7.Neela
Cachée derrière un bosquet, je l’observe. Droit, les mains dans le dos, il m’attend. Tout son être suinte l’arrogance. Un faux mouvement et une brindille craque. Zut. Son regard se fige. Je cesse de respirer. Lentement, il déplie une à une ses trois paires d’ailes. Il cherche à savoir où je suis grâce à l’air ambiant. Je ne bouge plus un cil. L’exercice est simple. Je dois récupérer cette lame qui traine sur le sol et lui enfoncer en plein cœur. Tu parles d’un entrainement ! J’oublie ma mauvaise humeur et cherche la meilleure stratégie. Tout le monde a des moments d’inattention. Il suffit d’être patient et attendre la brèche qui me permettra d’atteindre ma cible. Les minutes s’égrainent. Ma respiration reprend son cours, calme. Lui, toujours immobile, m’agace. Et si je jetais un caillou pour faire diversion ?
Oh ! Peut-être pas. Que vois-je ?
Les muscles de sa mâchoire se tordent en un rictus calculateur. Je sens que je vais me faire avoir. Il retire sa tunique et la jette au loin. Je fronce les sourcils. Qu’est-ce qu’il mijote ? C’est bien le moment de se mettre à poil. Pense-t-il que ce déploiement d’atouts masculin puisse m’atteindre ? Pour être honnête. Un peu. Après tout, j’ai des yeux, autant m’en servir. Ce n’est pas comme si j’étais une sainte.
Pas mal pour un Archonte, il frôle la perfection de mon oncle, Lucifer. J’ai presque peine pour lui. Tant à donner et personne pour en profiter. Un prêtre sur Terre à plus d’aventures charnelles que lui. Non, ce qui m’insupporte, c’est sa façon de faire. Il joue avec mes frustrations.
Je soupire. Ordure !
Si les habitants de la Terre savaient pour lui, leur foi en serait ébranlée. Les démons passeraient pour des enfants de chœur et Lucifer pour un dieu clément. Pourtant, malgré ces vices, il est le bras droit de mon père. Je me demande ce qu’en penserait Freud ? Dommage qu’il soit déjà mort. Nos conversations m’amusaient.
— Pas la peine de te planquer la morveuse, je sais que tu es là !
Dois-je feindre ou sortir de ma cachette ? Vite, un caillou !
— Tu as trois secondes.
Une menace. Il bluffe. À voir la manière dont il regarde dans ma direction peut-être pas.
— Trois, deux…
Ok, je capitule. Au moins, il remettra sa tunique. J’ai les hormones qui me travaillent depuis que je suis ici. Avec nonchalance, je me lève et me dirige vers lui. Gagner une bataille, ce n’est pas gagner la guerre.
— Pour une fois que tu n’es pas en retard !
Il replie ses ailes tout en me fixant. Ses yeux lancent des éclairs. C’est ça ! Si tu crois m’impressionner.
— Je me passerais bien de ces cours supplémentaires, j’ai mieux à faire à l’académie.
— Tu pourrais être aimable !
— Je réserve ma bonté à mes élèves les plus doués.
Je ris. S’il pense me déstabiliser avec ses paroles, j’ai connu pire auprès de Lucifer.
— Mon père m’envoie faire un nouveau stage. Vous pensez pouvoir m’enseigner deux ou trois trucs intéressants, votre magnificence ?
Mon ironie l’amuse.
— Te botter le cul sera déjà un exemple d’éducation. Prends ce couteau.
C’est déjà fait l’ami. Je lance la lame droit vers son cœur.
— Enfoiré de Gabriel !
— Neela ?
J’ouvre les yeux sur le visage inquiet de Rae.
— Neela ?
Mes paupières papillonnent.
— Oui. Enfin. Je crois.
— Qui est Gabriel ?
Je mords ma langue. Mince.
— Qui ?
Il fronce les sourcils. Je change de sujet.
— Que s’est-il passé ?
— C’est quoi ce binz ? m’agresse la voix de Calys à la limite de déclencher un acouphène ! Tu viens de vivre un de mes souvenirs ! Comment est-ce possible ?
Je masse mes tempes dans le but de lui répondre sans éveiller les soupçons de Rae. Je tiens à garder secrète notre relation le plus longtemps possible. J’en profite pour inspecter Rose.
— Laisse-moi gérer une conversation à la fois. Nous en parlerons quand nous serons seules. Je suis aussi intriguée que toi.
Le tissu jaune se teinte d’orange. Sa douleur a disparu. Une douce chaleur l’a remplacée. Je suis soulagée.
— Très bien. Je te laisse avec bogoss666. Oh ! Juste pour info, j’ai retrouvé mes pouvoirs. Je me demande si ce n’est pas leur retour qui provoque ces interférences entre nos psychés.
— Tout va bien ? demande Rae de plus en plus inquiet.
— Oui. Qui a libéré Rose ?
— Mon père dragon. Tu ne te rappelles pas ?
— C’est flou…
— Et pour Gabriel ?
Plusieurs raclements de gorge me sauvent des prémices d’un interrogatoire imminent. C’est Massala.
— Votre père souhaite vous voir princesse.
— Cette conversation n’est pas terminée, murmure Rae.
Je me demande bien pourquoi il insiste ? Je me relève trop vite. Ma tête tourne. Rae anticipe ma chute en glissant une main sous mon aisselle. Je rougis de honte.
— Je vais bien, merci.
Il me lâche. Rose se charge de ma garde-robe maintenant qu’elle ne subit plus la ponction de ses pouvoirs. Une tunique de toile de coton et un pantalon large se déploient sur mon corps. Parfait. Je la remercie d’une caresse.
Accompagnée sous bonne escorte, je découvre avec émerveillement que nous sommes dans la cité des Abîmes. Les murs sont de gigantesques coraux flamboyants habités de bulles d’eau contenant des plantes aquatiques. L’air est saturé d’iode.
— Ce bâtiment a été modifié pour accueillir des terrestres, m’explique Massala. Tout le reste de la cité est sous l’eau. La magie de la pierre de lune permet cette luminescence. Au-delà des remparts de roche, c’est l’obscurité.
Massala s’approche du mur.
— En appuyant sur ces pierres, des tunnels d’air nous permettent de nous déplacer.
Incroyable. À travers les membranes transparentes, je vois des poissons, des algues géantes, des fleurs multicolores. Des enfants Altiens nagent et s’amusent à soulever le sable blanc en jetant des coquillages nacrés.
Nous actionnons deux tunnels différents pour rejoindre une salle pourvue de fontaines et cascades chantantes. Au milieu de ce cadre marin, j’aperçois mon père parmi la foule. Avant même que je réalise, mes jambes courent vers lui. Mes bras l’enserrent avec fougue.
— Papa…
Impossible d’en dire plus. Je pleure de joie.
— Ma fille, enfin je te retrouve.
— Petite idiote !
Cette voix dans ma tête ! Impossible de ne pas la reconnaitre ! Fala ? Une boule de lumière pêche traverse la pièce à une vitesse folle et tourbillonne autour de moi.
— Je veux bien être la pire des idiotes tant que tu es là pour me le dire.
— Cupidon ! Vieille branche ! s’exclame Calys.
Même Rose se teinte de rouge. Un millier d’étincelles s’éparpille en fontaine autour de ma tête accompagnée de sanglots saccadés.
— Je te croyais morte.
— Ce n’était pas moi dans la boite, mais un de mes sujets. J’ai tout entendu ! Ils t’ont raconté d’horribles mensonges. Les demi-dieux les ont chassés après une grande bataille. Flanie et les autres divins sont au chevet des blessés.
Apprendre que mes amies sont vivantes et que mon peuple est en sécurité dans la cité Altienne me procure une étrange sensation de légèreté.
— Ne pleure pas ma fille, tu es en sécurité maintenant.
Les joues imbibées de larmes, ses retrouvailles sonnent comme la fin d’un horrible cauchemar. J’étreins mon père et Fala.
— Pas tout à fait, annonce une voix étrangère.
Près de Rae, une femme d’une beauté singulière aux longs cheveux blonds parsemés de mèches violettes, identique à la couleur de ses yeux, s’approche d’un pas lent. Elle porte une tunique blanche qui s’arrête à mi-cuisse et tient dans sa main un bâton noueux piqué de pierres vertes. Autour de sa taille, une épaisse ceinture de cuir retient une lame assez longue. Mon père fronce les sourcils. Il se place devant moi comme pour éviter que ces paroles ne m’atteignent. Trop tard.
— Je m’appelle Afilina et je suis la cheffe de clan des Dragons rêveurs. Mon mari, Grador et mes fils Nael et Rae ont combattu à vos côtés pendant la guerre contre l’Alliance rouge. Pourtant, notre point commun va plus loin que cette guerre. Nous avons tous deux un secret qu’il serait temps de dire à nos enfants respectifs, ne croyez-vous pas ? L’éveil a commencé.
Les épaules de mon père s’affaissent et le chant de Shirana alors effacé, s’intensifie.
— Neela sait déjà pour Calys. Les demi-dieux pourront la protéger.
La tigresse a pris le contrôle de mon père. Du jamais vu !
— Les Dragons rêveurs imaginaient pouvoir faire de même pour Nael. Son héritage est devenu le fardeau de son frère.
Rae ne semble pas comprendre. Il dévisage sa mère l’air étonné. Tout à coup, la boule de lumière contenant Fala se dilate jusqu’à devenir énorme. Chacun s’écarte, moi, la première. Un éclat bleu envahit la pièce puis explose laissant place à un être d’un mètre de haut aux boucles blondes et visage mutin. Tout le monde s’éloigne pour le laisser passer. Ses ailes ont disparu.
— Je ne pensais pas devoir prendre ma forme masculine ici même.
Je me pince pour vérifier que je ne suis pas dans un rêve éveillé. Il y a encore un instant, le sujet portait sur mes retrouvailles avec les miens, maintenant je suis face à un phénomène aussi étrange qu’inexplicable.
Calys s’esclaffe. Je percute sur le champ.
— Cupidon ?
Les mots sont sortis d’eux-mêmes. Celui-ci me lance une œillade complice.
— Bonjour, Neela. Ne me regarde pas avec ses yeux de merlan frit, c’est gênant.
— Je me demande si c’est le moment de te parler de l’épée, murmure Calys.
— Quelle épée ?
— Celle que possède Rae. Tu ne te rappelles pas ? Il l’a utilisée pour appeler son père lors de la délivrance de Rose ?
Je sens le pouvoir de Cupidon franchir ma psyché.
— Pourquoi crois-tu que je me sois transformé, Calys ? ronchonne-t-il.
— Vous pourriez m’expliquer ? Je n’ai que peu de souvenirs de ce moment.
— T’inquiète, l’érudit va nous illuminer de sa sagesse.
Cupidon pointe Rae du doigt.
— Jeune Maor, je ne sais pas si vous êtes prêt pour les révélations que je vais vous faire.
La mère de celui-ci s’interpose.
— Qui êtes-vous ?
— En effet, je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Cupidon. Je suis un sage du Royaume de Moniris, votre Dieu. En cas de danger imminent, il est de mon devoir d’éveiller Gabriel, L’Archonte protecteur des vaisseaux. Et quand je parle de vaisseaux, il faut comprendre Neela, Rae et Nael.
À l’énoncée du nom de son frère, tout le corps de Rae se tend. Je lis dans ses yeux une douleur intense. Aussitôt, sa mère pose une main rassurante sur son épaule.
— Pfiou ! Pour une entrée en matière, tu as mis la barre haute Cupidon. Regarde ces visages, j’ai l’impression que tu as conquis ton public. J’ai toujours su que tu nous mentais concernant Gabriel. La question est plutôt pourquoi ?
Cupidon ne répond pas. Il hausse les épaules. On est bien avancé avec ce genre de comportements.
— Que tout le monde sorte, ordonne Massala. Afilina, Ménao, Rae, Neela et … Cupidon. Vous, vous restez. J’ai envoyé chercher Otto.
— Je reste aussi, s’amuse Calys.
Sous les regards intrigués de chacun, le groupe sort. Tous dévisagent Rae qui semble interroger sa mère à voix basse. Je suis tout autant intriguée par cette histoire.
Les portes se ferment. Pendant quelques secondes, un calme profond s’installe dans la pièce ne laissant chanter que les clapotis des gouttes salines sur les rochers et coraux. La voix roque de Rae vient briser ce silence pensant.
— Que vient faire Nael dans cette histoire ?
Tel un félin prêt à attaquer, il s’avance vers Cupidon les poings serrés. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état de colère.
— Rae, essaie de le retenir sa mère. Calme-toi, je t’en prie.
Il se dégage d’un mouvement d’épaule et attrape Cupidon par le col qui ne semble en aucune manière impressionné.
— Je t’ai posé une question le Sage. Que vient faire Nael dans cette histoire ? Réponds !
— Tu devrais me lâcher, l’ami, le dernier invité n’est pas encore là. Tu auras des réponses, je te le garantis.
— J’espère bien, crache-t-il en le repoussant, sinon, je ne donne pas cher de ta peau.
— Et bien, s’exclame Calys, ton petit copain est un sanguin.
J’occulte cette remarque qui me met mal à l’aise et porte toute mon attention sur la membrane d’eau donnant sur l’océan qui se déforme. Otto apparait le sourire aux lèvres.
— Que se passe-t-il qui mérite ma venue ?
Rae grogne.
— Très bien, lance Cupidon. Il est temps d’expliquer l’origine de l’épée de l’ombre et de l’épée de lumière. Comme chacun sait, une guerre a éclaté entre l’Alliance rouge et les Arcans. Et tout le monde connait la fin tragique de cette guerre : la séparation de ce même peuple et le bannissement d’Hellasi, le chef de l’Alliance rouge dans une autre dimension.
— Quelle histoire inutile, nous avons tous vécu cette guerre. Nous n’avons pas besoin qu’un Sage nous la raconte, s’énerve Rae. Mon frère y a perdu la vie. Que peut-il nous apprendre de plus.
— Mon fils, interfère Afilina, tu ne comprends donc pas.
— En effet, la coupe-t-il, je ne veux pas retourner dans les souvenirs douloureux.
— Il le faudra bien, annonce Cupidon, votre frère n’est pas mort.
Aussitôt, la pièce semble trembler. Une aura brillante s’échappe du corps de Rae. Une magnifique épée luminescente surgit dans sa main. Elle vibre d’un pouvoir phénoménal.
— Gabriel ! s’écrie Calys.
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