La Lolita de Manhattan
La Lolita de Manhattan
Time square ne se réveille pas, il ne s'endort jamais. Tout juste consent-il à fermer un œil, à relâcher ses muscles, laisser gambader son esprit un instant. Mais pas trop longtemps. Déjà il s'étire, avant d'entamer la nouvelle journée qu’une lueur pâle et tremblotante annonce. La nuit a été courte mais agitée. Les nuits sont toujours agitées au cœur de Manhattan. Les néons criards sur les frontons des théâtres, à l'angle de la sixième avenue, sont restés allumés. Mais ils scintillent moins fort, défilent avec paresse pour des passants qui ne les regardent pas. La blancheur de l'aurore les nimbe d'un teint étrange et diaphane.
Sur les trottoirs, des hommes et des femmes s'affairent déjà. Ils s'agitent, comme s’ils ne s’étaient jamais arrêtés. Ils vont, viennent, courent plus qu'ils ne marchent. Les uns poussent des charrettes garnies de brioches et de salades de fruits frais qu'ils vont vendre à la criée. Les autres empilent sur des diables les casiers de bouteilles qu'ils livreront sur le perron des cafés et restaurants. Dans une heure, au maximum, il faudra rafraîchir, réveiller, alimenter deux millions de personnes, accourues ici, régurgitées des bouches de métro, avant d’être engloutis par des portes guillotines des temples de verre. Ils viennent jusqu’ici pour travailler, faire fructifier, chacun à sa manière, la grosse pomme. Quelques taxis jaunes glissent, encore engourdis, sur le bitume. Pour l’instant ils ramènent fêtards ou travailleurs de nuit, noctambules attardés qui quittent Manhattan pour regagner Tribeca. D'autres arrivent du Bronx, du Queens ou de Kennedy Airport. Les golden boys, manches retroussées et cravate serrée, déboulent, déjà tout crispés.
Dolores se hâte. Elle remonte la quarante et unième rue. Elle lève haut son nez retroussé, passe sa langue sur ses lèvres qu'elle trouve trop pulpeuses. Elle affiche l'allure droite et fière des latines qui attirent les regards des New Yorkais pourtant pressés vers leur job. Ses cheveux noirs tirés en arrière lui donnent un air sévère. Ca la rassure quand Jennifer sa colocataire lui rabâche ça. Dolores porte des escarpins noirs qui lui donnent une démarche souple et élégante. Elle saisit au passage, sans interrompre sa course, un exemplaire du USA today dans la pile du distributeur,. Elle le lira en buvant son café. Elle sait qu'elle se confond avec les autres dans ce paysage agité. Elle a beaucoup travaillé pour ça.
Le vieux patron du Pizza s'barrow qui tire sa devanture lui lance un salut amical.
- Alors Dolores, ça va, tu as réfléchi ? Tu veux toujours pas vivre avec moi ?
Elle répond d'un grand sourire. Le bruit d'un saut d'eau savonneuse déversé sur le trottoir la fait sursauter. C'est un employé du Portland qui nettoie à la volée le parvis de l'hôtel.
- Désolé Mademoiselle.
La fille a fait un écart, jette un œil inquiet sur le taffetas de son tailleur clair. Heureusement il n'est pas tâché. Elle fait un geste vague pour signifier que tout va bien. Mais l'homme poursuit sa tâche. Elle a à peine ralenti sa course.
Parvenue devant le Starbuck, elle se faufile à l'intérieur, se plante dans la queue encore indolente des amateurs de regular coffee. Le bruit de la rue a cessé, brusquement. Assourdi par la moquette sur les murs, l'épaisse porte de verre. Son cœur bat la chamade. Il se calme peu à peu. Elle choisit un expresso. Elle n'a jamais pu s'habituer à cette eau saumâtre que boivent les blancs. Dans la file, des femmes en équilibre sur une jambe troquent leurs baskets contre des escarpins.
Dolores s'assoit. Elle pose sa tasse et son cheesecake devant elle, croise ses jambes, entreprend de lire la page économique du journal. C'est un moment de détente, le seul de sa journée.
Le Starbuck cafe est calme à cette heure. Par la vitre, elle voit la circulation se densifier. Un camion de livraison bloque la route. Elle regarde sa montre. Dans dix minutes elle sera dans son bureau.
Dolores aime ce quartier. Son effervescence moins arrogante qu'à Wall Street. Là-bas, les gens s'habillent pareil, pensent pareil, mangent pareil. Elle veut garder une particularité. Veille à ce que son œil s'allume quand on lui parle avec amabilité. Elle pense à ramener un café à Jennifer, qui partage le même bureau qu'elle. Ses parents sont restés au Mexique. Ils sont si fiers d'elle. Leur fille travaille dans le service juridique d'une grande banque américaine.
Alors ils racontent cela à tous autour d'eux, à la famille, aux voisins. Toute la ville est au courant. Mais bien sûr, ils lui demandent de ne pas oublier ses origines.
Goldman Sachs affiche un bénéfice en hausse de 45%. General Motors des pertes de deux milliards de dollars, Microsoft fanfaronne sur sa nouvelle version de windows. Mais le dow jones déprime et le Nasdak est en berne. Ce sont les nouvelles qui s’égrènent plus haut, vers Time Square.
Voilà le métier de Dolores. Elle doit tout savoir, tout comprendre. Elle jette un œil sur le type brun qui la regarde. Ce n'est pas la première fois qu'elle le voit là, au Starbuck. Avec toujours cet air avenant, comme s’il attend quelque chose, un sourire, ou pourquoi pas un clignement d’œil. Il prend toujours un regular coffee. Ca ne joue pas à son avantage. Mais, elle doit se l'avouer, il a l’air gentil.
Elle baisse aussitôt les yeux. Elle ne lui laisse aucun espoir. Pour l'instant. Mais s'il est régulier, s'il n'est pas trop entreprenant, et s'il arrête d'accompagner de donuts son café, alors elle verra. En attendant, elle étale bien la page économie et stock exchange du journal.
Plus que deux minutes et elle entrera à nouveau dans l'arène. Dans un trafic à nouveau dense. A sept heures, New York est déjà reparti pour une journée trépidante. C'est ce qu'elle aime, et ce qu'elle a envie de fuir.
Les marchands de journaux lui lancent un sifflement, des touristes fraîchement arrivés qui n'ont pas intégré leur décalage horaire errent sur le trottoir le nez en l'air, les cars rouges sillonnent les artères, les guides hurlent au micro que Time square de dort jamais. Un gigantesque panneau vante une nouvelle eau de toilette.
New York s'affiche, New York se remplit, et Dolores s'engouffre dans le sas de la Stafford Tower !
Annotations
Versions