Ressources humaines
Petunia Maxwell se prit d’une vive détestation à l’égard de Mary Radcliffe dès sa présentation par M. Robertson aux employés de l’International Import-Export Company. Le président affectait un air de triomphe personnel, tel Pygmalion propulsant Galathée au firmament du monde de l’entreprise. Il rayonnait, Mary Radcliffe minaudait. Petunia devina sur le champ que tous deux se connaissaient bibliquement. Elle eut honte pour l’I.I.E.C. M. Robertson était marié, père de famille et de sa respectabilité dépendait celle de la compagnie. Qu’il commette l’adultère en son sein, qu’il y accorde à sa maîtresse une place importante, était une faute grave que Petunia décida de punir. Elle travaillait à l’I.I.E.C. depuis près de vingt ans et lui était entièrement dévouée. Secrétaire modèle, dotée d’une moralité au-dessus de tout soupçon, elle était toute désignée pour réaliser ce nécessaire projet. Dieu guiderait sa main et sa pensée, la prière serait la source de son réconfort et de son inspiration. Malheur à Mary Radcliffe, une place spéciale l’attendait en Enfer où elle brûlerait pour l’éternité.
Mary Radcliffe avait été engagée à l’I.I.E.C. au titre de responsable des ressources humaines, une décision de M. Robertson, obsédé par les nouvelles théories relatives au management. Tout avait commencé l’an dernier quand il avait assisté à une convention sur le sujet. Il en était revenu la tête remplie de préceptes managériaux. Il avait procédé à des modernisations au sein de l’I.I.E.C. que Petunia avait trouvées malvenues, inutiles, voire puériles. Elle avait partagé son opinion en aparté avec ses collègues. M. Robertson n’appréciant guère la contradiction, elle n’avait pas perdu de temps à discuter avec lui : elle avait instillé le doute dans l’esprit des autres employés. Grâce à ses efforts, les réformes de M. Robertson s’étaient avéré des demi-succès. Le président de l’I.I.E.C. était cependant un dirigeant paternaliste, un homme entêté, convaincu de son bon droit et de sa supériorité intellectuelle, qui n’entendait pas facilement raison.
Ses velléités modernistes se heurtant à l’incompréhension et l’indifférence, plutôt que de perdre la face en y renonçant, il persévéra. Il voulut briser frontalement les obstacles mentaux et comportementaux que dressaient ses subordonnés sur sa route. Sa solution ultime consista donc en l’embauche d’une responsable des ressources humaines. Celle-ci serait chargée de gérer au mieux les carrières et les humeurs des employés, tout en innovant et mettant fin aux pratiques désuètes. Ce bonheur d’entreprise en bouteille, ce rêve de modernité s’incarna en la personne de Mary Radcliffe. Qu’une femme puisse croire en pareilles bêtises stupéfia Petunia. Ce fut à ses yeux une preuve supplémentaire de la dangerosité du féminisme, ces luttes méprisables pour renverser un ordre séculaire établi par le Seigneur, en réalité la première marche vers la décadence et l’établissement sur Terre du royaume du Malin, sa Babylone moderne. Petunia se représenta dès lors Mary Radcliffe en Baphomet revêtu d’un tailleur rose.
La première mesure de la nouvelle responsable fut d’instaurer des vendredis détendus. Elle encouragea les employés à venir dans des tenues moins formelles, à prendre le petit-déjeuner ensemble, puis à terminer la journée une heure plus tôt et à socialiser autour d’un bar improvisé. Petunia ignora ces instructions. Elle s’habilla et se coiffa à son accoutumée, arriva à huit heures précises, se mit au travail sur le champ et ne s’interrompit qu’à dix-sept heures. Ses collègues masculins cédèrent honteusement à l’attrait de la nouveauté et se comportèrent comme des collégiens en sortie. M. Robertson semblait aux anges. Mary Radcliffe triomphait, sans modestie aucune. Petunia, indignée, rallia à sa cause plusieurs consœurs de son âge. Elle insuffla en elles du dégoût, soulignant que dans les autres entreprises, le personnel gardait sa dignité toute la semaine. À force de réitérer ses arguments, leur mépris se transféra de l’événement à son organisatrice. Mary Radcliffe repéra assez vite les réfractaires à ces vendredis. Elle en prit plusieurs à part, dont Petunia, et leur en expliqua les enjeux, à grand renfort de raisonnements psychologiques. Petunia trouva qu’elle s’exprimait à la façon de ces revues qui traînaient dans les salles d’attente des médecins. Elle la laissa développer ses explications, avant de contre-attaquer. Elle souligna à quel point la distribution et la consommation d’alcool heurtaient ses convictions. La religion étant un argument difficile à contourner, Mary Radcliffe céda. Le vendredi suivant, le bar ne servit plus que des jus de fruits et des sodas. La fête tourna court, l’initiative perdit son souffle initial et les autres employés, entre désapprobatrices et déçus, laissèrent mourir à petit feu les vendredis détendus. Mary Radcliffe en fut atteinte, le fit savoir et fournit à Petunia de nouvelles armes, car elle avait décelé en la jeune femme la crainte de déplaire, ainsi qu’une profonde insécurité.
Ayant saboté cette première initiative, Petunia se lança ensuite dans une campagne de rumeurs, attaquant avec méthode chaque aspect de la personnalité et du travail de la responsable. Elle prit soin de ne jamais laisser aucune trace écrite. Sournoisement, elle énonçait des contre-vérités en aparté. Ses collègues, qui avaient d’elle l’image d’une dame pieuse et honnête, les répétèrent, les propagèrent jusqu’à ce qu’elles acquièrent le statut de vérités. Ils crurent que Mary Radcliffe souffrait d’alopécie, que sa mère était internée en hôpital psychiatrique ou encore qu’elle n’avait jamais terminé ses études de psychologie. Petunia insista évidemment sur sa proximité avec M. Robertson, sous-entendit qu’ils étaient amants. Ils perdirent ainsi une grande partie du respect qui leur était dû. Bientôt, l’ambiance dans les bureaux périclita, la discipline se relâcha. M. Robertson arborait une mine contrariée. Mary Radcliffe rabattait de sa superbe. Tous deux semblaient comme habités par le doute. Une disharmonie apparut dans leurs échanges.
La responsable repartit à l’attaque. Elle fit installer des espaces de détente, pourvus de tables de ping-pong, réaménageant au passage tous les offices et lieux communs. Elle encouragea publiquement les employés à partager des moments de loisir et d’amusement ensemble, à créer du lien entre eux, à forger une image plus familiale de leur entreprise. Chaque fois que ses collègues s’adonnaient à ces jeux, Petunia leur faisait remarquer qu’ils avaient de la chance de pouvoir interrompre ainsi leur travail, que sans doute leur charge professionnelle n’était pas aussi forte que pensé, que s’amuser durant ses heures de bureau était un privilège non octroyé à tous. L’engouement retomba rapidement. Tous désertèrent ces lieux récréatifs, par crainte d’offrir l’image de fainéants, qui négligeaient leurs dossiers et manquaient d’ambition. Tables et fauteuils prirent la poussière. Face à ses échecs répétés, Mary Radcliffe se raidit dans son ton et ses paroles, se tint sur la défensive. M. Robertson dissimulait à peine sa déception à son égard. Elle se trouva sous pression, dans l’obligation de réaliser les promesses investies en elle. Une épée de Damoclès flottait sur sa tête, creusant ses traits, jaunissant sa peau, asséchant ses mains et ses manières. Pour l’achever, Petunia recourut à une nouvelle rumeur, une rumeur en deux temps.
Tout d’abord, elle affirma que Mary Radcliffe avait postulé auprès d’une autre entreprise, pour les mêmes fonctions, mais avec des conditions plus avantageuses. L’information se répandit comme une traînée de poudre. Certains furent soulagés de la savoir sur le départ, d’autres la jalousèrent plus encore de bénéficier d’opportunités professionnelles supérieures aux leurs. Tous cessèrent de l’écouter, convaincus qu’elle se désintéressait de son poste actuel. Elle eut beau multiplier les communications, les avis, les réunions, sa voix ne portait plus. Elle se crispa et à quelques reprises, ses nerfs la lâchèrent. Elle entra en colère, réprimandant des travailleurs, détruisant son peu d’autorité restante. Les employés la trouvèrent instable, incapable de se maîtriser. Plusieurs responsables de bureau se mirent à l’éviter, de crainte d’être associés à son action et surtout, à ses velléités de départ. Elle se retrouva complètement isolée. La politesse à son égard diminua au point de frôler le manque de respect. Les collaborateurs la saluaient à peine, ne lui adressaient la parole que forcés et contraints. Petunia porta alors l’estocade. Elle raisonna sur cette rumeur colportée. Soit elle était vraie, ce qui signifiait que Mary Radcliffe souhaitait quitter son poste, car elle ne se plaisait pas à l’I.I.E.C., mais qu’elle n’y était pas parvenue, jugée sans doute trop peu qualifiée par l’entreprise auprès de laquelle elle avait postulé. Soit la rumeur était fausse, ce qui signifiait que Mary Radcliffe avait perdu tout respect dans la compagnie et que les employés se liguaient contre elle, propageant des mensonges sans cesse plus grossiers à son endroit pour la décrédibiliser. Elle fit mouche, l’image de la responsable ne s’en releva pas.
Le personnel se détourna ostensiblement d’elle et ignora ses recommandations. Pire, certains lui répondaient et refusaient de lui obéir. M. Robertson avait péché par angélisme : il avait omis de fournir à Mary Radcliffe des moyens coercitifs pour faire appliquer ses décisions. Elle ne disposait ainsi d’aucun pouvoir de sanction. Tout reposait sur la puissance performative de sa parole et la conviction collective qu’elle dirigeait la compagnie vers un meilleur ailleurs. Or, elle avait perdu ces deux ressources. Elle en était réduite à l’autoritarisme, délétère et contre-productif. Elle se mit à s’absenter avec une régularité croissante. Petunia persifla sur sa santé défaillante et son incapacité à remplir ses fonctions. Elle glosa sur les tares héritées de sa mère. Les employés jetèrent des regards hostiles et méfiants à la responsable. Lorsqu’elle faisait acte de présence, elle demeurait enfermée dans son bureau, ne communiquant plus qu’avec sa secrétaire et remplaçant ses prises de parole publiques par des notes punaisées aux valves, qui étaient arrachées, puis jetées à la poubelle par des mains invisibles. Elle joua alors une ultime carte, en voulant instaurer un journal d’entreprise, publication hebdomadaire qui aurait mêlé informations professionnelles et personnelles, suggestions et ordres de service, reportages internes et petites annonces. Petunia se répandit en fielleux commentaires sur ses ambitions manquées de journaliste et d’auteur. De son côté, Mary Radcliffe sollicita chaque employé pour une contribution individuelle. Petunia lui répondit qu’elle en serait ravie. Quand Mary revint à la charge, elle lui présenta ses excuses et prétexta un surcroît de travail trop importante. Elle lui promit un article pour le second numéro, convaincue que le premier ne verrait pas le jour.
Le projet stagna, faute de participants. Mary Radcliffe, dans un ultime sursaut, entreprit alors de rédiger dans son entièreté l’exemplaire inaugural. Elle y consacra l’énergie du désespoir, sacrifiant ses matinées et ses soirées, première arrivée, dernière partie. Elle n’était plus que le fantôme d’elle-même : maigre, échevelée, les yeux rougis et cernés, la peau parcheminée. Elle boucla ses épreuves et fit imprimer le journal, puis le distribua personnellement à chaque employé. Petunia fut impressionnée à part elle : le résultat s’avérait réussi, plaisant et non dépourvu d’intérêt. Mary Radcliffe y passait allégrement d’un article léger sur le pique-nique à une analyse pertinente des ressources humaines. Ses conseils auraient touché leur cible, si celle-ci n’était désormais hors de portée. Sa disgrâce avait atteint un point tel que les employés jetèrent la publication dans leur corbeille sans même la lire. Dès lors, Mary Radcliffe était perdue. Petunia la vit pour la dernière fois un vendredi soir. Elle était prostrée sur sa chaise et semblait attendre une condamnation quelconque. Quand les salariés revinrent, le lundi matin, son bureau était vide, son nom ôté de la porte. Toute trace de sa présence avait disparu, à croire qu’elle n’avait jamais existé en ces lieux. M. Robertson les convoqua et leur annonça que la responsable avait quitté l’entreprise et qu’elle ne serait pas remplacée. Petunia exulta intérieurement. Sa victoire était absolue, totale. Elle eut confirmation par la suite, que la rupture avait été violente. Selon la secrétaire de M. Robertson, leur dernière entrevue, le fameux vendredi soir, avait pris la forme d’un règlement de compte. Mary Radcliffe, transformée en furie, avait vociféré et proféré nombre d’insultes dégradantes à l’égard de M. Robertson. Le président était monté sur ses grands chevaux et l’avait congédiée avec une brutalité inattendue chez lui. Petunia jugea qu’ils étaient bien punis tous les deux et gagea qu’ils ne se reverraient pas avant longtemps. Sur ce point, elle se trompait.
La conclusion de cette sombre histoire s’étala partiellement dans la presse. Aveuglée par la déception et le ressentiment, Mary Radcliffe fit un esclandre au domicile de M. Robertson, lors d’une garden-party. Devant sa femme, ses enfants, ses voisins et ses invités, elle révéla leur liaison et le pot aux roses de son engagement à l’I.I.E.C.. Elle fit ensuite une abominable crise de nerfs, causant de grands dommages matériels à la propriété des Robertson au volant de sa voiture. Elle fut arrêtée par la police et conduite en hôpital psychiatrique pour un long séjour. Le mariage de M. Robertson fut brisé net. Sa femme demanda le divorce et obtint la garde de leurs enfants, la possession de leur maison, ainsi qu’une large pension alimentaire. La crédibilité de M. Robertson fut ruinée sur le plan professionnel. Les actionnaires de l’I.I.E.C. le contraignirent à la démission. Il avait dès lors tout perdu. Il déménagea dans un petit appartement, où ses voisins le retrouvèrent un matin, dans sa salle de bains, pendu au radiateur. La compagnie envoya une gerbe à son enterrement et plusieurs chefs de service firent le déplacement. Petunia se contenta d’afficher une mine contrite. Quelques jours plus tard, elle se rendit sur sa tombe. Les couronnes avaient fané, les fleurs s’éparpillaient au gré du vent. Elle pria pour le repos de l’âme de M. Robertson, tout en doutant que cela lui fût accordé. Elle n’éprouvait au fond d’elle ni remords ni regret. Elle n’avait été dans cette histoire que la main de Dieu miséricordieux. Puisse-t-Il à présent pardonner à ces pécheurs.
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