ! Dis à ce traitre d’Elrohîr qu’il ne m’aura jamais, jamais.

En entendant le nom de cet individu, j’ai envie de le bruler vif. C’est lui qui a brisé ma fleur délicate ? Je le hais. J’arrive tant bien que mal à la maitriser en la basculant de tout mon poids sur le lit. Elle a de la force !

— Neela ? Je t’en prie, regarde-moi. C’est moi ! Azur.

— Tu n’es pas lui, tu ne peux pas être lui ! Vous êtes tous des menteurs, je suis moi !

À présent, elle pleure.

— Rose ! Rose !

Soudain, son corps s’enferme dans une bulle d’acier hermétique. Je saute sur mes pieds en reculant.

Il se passe quoi là ?

Au même instant la porte s’ouvre. Krahor entre suivi par deux Brumeux. Des mercenaires redoutables sans aucune pitié. Je grimace de rage. Que viennent-ils faire ici ? Qu’ont-ils entendu ?

— Le petit oiseau a retrouvé sa cage.

Un coup de tonnerre. Un éclair. Je joue la carte de l’intrigué.

— Qu’est-ce que c’est ?

— J’avais prévu de te tuer, annonce-il sans répondre à ma question. (Je tressaille) Quand les Brumeux m’ont montré les souvenirs qui tournaient sans relâche dans sa tête. J’y ai vu la providence. Toi, elle, une chambre. Nous attendions juste qu’elle te démasque.

Des images du monde astral ? Suis-je foutu ?

— J’ai rien avoir avec elle, c’est peut-être mon frère.

Son regard s’intensifie, méfiant.

— Je croyais que les Maor ne pouvaient avoir qu’un seul enfant mâle.

— Nous sommes jumeaux.

Il lisse son menton.

— Voilà qui est intéressant, sais-tu où il se trouve ?

La convoitise se lit sur son visage osseux.

— Il est mort.

— Quelle déception. La chose s’appelle Rose.

— Rose ?

Il soupire comme si je lui faisais perdre son temps.

— C’est un tissu éternel. Notre commanditaire pensait l’avoir neutralisée, mais cette petite maligne s’est dédoublée. Bref, occupe-toi d’elle, ce n’doit pas être bien compliqué pour la contourner. Elle a une âme à ce qu’il parait.

Il manquait plus que ça. Un tissu vivant.

— Y’a juste un petit problème…

Il soulève un sourcil mécontent.

— Le cercle qu’elle a autour du cou m’empêche d’entrer plus profondément dans sa psyché.

Il se tourne vers les Brumeux.

— Le Seigneur Kasum, la fait sienne, annonce l’un d’eux.

Et de deux. Je le grave aussitôt dans mon esprit. Un de plus sur ma liste. Bientôt, je les connaitrais tous et ils mourront.

— Va falloir que tu fasses avec…

Sur ses mots, ils quittent la chambre. Génial, je n’avais déjà pas beaucoup de solution, mais là, c’est le pompon.

Récapitulons.

Elle pense que je ne suis un imposteur. En même temps, elle n’a pas tort. Si je lui avais avoué la vérité nous ne serions pas dans cette situation. Quoi d’autres ? Ah oui, elle est protégée par un tissu pourvu d’une âme. Je ne sais même pas ce que c’est ce truc. Et pour finir, un mangeur de chair s’en nourrit comme une tique. Le tableau ne pouvait pas être pire…

Dire qu’il y a encore quelques mois, je m’efforçais de lui rendre le gout à la vie. Que s’est-il passé pour qu’elle finisse entre les mains de ces mercenaires et pour quelle raison ? À quoi peut-elle leur servir ? Au lieu de me concentrer sur ce que je ne maitrise pas, je dois plutôt trouver le moyen de lui confirmer que je suis cette conscience qu’elle affectionne tant et qu’elle peut avoir confiance en moi.

Mais comment contourner ce tas de ferraille ? Je n’ai jamais rien vu de pareil. La matière est étrange. On dirait qu’elle ondule faiblement. Je tends la main pour l’inspecter. Un millier d’aiguilles longues comme mes doigts en jaillissent prêt à m’entailler.

Ok, pas touche. Pour le moment.