Monstres
Un, deux, trois.
Une immense inspiration et plus rien.
Elle bloqua l’air dans ses poumons, stoppa les mouvements réguliers de son diaphragme et dressa l’oreille, attentive au moindre son. Elle pouvait entendre des rires artificiels derrière les couches de plaques de plâtre qui la séparait de la chambre de ses parents. Sûrement la télévision qui continuait de déverser ses programmes devant sa mère et son beau-père endormis à cette heure tardive.
Mais ce n’était pas ce son qu’elle guettait. Ce n’était que des parasites qui couvraient ce bruit lent et régulier qu’elle entendait sans pouvoir le localiser. Une respiration grave, lourde et quasiment imperceptible qui la glaçait jusqu’au plus profond de sa chair. Elle avait beau chercher elle n’arrivait pas à déterminer d’où la respiration provenait. Mais elle était proche, ça, elle en était parfaitement sure.
Elle remonta avec prudence sa couverture le plus haut possible sur son visage sans non plus couvrir ses yeux. Réflexe infantile qu'aujourd'hui à douze ans elle n'aurait pu avouer à personne. Et puis à qui l'aurait-elle dit de toute manière ? Cette respiration ce n'était pas la première fois qu'elle l'entendait. Ça s'enfonçait si loin dans ses souvenirs qu'elle était bien incapable de dire à quel âge elle l'avait entendue pour la première fois. Elle se souvint d'une fois, alors qu'elle devait avoir à peine cinq ans, où terrorisée elle était partie se réfugier dans le lit parental.
Son père était encore en vie à cette époque et sa mère méritait encore ce nom. Fatigués et assoupis à cette heure tardive, ils lui avaient quand même offert un abri salvateur tout en se voulant rassurants : « ma chérie, les monstres ça existe pas tu sais ? Tu as dû faire un mauvais rêve, tout simplement. » Peu importe, elle s'endormit heureuse ce soir là entre l'odeur musquée de l'after-shave de son père et celle du shampoing fruité de sa mère. Mais à douze ans, on ne peut plus retourner dans le lit parental pour se faire dorloter, surtout quand celui-ci n'a plus rien de familier ni d'accueillant et qu'un homme avait pris la place de son père.
Elle sentit brusquement une gêne immense : ses poumons réclamaient jusqu'à la douleur leur dose d'oxygène. Elle fut contrainte d'inspirer mais y procéda avec une infinie lenteur et par le nez, toujours attentive à faire le moins de bruit possible. C'est toute concentrée par cette action qu'elle l'entendit et crut sentir son cœur stopper d'un seul coup ses battements réguliers : une autre inspiration mais comme un râle. C'était la première fois que la respiration se faisait aussi sonore.
Un frisson parcourut sa peau, dressant sur chaque millimètre de son épiderme son minuscule duvet blond. Elle remonta en toute vitesse la couverture jusque sur sa tête, complètement apeurée.
Elle priait intérieurement son père, peu importe là où il pouvait bien se trouver à présent, de faire cesser ce bruit, juste quelques instants, qu'on la laisse enfin s'endormir en paix. Qu'avait-elle fait pour que la créature qui produisait ce bruit s'acharne ainsi sur elle ?
Elle était épuisée comme une gamine de douze ans ne devrait jamais l'être. Elle voulait juste que chez elle, dans sa chambre, le monde lui accorde un minimum de répit, juste la paix et le sommeil au moins quelques heures dans sa journée.
Elle tremblotait de peur sous sa couverture, passant en revue tous les gens qu'elle connaissait : qui serait susceptible de la croire ? Qui la regretterait si le monstre de sa chambre la dévorait un soir comme celui-ci en ne laissant rien derrière elle ?
Son beau-père ? Il l'avait toujours traitée comme une complication inutile depuis qu'elles avaient emménagé chez lui.
Sa mère ? Peut-être bien mais la jeune fille se disait aussi qu'elle serait bien heureuse de pouvoir se débarrasser d'elle et en même temps du souvenir douloureux de son ex-époux.
Ses camarades de classe ? Elle était soit un sujet de moqueries soit invisible à leurs yeux.
Et la psy qu'on lui avait fait voir après le décès brutal de son père ? Elle ne l'aurait certainement pas crue pour de vrai mais au moins elle l'aurait écoutée dans un silence poli. Un luxe incommensurable comparé aux autres.
Elle sentit alors un flot de sanglots qui commençait à monter de ses tripes jusque dans sa poitrine, dans sa gorge, dans ses yeux. Elle ne chercha même pas à les ravaler, à les combattre. Elle se laissa juste submerger par la tempête et se mit à déverser des torrents de larmes dans un tonnerre de reniflements.
_Allez viens me chercher sale monstre de toute manière je manquerais à personne.
Elle avait dit cela sans même chuchoter mais à voix haute. Elle ne songea pas un instant que peut-être elle parlait ainsi seule dans le vide. Elle savait que la créature était là dans sa chambre, tapie dans un coin sombre.
La respiration cessa. La gamine avait beau tendre l'oreille en fermant les yeux le plus fort possible, elle n'entendait plus rien. Elle jeta alors soudainement la couette qui la recouvrait au sol et alluma sa lampe de chevet avec défi, et ouvrit les yeux d'un coup d'un seul : elle serait bientôt adulte, il était temps d'affronter quelque chose en face dans sa vie.
Dans un coin de sa tête, elle s'attendait inconsciemment à ne rien voir en ouvrant les yeux, là, au beau milieu de la nuit, dans les neuf mètres carrés que comptait sa chambre carrée, moderne et sans superflu. Quand on vous répéte toute votre existence que les monstres ça n'existe pas ailleurs que dans votre tête, il est plus que normal que de finir par le croire.
_Oh merde !
Voilà, deux mots courts et c'est tout ce qu'elle fut capable d'articuler. La surprise fut telle qu'elle fut incapable de crier. De toute manière cela aurait-il seulement servi à quelque chose face à cet être abominable qui la contemplait et que la lumière crue de sa lampe de chevet révélait dans ses moindres détails ?
C'était un monstre. Quasiment le même qu'elle avait dessiné étant gamine, quand son père était encore en vie. Plus grand que la plupart des adultes, un mince duvet recouvrait l'intégralité de son corps et n'adoucissait en rien sa masse musculeuse et sa peau presque grise comme translucide. Il se tenait debout, sur ses pattes arrières à la manière d'un être humain mais le dos légèrement recourbé. Et ses deux immenses mains se terminaient sur des immenses griffes aussi tranchantes que des poignards.
Mais le pire dans son apparence était son visage. Ce n'était qu'une ignoble parodie de visage humain : tous les éléments attendus étaient présents mais celui qui l'avait dessiné avait oublié quelques détails comme un peu de graisse pour adoucir les traits et surtout des paupières et des lèvres. Ses yeux étaient deux billes noires sans iris et sans pupilles à un point tel que la gamine n'était même pas réellement sure de savoir si le monstre la regardait elle ou fixait le mur au dessus de son lit.
La créature resta là, debout, inerte, sans manifester la moindre once d'agressivité, attendant on ne sait quoi silencieusement. La jeune fille était presque aussi immobile, les doigts crispés dans le matelas. Ce moment dura plusieurs minutes avant que la créature ne fasse le moindre signe.
_Je ne voulais pas te faire peur, je suis désolé, dit le monstre en desserrant à peine son énorme mâchoire sans lèvres.
La voix était étrange, le ton saccadé et la prosodie maladroite. Un peu comme lorsqu'on essaie de parler dans une autre langue que la sienne. La gamine explosa alors dans un rire aigu et grotesque. La créature ne réagit pas avant de la suivre dans un rire tout aussi maladroit que sa manière de parler.
_Je crois que je dois être en train de rêver c'est pas possible... Le monstre de mon enfance qui me dit qu'il ne voulait pas me faire peur ? Ricana-t-elle sarcastique. Hé ben c'est loupé !
La créature se retourna alors et commença à se diriger avec lenteur vers sa penderie.
_Ha non ! Ça il en est hors de question ! Tu crois quoi ? Que je vais te laisser partir comme ça !
Et la gamine sauta de son lit, excédée et complètement inconsciente des griffes de dix centimètres que le monstre balançait gauchement au bout de chacune de ses mains. La créature se retourna et pour seule réponse posa l'une de ses griffes sur sa propre bouche, ou plutôt sur ses dents.
_On doit pas réveiller parents ! Dit-elle dans un ton presque suppliant, plaintif.
La jeune fille, peut-être surprise par la peur de la créature lui dit en chuchotant cette fois-ci :
_Non ! Tu n'as pas le droit de partir maintenant ! Aussi loin que je m'en souvienne j'entends ta respiration dans ma chambre et là j'en suis presque à pisser de trouille dans mon lit. Tu n'as pas le droit de partir comme ça. J'ai le droit à des explications. Pourquoi tu as attendu des années avant de venir me parler ? Pourquoi aujourd'hui ?
_Parce qu'avant, pas sur, répondit le monstre tout bas.
_Mais pas sur de quoi ?
_De bien parler, de bien me faire comprendre. J'ai du apprendre ta langue.
La situation sembla si absurde à la fillette qu'elle dut s’asseoir rapidement sur son lit. Ses jambes allaient lâcher sous le coup de l'émotion et de la surprise.
Et tout ce que le monstre trouva utile de faire pour finir de l'achever, fut de lui tendre sa couverture qu'elle avait balancé de son lit cinq minutes auparavant.
_Je crois que je suis cinglée finalement, dit-elle pour elle-même en acceptant la couverture que le monstre lui tendait avec amabilité.
Elle la reposa maladroitement au dessus de son lit et garda les yeux dans le vide, complétement épuisée par toute l'irréalité de cette situation. La créature resta là, debout face à elle, silencieuse et attentive aux moindres mouvements de la jeune fille. Son apparence effrayante dénotait avec le reste de la pièce, complètement banale pour la chambre d'une fillette de douze ans.
_Tu as un nom ? Finit par demander la gamine comme un vieux rituel.
_Oui mais trop difficile de le dire dans ta langue, répondit le monstre d'un ton calme et monocorde.
La jeune fille hocha la tête comme si elle comprenait cela, comme une évidence.
_Moi c'est Océane, se contenta-t-elle de dire.
_Oui, je le sais, c'est le premier mot que j'ai appris dans ta langue.
Océane ne sut pas très bien comment elle devait accueillir cette information. La situation était si... étrange. Elle parlait à voix haute alors que ses parents étaient endormis quelques pièces plus loin, à ce qui était quoi au juste ? Son monstre de compagnie ?
_Mais c'est vraiment toi la respiration que j'entends depuis que je suis...gamine ?
_ Depuis deux mille six cent soixante huit jours. J'ai compté. C'était la première fois que je venais dans votre monde, répondit la créature aux griffes de poignard.
_Comment ça dans notre monde ? Il y a d'autres mondes, tu veux dire ? questionna la gamine qui sentait monter en elle tout d'un coup une sensation proche du vertige.
_Au moins deux, pour les autres je suis pas sur. Je suis comme toi, je ne sais pas tout.
Océane se rassit alors confortablement dans son lit en remontant la couverture sur ses jambes nues : passée la première émotion elle commençait à avoir un peu froid. Le monstre se contenta de la regarder, toujours immobile et silencieux si l'on exceptait sa respiration toujours aussi bruyante.
Océane décida d'éteindre sa lampe de chevet. Sa chambre troqua la luminosité crue de l'ampoule led pour l'éclairage bien plus doux et chaud des réverbères de la rue. Depuis toute petite elle n'aimait pas les rideaux et autre stores. Elle avait toujours eu un peu peur du noir. Et la raison principale de cette phobie se tenait en face d'elle, placide et dépourvue de la moindre once d'agressivité. D'ailleurs, songea-t-elle, la lumière orangée des réverbères atténuait un peu ses traits monstrueux comme un voile pudique jeté sur l'absurdité de son apparence.
_Dans ton monde, tout le monde te ressemble ? Questionna la jeune fille.
On lui avait toujours reproché d'être trop curieuse, même sa psy évoquait un besoin de « tout contrôler », mais aujourd'hui elle aurait mis au défi n'importe qui de ne pas chercher à en savoir plus.
_Oui et non, répondit la créature de sa voix gutturale.
_Comment ça oui et non ? Ça peut pas être les deux à la fois.
_C'est compliqué... Un peu comme pour vous. Vous êtes tous différents et semblables à la fois. C'est pareil dans mon monde. On a tous des formes différentes mais au dedans on est pareil.
Il dit cela en pointant son immense poitrail avec une de ses griffes. Océane remarqua que leur longueur avait légèrement diminué. Peut-être juste un effet de la lumière moins violente.
_Et pourquoi tu m'espionnes moi et pas une autre gamine depuis des années ? Demanda Océane.
La créature gratta son crâne dégarni avec l'une de ses longues griffes ruminant sa réponse.
_ Hasard... Le passage pour ton monde est pas très loin, répondit la créature.
Cette phrase embrasa la curiosité de la jeune fille comme un mégot de la paille. Dès que la créature avait dit cela, elle sut qu'elle devait voir ce passage de ses propres yeux.
_Oui, mais des gamines c'est pas ce qu'il manque dans mon quartier, rétorqua Océane.
_Peut-être mais toi tu as la belle âme comme nous les monstres on aime. Ça je l'ai vu tout de suite. Ton père aussi l'avait.
_Tu as connu mon père ?
_Oui ! C'est comme une odeur. C'est pour ça qu'on sait que vous les humains vous nous voyez pas vraiment comme nous sommes. Il y a beaucoup de peur quand vous nous voyez.
La gamine était complètement captivée par cette discussion à un point tel qu'elle n'entendit pas le bruit de pas lourds traînant dans le couloir. Le monstre l'entendit.
_Il vient vers nous, chuchota-t-elle dans un murmure presqu'inaudible.
Et le monstre se leva, se précipita en toute hâte vers la porte de son placard et y disparut dans un simple bruissement de tissus. Deux secondes après la porte de la chambre s'ouvrit sur la silhouette épaisse et ensommeillée de son beau-père.
_Ben alors, tu dors pas encore toi ! Demanda-t-il avec la voix d'un homme fatigué par de longues journées de travails répétitifs.
Océane se précipita sous sa couette et lui répondit simplement.
_C'est rien, je vais me rendormir.
Mais visiblement le quarantenaire bedonnant que sa mère avait choisi pour prendre la place de son père avait envie de discuter avec sa belle-fille. Alors il prit place à l'endroit même où se tenait il y a quelques minutes le monstre caché dans son placard.
_Tu sais Océane, je sais qu'au fond t'es une bonne gamine, hein ?
_T'embête pas pour moi Michel, je vais me rendormir, tu peux aller te recoucher.
Elle n'avait vraiment pas envie que son beau-père décide que ce soir serait le moment pour ouvrir son cœur à sa belle-fille. Sa présence avait toujours eu quelque chose d'un peu gênant pour elle. Peut-être son odeur ? Elle était trop différente de celle de son père et tout dans son apparence était à l'antithèse de ce qu'avait pu être son père : il était pataud et large quand son père était gracieux et fin, blond aux yeux bleus et à la peau rousse quand son père était un brun au teint olivâtre et il ne cessait de pester contre tous les livres qui traînaient dans la chambre d'Océane quand son père lui avait appris l'importance des histoires et de ce qu'elles représentent : un contact direct sur une autre voix que la sienne. Non, elle n'avait jamais beaucoup aimé cet homme depuis qu'il était entré dans sa vie. Et surtout elle ne comprenait pas sa mère : comment une même personne pouvait-elle aimer des êtres aussi différents que Michel et son père ?
_Je... Voilà faut que je te dise un truc. Et le prends pas mal, hein ! Mais toutes tes histoires là au collège, ces histoires de harcèlements, tu sais que ça cause beaucoup de tracas à ta mère ? Tu pourrais pas faire un peu des efforts pour te faire des amis, non ? A ton âge moi j'en avais plein des amis, c'est facile de se faire des amis quand on a que douze ans et pas encore de soucis de grands, enfin d'adultes quoi.
A cet instant, Océane envia les longues griffes que portait le monstre de son placard. Elle sentait remonter en elle un acide traversant le moindre de ses vaisseaux sanguins, une rage liquide se diffusant dans chaque parcelle de sa chair. Elle aurait pu se jeter au visage de cet homme et lui hurler dessus, le gifler, le griffer, lui cracher au visage toute sa hargne et sa peine. Elle haïssait cet homme qui était en train de minimiser les insultes, les crachats, les humiliations et les coups qu'elle recevait au collège avec une régularité épuisante.
_Je veux dire, cette bande de filles qui t'emmerde, peut-être qu'elles n'oseraient pas s'en prendre à toi si tu n'était pas aussi solitaire ou... - il chercha ses mots pendant quelques pesantes secondes - étrange ?
_Ah, parce que c'est de ma faute en plus, cracha Océane en serrant son bras où un bleu causé par une de ses harceleuses lui faisait encore mal.
Son beau-père gratta sa barbe, visiblement mal à l'aise lui même.
_C'est pas ce que je veux dire. Mais tu vois c'est ça qui est fatiguant avec une gamine comme toi, on peut rien te dire sans que tu te braques ou que tu te vexes. C'est épuisant à la fin.
_Si je t'épuises t'as qu'à rien me dire alors, marmonna-t-elle alors tout doucement, indifférente à l'idée qu'il puisse l'entendre ou non.
Il se leva et se dirigea vers la porte de sa chambre. Impossible de savoir s'il avait entendu les derniers mots de la jeune fille. Il hésita sur le pas de la porte, n'en franchissant pas le seuil immédiatement.
_Écoute c'était juste pour te dire que ce serait bien que tes histoires cessent, ça ferait un peu moins de soucis pour ta mère, quoi. Alors si tu pouvait un peu y mettre du tien...
Et Océane ne répondit rien car il n'y avait rien à répondre. Il ne connaissait rien à ce qu'elle vivait et il avait toujours été persuadé qu'elle se complaisait dans cette situation. Et ce quoi qu'elle dise.
Il passa la porte, murmura un vague « bonne nuit » et partit se recoucher. Océane continuait de bouillir et se jeta férocement sur son oreiller pour le rouer de coups. Elle savait que c'était puéril mais bordel ce que ça faisait du bien de sentir ses poings se refermer et s'abattre toujours plus rapidement sur l'oreiller.
Son beau-père l'avait toujours perçue comme le témoin gênant d'une autre époque : elle était la preuve ultime que sa femme avait aimé un autre homme avant lui et peut-être avec plus de force qu'elle ne l'aimerait jamais. Peut-être aurait-il été plus tolérant avec un garçon qu'il aurait pu trainer avec lui dans ses travaux manuels ou au foot mais une gamine c'était pas la même chose pour un homme comme lui.
Il était souvent là, à la fixer avec un air désolé quand sa mère ne croisait pas son regard. Océane imaginait très bien ce qu'il pouvait penser : être avec une femme veuve pourquoi pas mais se retrouver à devoir élever la gamine de l'ex-époux défunt... Voilà qui devait le faire un peu plus chier.
Le monstre sortit sans un bruit de son placard et contempla la jeune humaine frappant avec force son oreiller.
_Brûlé, dit simplement le monstre sans plus d'explications.
_Quoi ?
Le mot avait sorti la jeune fille de sa transe colérique.
_La colère, la rage... Ça sent le brûlé.
_Et la tristesse ? Questionna Océane.
_La tristesse ça a une odeur d'eau mais pas toujours pareil. Parfois ça sent l'eau croupie, les moisissures ou parfois ça peut sentir la vase ou le sel comme la mer, lui expliqua la créature avec patience. Cet homme il te fait émettre beaucoup de colère.
_C'est mon beau-père. Le nouveau compagnon de ma mère. Un abruti qui comprend rien à rien. Un abruti complètement banal. Il comprends rien à rien mais il a un avis sur tout.
_Sur ta tristesse ? Demanda la créature.
_Oui, il croit que je cherche à faire mon intéressante. Il doit croire qu'on est tous les deux dans une compétition pour attirer l'attention de ma mère. Un crétin je te dis.
La jeune fille jeta un regard sur son réveil numérique : deux heures et demi du matin. A cette heure-là elle aurait dû être endormie depuis longtemps. Elle n'allait vraiment pas être en forme demain matin pour le collège. Et puis après tout être en forme pour quelles raisons ?
_Il croit que c'est facile de se faire des amis... Ce qu'il ne comprend pas c'est que dès qu'on commence à être la cible de harcèlement les autres nous fuient comme la peste. Comme si on était contagieux... Plus aucun de mes camarades de classe ne me regarde dans les yeux. A part la bande de filles qui m'insultent à chaque récréation bien entendu.
La créature tourna la tête vers elle avec un sourire doux aux coins des lèvres.
_Il a tort. Personne ne pourrais vouloir ça, approuva le monstre du placard.
La créature posa sur ses épaules son bras gauche massif. C'était surprenant mais Océane ne trouva pas ce contact physique répugnant mais presque tendre.
_Et pourquoi je ferais ça ? Pour attirer l'attention de ma mère ? S’énerva-t-elle les larmes aux yeux. Ma mère, depuis le jour où mon père est décédé, s'est oubliée dans son travail. Je sais pas si je dois lui en vouloir ou non. Je crois qu'au fond je ne lui en ai jamais réellement voulu. On avait chacune notre chagrin à gérer. J'aurais juste préféré qu'on fasse ça ensemble. C'est tout.
_Comment ton père est-il parti ? Questionna la créature.
_Tu ne le sais pas déjà ? Depuis les années que tu nous observes en cachette ?
_Je ne peux venir dans ton monde que la nuit. La nuit vous n'êtes pas toujours aussi bavards, expliqua-t-il.
_Oui, peut-être. Il est mort bêtement. Un soir il rentrait du travail et a eu un accident de la route. Sa voiture a fini dans un arbre, sur cette route de forêt qu'il empruntait quotidiennement depuis plus de dix ans. Il faisait ce trajet avant même ma naissance tu te rends compte ? Et là, on ne sait pas pourquoi, un soir alors qu'il ne pleuvait pas, qu'il ne neigeait pas, sa voiture a fini dans un chêne au bord de la route. Il n'y a eu aucun témoin de la scène, on ne sait même pas s'il a essayé d'éviter un chauffard ou un animal qui traverse la route soudainement. J'ai même surpris une discussion de ma mère avec mes grands-parents : à l'autopsie ils n'ont même pas vu quoi que ce soit qui explique qu'il aie perdu la maîtrise de son véhicule.
Océane marqua une pause dans son récit et son regard se perdit pendant quelques instants dans la rue qu'elle discernait par sa fenêtre. Un simple souvenir d'elle et son père rentrant à la maison tard le soir de la foire annuelle de sa ville. Elle avait une barbe à papa dans une main et une peluche que son père lui avait gagnée au jeu des carabines. Il avait refusé qu'elle prenne un poisson rouge parce qu'une vie dans un bocal « c'est vraiment pas la joie ». Ils étaient rentrés tard après le feu d'artifice qui clôturait les festivités et elle avait encore des lumières plein les yeux. La vie pouvait être belle quand on avait six ans.
_Tout ce dont je suis parfaitement sûre c'est que le matin il m'a souhaité bonne journée avec un bisou sur le front et que le soir il m'avait quittée pour toujours, conclut-elle tout simplement. Je ne sais pas lequel de mes parents a proposé à l'autre de fonder une famille mais je sais que c'est mon père que ça comblait le plus. Vous avez des parents dans ton monde ?
_Oui et non encore une fois. Le mot n'a pas le même sens pour nos semblables : on naît dans des œufs sans savoir qui les a pondus. Pas comme les oiseaux mais plus comme les tortues. Nos parents ne s'occupent pas de nous mais ça ne nous rend pas tristes.
Océane pouffa.
_Tortue ? C'est rigolo, ça pourrait bien t'aller comme nom, tu ne trouves pas ?
Le monstre afficha une moue songeuse avant de répondre à la minuscule humaine qui se tenait à sa droite :
_Tortue ? Oui ça pourrait me plaire. Oui j'aime bien, même si je n'ai pas de carapace.
La jeune fille eut alors une idée.
_Mais comment tu sais ce que c'est une tortue si tu viens d'un autre monde ? Il y en a aussi dans ton monde ? Il y a des animaux ?
_Oui mais pas pareils que les vôtres. Non je sais ce que je sais de ton monde grâce à tes livres. J'aime bien lire tes livres, j'ai appris à lire ta langue avec tes livres. Ceux quand tu étais petite étaient bien faits pour commencer avec toutes ces images.
_C'est un peu triste pour moi mais ce qui se rapproche dans ma vie le plus d'un ami c'est toi : un monstre qui se cache dans mon placard depuis tellement longtemps que je suis pas sûre de m'en souvenir...
_Les autres humains sont bêtes de ne pas voir que tu es quelqu'un de passionnant. Moi je le sais. J'ai vu tes dessins, lu tes livres, regardé tes photos.
Océane eut envie de répondre par un simple merci mais sa gorge s'était nouée avec trop d'intensité. Même sa psy, quand elle essayait de se montrer compatissante avec elle n'avait pas réussi à faire tant de bien à son égo. Et pourtant c'était l'être humain qui se montrait la plus sympathique avec elle.
_Je... enfin... parfois je ne sais plus vraiment pourquoi je me lève chaque jour... A mon âge on a tous des rêves normalement. Des rêves un peu stupides, des rêves de n'importe quoi, complètement dingues et exagérés. Mais moi je ne rêve de rien d'extraordinaire. Quand au collège la bande de filles qui me maltraite m'attrape je m'enfuis dans ma tête. Ça peut paraître un peu fou mais dans ma tête il y a un petit appartement, même pas immense, ni rempli de choses fabuleuses, mais un petit lieu à moi, un endroit que je peux fermer à clefs et où je peux enfin être tranquille. Ce chez moi je le connais par cœur. Je te jure Tortue, je pourrais te faire le plan là tout de suite et te dire où je range mes cuillères à café. Tu dois me prendre pour une folle...
Tortue fixa sur elle ses deux yeux verts immenses. Depuis quand avaient-ils changé de couleurs ? _Pas du tout. Je me dis juste que mon monde manque de gens comme toi.
_De gens comme moi ?
_Oui, les miens manquent cruellement d'imagination, ajouta Tortue.
_Peut-être que toute cette nuit est aussi peu réelle que mon chez moi, chuchota-t-elle. Regarde toi : tu n'es plus le même que tout à l'heure.
_C'est normal : nommer les gens et les choses les rend plus familières. Les ténèbres de la nuit sont moins épaisses quand on leur donne un nom.
_Oui c'est ça et avant que le soleil se lève tu vas te recouvrir d'une carapace et tu vas m'emmener dans ton royaume fabuleux sur un arc en ciel. C'est les gens de mon collège qui doivent avoir raison : je suis une cinglée...
_Ils ont complètement tort : tu n'es pas une cinglée. Et je te promets que je suis aussi réel que toi. Tu me vois juste différemment mais est-ce diffèrent des autres humains ? Ne changez-vous pas de formes lorsque vous apprenez à vous connaître ?
_Oui enfin c'est plus imagé qu'autre chose, répliqua Océane.
_Les images aident à comprendre le monde plus facilement. Elles ne sont pas sans liens avec le monde.
Dans la rue, on pouvait voir un promeneur solitaire qui sans doute rentrait chez lui. Combien de fois s'était-elle imaginé être l'un d'eux : attendre que la nuit tombe et que sa mère et son beau-père s'endorment pour prendre ses affaires et partir d'ici, recommencer quelque chose d'autre ailleurs. Mais elle n'était qu'une gamine d'une douzaine d'années : pour elle, il n'y aurait aucun ailleurs à l'extérieur.
_A quoi penses-tu ? demanda Tortue.
_Que j'aimerais bien me barrer parfois. Peut-être que ce petit appartement que je pourrais fermer à clefs et où je serais enfin tranquille existe quelque part, là dans la nuit, qu'il suffit que je sorte pour le chercher. Elle marqua une pause avant d'ajouter : tu peux garder un secret ? Tortue acquiesça d'un simple balancement de la tête.
_Un soir où je me suis prise la tête avec ma mère et mon beau-père parce que mon professeur principal voulait les rencontrer pour parler de « mes problèmes d'intégration » je suis allée me coucher sans manger et sous le coup la colère, j'ai... Enfin je me suis préparé un sac.
Tortue la regarda avec interrogation, attendant la suite. Il ne semblait pas comprendre où la petite voulait en venir.
_Oui, tu sais un sac avec mes affaire, un peu d'argent, quelques objets qui me tiennent à cœur, des paquets de gâteaux... Enfin bref, pleins de trucs utiles pour m'en aller. Pour partir d'ici quand je serais prête.
Tortue écarquilla les yeux.
_Je comprends, j'ai lu un mot pour dire ça dans un de tes livres ; on appelle ça fuguer je crois.
_Non, pas ce mot je le déteste. On dirait une adolescente qui fait sa crise parce que ses parents lui ont pas offert le dernier iphone. Non je ne connais pas de mots qui conviennent mais fuguer c'est pas le bon. Peut-être chercher une nouvelle vie... Je ne suis pas sure.
_Mais pourquoi es-tu toujours là ? Tu sens tellement fort la tristesse pourtant, interrogea Tortue.
_Parce que je suis une cinglée réaliste : je ferais quoi dehors une fois toute seule ? Dans le meilleur des cas les flics me ramènent chez moi avant la fin de la semaine ou je crève la dalle et de froid. Et dans le pire des cas... Le monde n'est déjà pas très tendre avec moi aujourd'hui alors seule dans la rue... J'ai pas vraiment envie de l'imaginer.
_Tu n'aurais pas ce genre de problèmes dans mon monde, murmura simplement Tortue.
Océane se tourna vers Tortue et le contempla, surprise par cette proposition. Il y avait quelque chose de pataud et doux dans son allure : des griffes épaisses et non pointues, la peau recouverte d'écailles vertes et luisantes, une bouche se terminant sur une sorte de bec et surtout deux yeux émeraudes dissimulés sous d'épaisses paupières recourbées.
_Je pourrais venir dans ton monde ? Enfin je suis juste une gamine, je ne peux pas vivre parmi des êtres comme toi !
_Ça, ça ne tient qu'à toi en réalité, répondit mystérieusement Tortue.
Et en silence il la prit par la main et la guida jusque devant son placard qu'il ouvrit avec délicatesse pour ne pas faire grincer les gonds. Elle ne voyait qu'un bazar sans nom : des fringues, des chaussures, des livres de cours et des jeux qui s'accumulaient dans un chaos sans nom et à l'arrière de la porte de son placard un miroir faisant sa taille.
_C'est ça le passage sur ton monde mystérieux ? Je vois rien d'autre que mon placard. À se demander comment tu arrives à te tenir dedans d'ailleurs. Il secoua la tête horizontalement un peu contrarié.
_Tu as plus d'imagination que ça, je le sais. Regarde mieux, regarde comme quand tu imagine ce chez toi où tu serais enfin heureuse. Et Océane essaya alors vraiment avec toute la volonté du monde mais ne vit rien d'autre qu'une accumulation de bazar dans son placard. Mais quelque chose d'autre finit par attirer son attention : dans le reflet du miroir elle pouvait voir une autre créature dans sa chambre.
Plus petite que Tortue, la créature se tenait à sa gauche immobile. Elle avait des yeux jaunes immenses comme ceux d'une chouette et son corps était recouvert de plumes sombres aux reflets bleutés. Sa silhouette agile semblait bien frêle par rapport à Tortue mais ses membres se terminant sur des serres acérées ôteraient toute envie à quiconque de l'ennuyer.
_Qu'est-ce que ?
Océane se retourna et balaya du regard, apeurée, toute sa chambre. Mais il n'y avait aucune trace d'un autre monstre que Tortue. Elle s'avança alors vers le miroir. La créature aux yeux jaunes fit de même, tout aussi suspicieuse qu'elle. Elle avait l'air effrayée. Océane s'approcha tout doucement du miroir et posa sa main sur le miroir. Sa surface au lieu d'être froide et lisse était chaude et humide comme de l'eau tiède. Mais le plus étrange était que la créature aux yeux jaunes avait fait de même.
Les jambes de la jeune fille lâchèrent sous la surprise et elle se retrouva à genou, sans voix devant le reflet que lui offrait son miroir : elle était la créature aux yeux jaunes.
_Tu ne dois pas avoir peur, commença Tortue. C'est comme ça que je te vois et c'est comme cela que tous mes semblables te verront une fois le passage franchi.
Océane regarda ses mains : elles étaient pâles dans la faible lumière de sa chambre mais elles étaient tout ce qu'il y avait de plus humaines avec cinq doigts sur chacune , des paumes tendres et des ongles minces. Rien à voir avec les griffes de la créature aux yeux jaunes.
_Je dois te dire une chose : si tu viens avec moi, il n'y aura pas de retour possible. Il n'y a jamais qu'un ici et un maintenant pour chacun d'entre nous.
_Je peux prendre mes affaires? Demanda-t-elle.
_Si tu le souhaites pas de problèmes. Elle ne te serviront à rien dans mon monde mais si cela peut te rassurer je n'y vois aucun inconvénient.
Océane chercha alors le vieux sac qu'elle avait dissimulé sous son lit : c'était un sac à dos kaki abîmé par les années où son père l'avait traînée dans nombre de ses voyages. Elle l'ouvrit et vérifia bien que tout y était et surtout le plus important : une photo d'elle souriant la bouche ouverte sur un sourire où les deux incisives de devant manquaient avec son père qui tenait avec joie son épouse par la taille et sa fille par la main. Le sourire de son père avait toujours eu le don de la mettre en joie. Mais aujourd'hui tout ce qu'il en restait n'était qu'une impression lumineuse sur du papier glacé. Elle la remit dans le sac qu'elle enfila sur son dos et se tourna vers Tortue.
_Allons-y, je te suis.
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