Chapitre 71 : De Retour
Pour la deuxième fois de la soirée, la porte d’entrée s’ouvrit à la volée.
Et pour la deuxième fois encore, Amir en franchit le seuil.
Seul.
Une expression de tranquillité étrange au visage. Il souriait presque. Trois heures qu’il avait passées au dehors à se démener dans la tempête, le brouillard. Qui lui avaient laissé à lui cette béatitude inappropriée. Cette vague sensation de faux-semblant, comme si l’un des engrenages du grand mécanisme de la vie s’était désolidarisé de sa chaîne, faisant bande à part pour s’amuser à tourner dans le vide.
Un vide de sens.
Il n’avait pas l’air livide de ceux qui affirment, par une nuit d’épouvante, avoir fait la rencontre d’une apparition singulière aux intentions malveillantes, non. Pour autant, c’était sans y réfléchir à deux fois qu’on pouvait assurer qu’il avait vu quelque chose. Quelque chose qui l’avait changé. Lui et ses émotions.
Timéo et Thomas se précipitèrent vers lui pour un gros câlin réconfortant, s’inquiétant pour sa santé après ce périple dans des terres connues mais mensongères, travesties par le temps cruel.
Alexandre se contenta de les regarder de côté. Après l’étonnement qui l’avait d’abord frappé à la vue de l’état étranger de son père, le questionnement commençait à s’emparer de lui.
Attendant la fin des réjouissances, il allait se lancer mais…
douta un instant. Cette mine flegmatique qui déformait son visage dans une mue impassible, le fait qu’il soit seul, le laps de temps anormalement long qui s’était écoulé depuis la dernière fois qu’il l’avait vu et surtout, le fait qu’il ait l’air tout sauf ”vivant”.
L’Homme qui, à 5 mètres à peine de lui, caressait doucement la tête de son frère et lui souriait à pleines dents était-il vraiment celui dont il semblait jouer le rôle laissé vacant ?
”Je dois admettre que j’ai bien failli me perdre sur le chemin de la maison ! s’exclama Amir. Après quoi, il émit un rire léger, presque indistinct. Mais me voici de retour.”
Puis, il ajouta:
”De retour…
Enfin.
- Tu n’as pas réussi à retrouver Maria ? demanda Timéo, soucieux.
- Maria ?”
Pendant une seconde, l’instant présent sembla se figer en même temps que le masque de la créature qui avait pris la place de leur père fondait comme neige sous soleil de plomb.
La chose-Amir regarda en l’air comme si elle demandait à quelques acolytes célestes les réponses qui lui permettraient la réussite de son infiltration. Lorsque ses yeux croisèrent à nouveau ceux de son fils, il dit:
”Je ne l’ai trouvée nulle part malheureusement. Mais je suis sûr qu’elle a dû trouver un endroit où s’abriter. Elle n’a pas à s'inquiéter de l’hospitalité de nos insulaires. Chez nous, la gentillesse, c’est dans le sang !”
Cette réponse, pourtant rassurante, ne semblait avoir que lézardé le cocon de mélancolie monotone dans lequel se réfugiait Timéo. Ses yeux ne mentaient pas, il éprouvait une tristesse plus grande encore qu’il n’aurait pas su dissimuler.
Amir, qui s’en rendit bien compte, se baissa vers lui, le regard plein d’une interrogation bienveillante.
”Qu’est-ce qu’il t’arrive Tim ? Qu’est-ce qui te rend si triste ?”
Le garçon murmura entre ses lèvres des syllabes silencieuses.
”Je ne t’ai pas entendu, lui dit son père. Ce à quoi il ajouta : Dis-moi. Tu peux tout me dire, tu sais.
- M… Maman.
- Oui ?
- Est-ce que tu penses que Maman aussi a… trouvé un endroit pour s’abriter ?”
Silence.
”Tu… commença Amir. Qu’est-ce que tu veux dire ? Où est passée votre mère ?”
Il commença à regarder autour de lui, affolé. D’un côté puis de l’autre, frénétiquement, comme un gamin qui aurait perdu sa mère au supermarché.
”Elle était partie à ta recherche, vint l’éclairer Alexandre. Il continua : Ça doit bien faire une heure.
- Une heure ?!? Vous auriez dû commencer par ça les garçons ! Une heure !! Une heure qu’elle est partie !? Je lui avais pourtant dit qu’il fallait qu’elle reste ici. Avec vous. Et maintenant, elle est dehors à me chercher.”
Il marqua une pause, comme s’il réfléchissait à ce qu’il devait dire ensuite.
”La connaissant, elle ne risque pas de rentrer avant de m’avoir trouvé…
- Tu es en colère Papa ? demanda Timéo.
- En colère ? s’étonna-t-il. Pourquoi ?
- Parce qu’on te l’a pas dit tout de suite, répondit Thomas. C’est de notre faute ?
- J’aurais dû dire à Maman de rester… marmonna Timéo, au bord du sanglot.
- Non, les enfants, ce n’est pas de votre faute du tout. Ni celle de Maman. C’est de ma faute à moi. J’aurais dû me dépêcher et rentrer avant que tout cela n’arrive.
Venez, venez.”
Il leur fit signe de s’approcher pour les prendre dans ses bras.
”Toi aussi Alexandre. Je pense qu’on en a tous besoin.”
Toujours en proie au doute et quelque peu à contrecoeur, Alexandre vint rejoindre ses frères pour permettre à tous l’accalmie générale. Dans cette intimité muette, le jeune garçon concentra son attention sur les yeux de son père. De si près, il avait presque l’impression de plonger dans les tréfonds de son âme.
À moins que ce ne fut l’inverse.
Amir relâcha lentement son étreinte avant de se redresser. L’air soucieux mais déterminé, il avait pris sa décision.
”Je suis désolé. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis désolé. Je devrais prendre soin de vous, vous protéger. Garder en permanence un oeil sur vous pour être sûr que rien ne vous arrive ! Et voilà que je pars dans une tentative complètement délirante sans prendre le temps de me poser et d’y réfléchir sérieusement ! Sur ce coup-là, j’ai vraiment été stupide.”
Il prit un temps pour trouver les mots.
”Les enfants.
S’il y a bien une chose qu’il faut faire dans la vie, c’est assumer le fruit de ses erreurs. Et des erreurs, je n’en ai fait que trop dernièrement. Il va falloir que je les répare. Je vais aller chercher Maman.”
À peine sa phrase terminée, il commença à s’éloigner.
Prestement, il renfila la manche de sa veste qu’il avait seulement à demi ôtée. Quelque pas de plus et presque à la porte, il leur avait déjà tourné le dos. Ce dos qu’Alexandre avait si souvent vu. C’est cet infime trouble que le garçon ressentit, à la limite de l’imperceptibilité, qui balaya d’un coup toutes ses hésitations. Pris d’un élan dont il ne saurait pas expliquer la provenance, il s’écria :
”Attend !”
Amir resta sur place et la surprise mutuelle que partagèrent père et fils pendant ce fragment de vie en suspens les amena pour la première fois depuis longtemps à se regarder les yeux dans les yeux.
”Tu ne partiras pas sans moi.
- Alexan…
- Je sais ce que tu vas dire, l’interrompit-il. Tu ne veux pas nous mettre en danger, dehors c’est le chaos, des tarés qui traînent, la tempête qui fait rage, et bla et bla. Mais et donc quoi ? C’est peut-être mieux si toi aussi tu disparais ? On se retrouverait tous les trois tous seuls, ”sans défense” ? On saurait peut-être se débrouiller un ou deux jours, tiens. Une semaine, tout au plus. Alors oui, les autres habitants de l’île nous prendraient certainement en pitié, seraient sûrement là pour nous héberger, nous aimer comme leurs propres fils, tout ce que tu veux… Et encore ! Il faudrait qu’ils survivent au moins aussi bien que nous à cette catastrophe naturelle qui, on le sait tous, n’a pas fini de s’empirer. Dans tous les cas, toi tu ne serais pas là, avec nous. Bien sûr, je ne t’empêche pas de partir à la recherche de Maman. C’est une décision qui te revient. Cela dit, elle compte pour toi au moins autant que pour nous tous ici...
Donc laisse-nous aussi avoir le choix.”
Un mélange d’émotions diverses et variées aux variantes indéfinissables sembla se bousculer à toute vitesse dans le regard qu’Amir porta sur Alexandre. Comme s’il rappelait à lui quelques souvenirs d’un temps où lui aussi avait eu cet âge, cette fougue. Cette envie tenace d’exister.
- J’admire ta manière de penser Alexandre... Pour un gamin de 11 ans, je dois dire que tu ne cesses jamais de m’impressionner ! Alors comprend bien : loin de moi l’idée de piétiner tes idées, tes décisions, tes opinions. Tu as du courage, ça c’est sûr. Mais moi je n’en ai pas. En tout cas, je n’ai pas celui de te perdre ou de perdre ne serait-ce que l’un d’entre vous. Je ne peux tout simplement pas te laisser venir avec moi.”
Timéo, qui jusqu’ici s’était contenté de contempler le sol, leva les yeux vers son père et prononça faiblement quelques mots. Se rendant compte que personne ne l’avait entendu, il répéta, plus fort :
- Moi aussi.
- Qu’est-ce qu’il y a Timéo ? demanda Amir.
- Moi aussi je veux venir.
- Les enfants…” soupira-t-il.
Thomas se racla la gorge avant qu’il n’ait le temps de continuer. Levant la main d'un geste vif, il s’exprima :
- Si je puis me permettre, c’est dans les moments difficiles qu’il faut savoir s’entraider. Il ajouta plus bas : J’ai lu ça quelque part.
- Tout ça pour dire qu’il vaut mieux qu’on soit tous ensemble pour pouvoir se protéger mutuellement en cas de danger, conclut Alexandre. De toutes façons, tu ne pourras pas nous empêcher de te suivre.”
Amir regarda tour à tour chacun de ses fils. Timéo, dans son habituelle timidité, fuit son regard, de peur d’avoir à le soutenir. Cependant, il restait certain de sa détermination, quelle qu’elle fut. Thomas, lui, essayait de jouer les gros durs. Fronçant exagérément les sourcils et croisant les bras devant son poitrail, gonflé et poussé en avant par son orgueil. Mais pas un orgueil mauvais, non. Car sous ces airs de brute qu’il voulait se donner, ses intentions transpiraient la bienveillance. Et enfin, Alexandre. Des trois, c’était lui le leader à n’en pas douter. Il n’avait sûrement pas eu besoin d’avoir à prononcer le moindre mot pour mettre d’accord ses deux frères. Dans ses yeux, il pouvait percevoir la sincérité, l’audace. Il n’était clairement pas du genre à abandonner en cours de route, et il ne les lâcherait pour rien au monde.
Si différents, si uniques…
Et pourtant, unis sous une même bannière.
Il était fier d’eux.
"Bien. Mettons-nous en route."
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