Un retour interrompu
Antoine réalise qu’évidemment, comme à l’aller et donc pour 3h30, il est monté dans un Ouigo. Donc pas de wagon-bar, il est 19h et Antoine a déjà très faim, la perspective de ne pas dîner avant 23 heures le rend dingue. Faire deux fois la même erreur, c’est inadmissible, et en l’occurrence très dommageable.
Antoine se voyait déjà pénard avec son bouquin et une formule sandwich, boisson et dessert, il aurait même pris des chips.
Maigre réconfort : il est de nouveau côté vitre, et la place à sa gauche est vide. Un homme d’une cinquantaine d’années est assis sur la place côté couloir, ils sont séparés par le siège vacant.
Ce monsieur, Antoine en a déjà vu des dizaines d’exemplaires, il songe même qu’il doit en exister un dans chaque voiture de chaque train de France. Un costume sombre trop large, des lunettes arborant des branches en métal colorées, des cheveux épars mais très courts, deux ou trois bagues hors alliance. Il se penche en général sur un très gros PC portable, Dell ou Lenovo, sur lequel il alterne mail Outlook et présentation Powerpoint en calibri.
Ce qui frappe tout de suite Antoine, c’est que ce voisin, a, lui, prévu son diner : Un sac PAUL est posé justement sur le siège qui sépare les deux hommes. Antoine peut identifier un sandwich, mais pas son contenu. Il aperçoit une bouteille au bouchon vert, donc une Badoit, et vu l’excroissance qui pousse sur le côté du sac, un dessert, probablement une tartelette, analyse notre scientifique. Gloups. Gargouillis.
Antoine n’a pas le choix, il faudra bien attendre, qu’importe la faim qui lui dévore le ventre.
Il est 19h et Antoine a l’impression qu’il a été privé de nourriture pendant 6 jours. Il se plonge dans son roman américain exigeant pour oublier tout ça. Et ça marche. Il n’a pas tous les jours trois heures pour lire tranquille.
La tâche de Philip Roth parvient à le faire entrer dans cet état grisant de lecteur avide, le livre, ses mots et ses phrases occupent toute son attention.
Le Ouigo s’approche de la seule escale du voyage, la gare de Lyon Part-Dieu, où il doit stationner cinq minutes.
Trente seconde après l’entrée en gare, un message parvient aux passagers par la douce voix du conducteur dans les haut-parleurs. Ce message incarne le pire cauchemar de tout voyageur SNCF, cette épée de Damoclès que l’on fait mine d’ignorer, intériorisée pour ne pas fuir à jamais le réseau ferré, ou devenir fou :
- Mesdames, Messieurs, suite à un incident technique, notre train est momentanément bloqué en gare de Lyon Part-Dieu, pour une durée indéterminée.
Aucune réaction de la part des autres passagers, Antoine n’en revient pas. Aucun murmure ou sifflement d’exaspération. Aucun « Non mais merde à la fin, toujours pareil ». A peine ressent-il l’effet de l’annonce par quelques bruits anodins supplémentaires, des passagers qui changent de position, des sacs qu’on fouille, des bruits de chips.
Aurait-il rêvé ? Ou ses congénères sont-ils si habitués à ce genre d'arrêts intempestifs qu’ils ne réagissent plus ? Antoine se dit qu’ils ont probablement tous pensé à acheter à diner, eux.
Seule exception : Son voisin de gauche qui adopte lui une réaction franche. Il range à toute vitesse, mais méticuleusement, son ordinateur, sa souris, son portable, son casque dans sa sacoche en simili cuir, met sa veste sur son bras, et sort du train.
L’œil gauche d’Antoine roule lentement vers le siège limitrophe : le diner de ce monsieur, le sac PAUL, objet silencieux de toutes les convoitises d’Antoine, a été laissé, là, posé.
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