Et si quelqu'un désire s'opposer à cette union... Qu'il ferme sa gueule bordel !
On dit qu'il faut traverser cinq étapes pour venir à bout d'un deuil. Le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l'acceptation. Des conneries new age si vous voulez mon avis... En ce qui concerne le mariage, je dirais qu'il n'y a besoin que d'un seul ingrédient pour aboutir au fiasco : des invités. C'est comme assister impuissant à un crash d'avion. Impossible d'échapper à la tragédie. Les boulons sont mal vissés, le pilote est saoul, la montagne se rapproche... Peu importe le scénario, vous ne pouvez que vous asseoir, un pot de pop-corn à la main, et regarder le film. Je pense que si quelqu'un s'était amusé à écrire le scénario de mon mariage, son pitch se serait transformé en lettre de suicide.
Je vous passe les détails de notre histoire d'amour dégoulinante de bonheur, de complicité et de pétales de rose. Je vous passe les détails de la demande en mariage sous un clair de lune des Caraïbes qui ferait passer n'importe quelle comédie romantique hollywoodienne pour un film d'horreur - surtout que ce serait vous mentir, il m'a demandé ma main au Burger King avec un onion ring, mais je ne l'en ai aimé que davantage. Concentrons-nous sur les détails scabreux de la cérémonie de mariage la plus scandaleusement loufoque et révoltante dont vous ayez jamais entendu parler.
Le thème était Alice au pays des merveilles de Tim Burton - parce que c'est indéniablement le meilleur film de tous les temps et si vous n'êtes pas d'accord avec moi, je vous emmerde. Et rien que là, les ennuis ont commencé... C'est vrai que ce n'était peut-être pas assez clair sur les cartons d'invitation. Après tout, ce n'était écrit qu'en gros, en gras et en caractère vingt-quatre en plein milieu de la page ! Bah non, il y a eu ceux qui n'ont pas voulu jouer le jeu - mention spéciale à ma mère qui a failli nous faire un ulcère parce que le bleu de ma robe de mariée et le rouge du costume de mon homme n'allaient pas ensemble - et ceux qui ont réussi à confondre Alice Kingsleigh et Alice Cullen en débarquant à l'église avec des crocs de vampire. Une fois que notre pauvre prêtre s'est remis de son attaque cardiaque face à de telles créatures de Satan, la cérémonie a débuté.
Je vous l'accorde, on n'aurait jamais dû se marier en juillet. L'église se transformait petit à petit en cocotte-minute dans laquelle mijotaient une cinquantaine de poulets en train de décalquer sur les chaises l'empreinte de leur cul.
- Mademoiselle, voulez-vous prendre pour époux...
- Oh putain, passez-moi un jeu de cartes !
Il y a eu des murmures d'effroi et des rires amusés. Ça, c'était la voix du plus jeune frère de mon presque-mari. Si les yeux de mon homme avaient été armés, son frère aurait été fusillé. L'assistance a visiblement ressenti la menace de mort qui planait dans l'air si quelqu'un se permettait ne serait-ce qu'un pet de travers, si bien que la fin de la cérémonie s'est déroulée sans anicroche. Mais parce que la vie, le destin, le karma ou que sais-je aime se planquer dans ton dos pour te faire des croche-pattes, au moment d'immortaliser le baiser - ce fameux baiser que tout le monde attend depuis quarante-huit minutes bordel de dieu ! - le photographe a fait un malaise vagal et s'est fracturé l'arcade sourcilière en tombant sur le coin de l'autel.
- Il fait une chaleur à crever ici ! s'est exclamé l'un des ambulanciers. Pas étonnant qu'il soit tombé comme une mouche. Y'aurait pas moyen d'ouvrir une fenêtre ? Rien qu'avec l'odeur de transpiration qui macère ici, vous allez nous réveiller les morts.
- Un peu de respect mon fils, vous vous trouvez dans un lieu saint ! a rétorqué le prêtre.
- Ouais, ouais, je sais, faut respecter les croyances de chacun... Mais bon, faut pas déconner non plus. Il ne suffit pas de mettre quelques croix dans une grande maison pour en faire un lieu saint.
Vous avez déjà vu un prêtre tourner au violet foncé ? Au moins avec sa métamorphose, il était dans le thème, lui ! Puis est arrivé le repas du mariage. Si Einstein, Newton, Hawking et tous les grands scientifiques de ces derniers siècles s'étaient un jour donné la peine d'étudier la magnitude des forces quantiques destructrices qui sont libérées au cours d'un repas de mariage, le monde n'aurait jamais eu besoin d'inventer une bombe nucléaire. Il y aurait de quoi remplir une encyclopédie avec toutes les remarques moralement, éthiquement et politiquement borderline que ma grand-mère a prononcé à notre table ce soir-là, mais parce que nous n'avons pas toute la nuit et que vous n'avez pas envie de mourir jeune, en voici un petit palmarès :
- Toi là, le PD. En plus de te faire déboucher le cul, tu as besoin qu'on te débouche les oreilles ? Passe-moi le sel, je te dis !
- Vous savez, de mon temps, on faisait en sorte que les bougnoules restent chez eux. Aujourd'hui, on a quasiment bradé ce pays aux nègres et aux arabes...
- Ah, vous savez, je l'aime ma petite-fille. Mais elle aurait quand même pu se choisir un mari qui soit un peu moins communiste. Si, si, communiste ! Ils sont tous de gauche par chez eux.
- C'est incroyablement prétentieux de croire que l'humain puisse être responsable du réchauffement climatique. Et puis quoi encore ? Moi de mon temps...
- J'ai hâte que tous ces gens développent un cancer à cause du vaccin contre le COVID. Comme ça, le gouvernement devra débourser des millions en dommages et intérêts.
Je veux croire que toutes les familles sont pourvues d'une telle grand-mère. Elles nous amusent, elles nous énervent, mais la plupart du temps, on arrive à les tolérer parce qu'on les aime. En ce qui nous concerne, il a très rapidement fallu retirer les couteaux de la table quand ma grand-mère a été sur le point de prononcer l'avènement du quatrième Reich après son quatrième verre de mousseux. Et parce qu'un malheur n'arrive jamais seul, c'est précisément le moment qu'ont choisi Riri, Fifi et Loulou, les triplés de ma demoiselle d'honneur - parce que oui, il est biologiquement possible de faire sortir Cerbère de ses entrailles - pour entamer la plus virulente des batailles de nourriture. Richard s'est armé d'une louche et Figaro a enfilé un saladier reconverti en casque. Les deux frères se sont affrontés sans relâche, s'envoyant des pommes rissolées au visage comme si c'était bombes à détonation sismique, pour gagner les faveurs de Louane qui brandissait en l'air une salière en hurlant que tout cela manquait de sel. Une trêve a été conclue quand ils sont tombés à cours de munition et le calme est revenu.
Il était à présent temps d'ouvrir le bal. Nous avions décidé de faire simple. Un slow sur la bande-originale du film de Tim Burton. La piste de danse était recouverte de petites pommes de terre cubiques froides mais il était exclu qu'on nous gâche cet instant de plénitude. Ça a peut-être été le moment le plus tranquille de cette fête, si bien que n'avons pas remarqué que la meilleure amie de mon mari était en train de soudoyer le DJ à l'aide de son 90C. Les dernières notes de la chanson ont aussitôt été remplacées par les familières tonalités entrainantes de Money, Money, Money. Et parce que cet homme que j'ai épousé, l'amour de ma vie, le soleil de mes nuits, est terriblement bon délire, il a immédiatement improvisé une chorégraphie rythmique et sophistiquée. Il a suffi d'un élancement de bras un peu trop vif pour qu'il me casse le nez.
Ma mère a surgi auprès de nous. Pas pour me réconforter, non ! Pour gifler mon mari car le sang - rouge - qui coulait de mon nez sur ma robe - bleue - ne partirait jamais au lavage.
- Tu as déjà essayé de faire partir des taches de sang ? vociférait-elle. Ah ça non, hein ! Bien sûr que non ! Moi je sais ce que c'est ! C'est que j'ai dû en laver un paquet, des taches de sang ! Et ça ne s'en-va jamais vraiment. Ça s'incruste partout ! Dans les froufrous du tulle, dans les recoins de la dentelle, et même dans les pores de ta peau et sous les ongles... Je sais de quoi je parle, je te le garantis !
Il y a eu un moment de flottement. Les ambulanciers - ironie du sort, les deux mêmes que ce matin - sont arrivés quand les serveurs ont apporté le clou de la soirée : la pièce montée, qui avait l'aspect du haut de forme du chapelier fou.
- Encore vous ! ont-ils dit. On va finir par réserver un stationnement sur le parking au rythme où ça va.
- Oh vous savez, deux blessés en quelques heures, ce n'est pas notre record personnel, leur a répondu mon mari. Vous devriez voir à quoi ressemblent nos fêtes de Noël.
- C'est un sacré gâteau que vous avez là. Vous ne voudriez pas nous en offrir une part en guise de remerciement ?
Ma grand-mère a aussitôt tiqué.
- Vous ne seriez pas communistes, pas hasard ?
- Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
- Non parce que ce n'est pas un gâteau de PD, il a couté cher. Même s'il ne ressemble à rien, on ne le partage pas avec n'importe qui.
- Comment ça, il ne ressemble à rien ! m'exclamais-je.
- Alice au pays des merveilles, c'était débile comme thème, reconnais-le, a ajouté ma mère.
- Ah parce que c'était Alice au pays des merveilles, le thème ? a demandé un vampire.
- Et sinon, monsieur le DJ, vous faites quoi après la soirée ? minaudait la meilleure amie.
- Je vous traite de communistes si je veux, espèces de bougnoules de merde !
- Le rouge et le bleu, ça ne va pas ensemble, nom de dieu !
- Je t'emmerde !
- Je peux enlever mes canines de vampire alors ?
Et au milieu de la cohue, ce sont les triplés des Enfers qui ont finalement eu les mots qu'il fallait :
- QU'ON LEUR COUPE LA TÊTE !
Le monde a implosé autour de nous. Des fourchettes ont volé - puisqu'il n'y avait plus de couteaux - et se sont plantées aléatoirement dans des mains et des bras. Il y a eu des cris, il y a eu du sang. Ma mère a vrillé un peu plus à chaque tâche de rouge qui se mélangeait au bleu. Les vampires ont fui les lieux du crime. Ma grand-mère hurlait des insultes. Contre qui ? Allez savoir. Riri, Fifi et Loulou se sont mêlés à la bataille en donnant des coups de louche au hasard. Mon mari s'est à nouveau fait gifler. Je me suis fait gifler. Tout le monde se faisait gifler, taper, griffer. C'est seulement quand j'ai vu mon homme se saisir de notre pièce montée et la mettre sur sa tête comme s'il s'agissait d'un véritable chapeau que j'ai réalisé que notre idée initiale, à savoir célébrer notre mariage dans un Burger King, n'aurait pas été si mauvaise que ça.
Il y a eu une sonnerie de portable au loin, et j'ai ouvert les yeux en grand. Plus de cri, plus de sang, plus de coup. Le calme. Mon fiancé dormait à côté de moi. Le radio-réveil indiquait 09:38. Ce qui m'avait réveillé, c'était la sonnerie du téléphone posé sur ma table de nuit. Puisque je n'avais pas répondu, le pâtissier avait laissé un message. La pièce montée venait d'être livrée sur le lieu de réception et nous attendrait sagement dans un frigo jusqu'au soir. Nous étions le matin du mariage.
Il y a eu comme un sursaut d'effroi en moi, et j'ai secoué mon fiancé par le bras pour le réveiller. Il m'a adressé un regard plein de point d'interrogation. En apnée, je n'ai été capable de prononcer qu'une seule chose :
- Viens on se fait un BK.
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