Chapitre 2 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 2è mois du printemps, Vasilias, Terres de l’Ouest.
Les premiers rayons du soleil avaient fait leur apparition lorsque j’ouvris les yeux. Il me fallut un moment pour me rappeler où j’étais. Des ronflements m’avaient réveillé. Avec un grognement, je me tournai dans le lit en maudissant l’épaisseur infime des murs. Quelques secondes plus tard, je compris que les ronflements venaient de la pièce où je me trouvais.
Je bondis aussitôt hors de mon lit, le cœur battant. Quelques secondes furent nécessaires pour que mes yeux s’habituèrent à la lumière du petit matin. Une fois ma vision plus claire, j’observai le deuxième couchage, occupé par une silhouette menue. C’était cette silhouette menue qui émettait les ronflements coupables de mon réveil.
La fille d’hier. Alice. La princesse de l’Ouest.
— Pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? marmonnai-je en me passant une main sur le visage. Quel crétin !
Quelle mouche m’avait piqué pour que j’aidasse cette princesse à fuir ? Pour rater mon bateau, me laissant obligé d’attendre quatre mois à Vasilias. Pour échafauder un plan dont l’objectif était de l’aider à être plus discrète dans la rue. Pour dormir avec elle dans une auberge.
Inspire un bon coup, mon vieux, m’ordonnai-je mentalement. Malgré tout, le fait qu’Alice m’accompagnât hier soir sans rechigner me troublait. Qui, de nos jours, dormait dans la même pièce qu’un illustre inconnu en lui faisant totalement confiance ? Je devais vérifier quelque chose.
Je récupérai, dans un mini fourreau accroché à la ceinture que j’avais abandonnée hier pour être plus à l’aise, un couteau. À pas légers, je m’approchai d’Alice puis me penchai au-dessus d’elle. Des cheveux lui tombaient sur la joue. Son visage, maintenant apaisé par le sommeil, avait quelque chose d’encore enfantin. J’observai ses longs cils noirs puis vint poser contre son cou pâle la lame de mon arme.
— Parle et je te tranche la gorge ! criai-je alors pour la réveiller.
Le résultat fut immédiat : elle ouvrit grand les yeux et resta immobile en sentant le fil de la lame contre sa glotte. Malgré les draps qui la recouvraient, je la vis se crisper et, lentement, elle leva les yeux vers moi. Aussitôt, incompréhension, douleur, honte et colère s’y succédèrent.
Comme elle ouvrait la bouche, j’appuyai plus fort mon couteau contre sa peau fine et elle pâlit en grimaçant de douleur.
— Je t’ai dit de la fermer, la rabrouai-je d’une voix sèche. À présent, princesse, je vais te dépouiller de tous tes biens, profiter de toi et te tuer avant de te balancer à la mer.
Je m’attendais à ce qu’elle blêmît un peu plus et se mît à pleurer, à paniquer ou à geindre. Au lieu de quoi, ses traits se durcirent, lui donnant aussitôt l’apparence d’une reine et non plus d’une princesse. Elle s’agita légèrement sous la couverture.
Sans douceur, je l’attrapai par les cheveux en diminuant légèrement la pression de ma lame contre son cou pour ne pas la blesser.
— Qu’est-ce que je t’ai dit, la prin…
Je bondis en arrière au moment où elle me lançait une décharge électrique. Malheureusement, je ne fus pas assez rapide et ma main droite retomba inerte, inutilisable et secouée de spasmes légers, contre mon flanc. Le couteau à présent au sol, il ne me restait que ma main gauche et mes sabres hors de portée.
Alice, quant à elle, glissa une main dans son dos pour en sortir une lame simple d’une vingtaine de centimètres. La poignée était un manche entouré de lanières de cuir. Pas de garde.
La brandissant devant elle, Alice se mit en position d’attaque en descendant du lit.
— Espèce de salaud, cracha-t-elle, les yeux embués, en s’avançant vers moi. Je t’ai fait confiance.
— C’est bien ton problème, rétorquai-je en reculant lentement. Tu t’es laissé amadouer. Il m’a juste fallu un joli sourire et tu tombais au piège. (J’agitai la main avec mépris.) Espèce d’idiote. Toujours là à vouloir sauver le monde. Regarde où ça t’a menée ! Tu vas mourir ici même dans cette chambre misérable.
— Jamais ! hurla-t-elle en se jetant alors sur moi.
Je ne doutais pas qu’elle s’était entraînée avec cette lame. Qu’on lui avait appris à se défendre. Cependant, sa colère et son amertume étaient telles qu’elle avait perdu tous ses moyens. Encore quelque chose à rectifier.
Je n’eus aucun mal à éviter sa lame en avançant mon pied sur son chemin. Nos chevilles se mêlèrent et elle s’écroula sans douceur sur le sol de la chambre. Elle se retourna aussitôt, sa lame pointée vers moi, sa poitrine soulevée par une respiration saccadée. Ses yeux violets étaient grands ouverts et ses cheveux formaient une auréole sombre autour de sa tête.
— Je me trancherais la gorge plutôt que de te laisser abuser de moi et me tuer.
Je la fixai encore quelques secondes, le visage fermé, puis j’éclatai d’un rire sonore.
Elle resta perplexe puis fronça les sourcils.
— Je suis sérieuse.
— Je vois ça, Alice, soufflai-je en lui tournant le dos pour aller récupérer la ceinture de mon pantalon. Allez, je vois bien que tu n’es pas sotte au point de te laisser faire. C’est simplement ce que je voulais savoir. Prépare-toi, nous partons.
Son souffle était le seul bruit derrière mois tandis que je passais l’accessoire entre les passants de mon bas. Finalement, je l’entendis se relever. Et, comme je l’avais prévu, elle bondit vers moi.
Me contentant de faire un pas en arrière, je l’évitai et elle se rattrapa au bord de mon lit avant de sauter de nouveau dans ma direction. Sa lame me frôla, mais ne me toucha pas.
— Sois plus précise ! m’exclamai-je en évitant un nouveau coup. Tu te précipites trop. Regarde le résultat : tu t’essouffles et tu me rates à chaque fois.
— Salaud, tais-toi ! Je vais te tuer !
— Dépêche-toi alors, je commence à m’ennuyer, déclarai-je en étouffant un bâillement factice.
Quelques minutes plus tard, nous en étions au même point : Alice se tenait face à moi, sa lame courte à la main, en nage, et je la fixais avec amusement. J’avais eu le temps d’enfiler ma seconde-peau – un vêtement typique de Chasseur en tissu spécial – ainsi que le protège-corps en cuir de loup que je portais par-dessus.
Au moment où elle bondissait vers moi dans une énième tentative désespérée, je lui agrippai les poignets, la désarmant au passage.
— Alice, ça suffit, maintenant.
Surprise par la douceur de ma voix, elle resta muette à me dévisager sans savoir quoi faire. Au moment où je sentais qu’elle allait se débattre, je me penchai un peu plus vers elle, plongeant mon regard dans le sien.
— Alice, regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air de mentir ?
— Tu… commença-t-elle d’une voix essoufflée. Tu… m’as… trahie.
— Non, soupirai-je en secouant la tête. C’était un test. (Je la relâchai puis levai les mains au-dessus de ma tête.) Je ne te veux aucun mal. Et, si tu ne me crois pas, tu peux me trancher la gorge ici-même. Je ne me défendrai pas.
Enfin, je me contenterais de te désarmer.
Elle bondit hors de ma portée en ramassant son arme au passage. Et me mit en joue aussitôt. Devant son air courroucé, je me préparai tout de même à me défendre. Je n’avais pas très envie de périr de la main maladroite d’une princesse.
— Pourquoi ? cracha-t-elle avec colère.
— Pour savoir si tu méritais l’aide que je t’apporte.
— Tu… ne mens pas ?
— J’en ai l’air ? lâchai-je d’un air désinvolte.
Elle scruta mes yeux encore quelques secondes, à la recherche de je-ne-sais-quoi, puis laissa tomber ses bras le long de ses flancs.
— Par les Dieux, j’ai vraiment cru que je m’étais faite avoir.
— C’est ce qui aurait pu se passer, lui dis-je en allant enfiler mon manteau. Tu as de la chance d’être tombée sur moi. Sois plus prudente, Alice. Les gens que tu croiseras à l’avenir ne seront pas aussi bien intentionnés que moi.
Intimidée par mon ton sec et par mes paroles, elle baissa le nez.
— Néanmoins, tu as le mérite de savoir à peu près te défendre.
— Tu parles, murmura-t-elle en se laissant choir sur le bord de son lit. Je n’ai même pas réussi à te toucher.
Je m’esclaffai à moitié en m’agenouillant pour lacer mes chaussures épaisses.
— Je suis difficile à atteindre, c’est pour ça.
— Tu es bon combattant ? s’enquit Alice en s’emparant de sa cape de voyage.
— On peut dire ça ainsi.
Une fois mes chaussures lacées, je m’aspergeai le visage d’un peu d’eau, passai une main dans mes cheveux en bataille et enfilai mon manteau. Mes sabres eurent vite fait de rejoindra ma hanche et mon dos. Quand je passai la sangle de ma besace par-dessus ma tête, je me tournai vers Alice. Elle coiffait, avec une brosse visiblement de très bonne manufacture, ses cheveux sombres. Elle avait déjà mis ses chaussures et sa cape – ce dont je la félicitai mentalement.
— Je descends voir si je peux acheter une miche de pain pour le repas.
— Très bien, je te rejoins plus tard, répondit Alice en rangeant sa brosse dans son sac de toile.
J’avais commencé à petit-déjeuner un bout de pain avec du beurre quand Alice me rejoignit dans la salle à manger de l’auberge. À grandes enjambées, elle se dirigea vers moi, le visage fermé.
— Tu aurais pu m’attendre pour manger, maugréa-t-elle en s’asseyant.
— Désolé, votre altesse, répondis-je d’un ton léger, mais je mourais de faim.
Mon estomac gargouilla bruyamment, comme pour me donner raison. Le matin, je mangeais beaucoup. Encore une habitude de Chasseur.
N’attendant pas plus, Alice déchira en deux le bout de pain qui restait et se servit généreusement en beurre.
— Au fait, lâchai-je entre deux bouchées, je n’aurais jamais cru qu’une princesse puisse ronfler aussi fort !
Son visage devint cramoisi et elle leva les yeux vers moi, son pain à mi-chemin entre sa bouche et la table.
— Tu m’as entendue ?
— Pas qu’un peu, m’esclaffai-je avant de mordre dans ma tartine. Tu m’as réveillé.
— Par les Dieux… murmura-t-elle, ratatinée sur sa chaise. Je suis désolée.
— Je te pardonne, princesse, déclarai-je en ignorant le regard noir qu’elle me lança par la suite.
Une quinzaine de minutes plus tard, nous laissâmes deux pièces de cuivre – de ma poche, cette fois – pour le repas et prîmes le chemin de la sortie. Le soleil pointait timidement le bout de son nez derrière un ciel voilé. Mon manteau me protégeait du froid matinal, mais je remarquai Alice frissonner du coin de l’œil.
— Allons vite te trouver des vêtements adaptés, déclarai-je en prenant la direction du port.
Nous ne passâmes pas par le quartier pauvre dans lequel nous nous étions rencontrés la veille. Je choisis un chemin moins dangereux que les ruelles étroites, mais plus discret qu’une grande voie principale. Plus on s’approchait du port, plus Vasilias s’enjolivait. Les rues devenaient un peu moins sales, avec seulement quelques poules picorant, des chiens pourchassant des chats et des écoulements sur les bas-côtés qui permettaient aux ordures d’être dégagées plus rapidement. Les maisons devenaient plus hautes – jusqu’à trois étages – avec une architecture aux poutres apparentes, aux façades claires – du blanc au rose en passant par le bleu pâle et le vert doux – et aux volets aux nuances bleues. Les pavés des rues étaient façonnés dans la roche claire qui composait les côtes de Vasilias.
Des étals de marchands de fruits et légumes, poissons, bijoux en coquillage, vêtements typiques occidentaux, d’anneaux métalliques de tout genre, d’ustensiles de tous les jours, apparaissaient petit à petit dans les rues jusqu’à s’agglomérer sur une place qui donnait sur l’océan. Il faisait jour depuis deux heures à peine, mais déjà les rues étaient bondées d’habitants venus commercer, discuter avec leurs voisins ou tout simplement se promener dans la brise matinale.
Alice et moi marchions dans une rue secondaire épargnée par l’activité commerçante. Un chat se prélassait sous une fenêtre tandis qu’une mère de famille poussait ses rejetons à aller tremper leurs pieds noircis d’aventure et de jeux dans une bassine fendue.
J’avisai au bout de la rue une friperie. Parfait. Nous trouverions là-bas des vêtements de bonne qualité à bas prix et déjà usés. En se vêtant ainsi, Alice pourrait faire croire qu’elle était sur les routes depuis un moment.
Nous arrivions à la friperie, qui faisait l’angle de la ruelle et donnait en partie sur la place, quand je fus brutalement tiré en arrière.
Je perdis mon équilibre. Plus forts que moi, mon instinct et mes années d’entraînement prirent le dessus. En me retournant, j’agrippai mon agresseur et lui fis une clef de bras. J’étais prêt à lui disloquer l’épaule quand je remarquai qu’il s’agissait d’Alice. Mortifié, je la relâchai aussitôt avant de m’éloigner de quelques pas.
— Pardon, soufflai-je. J’ai cru qu’on m’agressait.
— Je vois ça, marmonna Alice, les traits crispés, en frottant son poignet endolori. Je ne voulais pas te faire peur. Juste t’éloigner de la rue.
Je notai alors que nous nous tenions dans un cul-de-sac servant de dépôt d’ordures entre deux habitations. L’air empestait et je fus surpris qu’Alice choisît cette cachette.
— Pourquoi donc ? la questionnai-je en jetant un coup d’œil à la rue calme et tranquille. Il n’y a aucun danger.
— Je… j’ai vu un homme sur la place. Je le connais. J’ai eu peur qu’il nous voie et me reconnaisse. J’ai agi un peu brusquement, je dois l’avouer.
— Un homme ? m’étonnai-je en me retournant vers elle. Qui ça ? Une connaissance en tant que princesse ?
— C’est… c’est un Noble, chuchota-t-elle, le visage grave. Il me connaît bien. Je ne doute pas qu’il me reconnaîtra si jamais il me voit.
— Alice, soupirai-je en me frottant le crâne. Il faut qu’on t’achète des vêtements. Tu as vu la friperie, juste à côté ?
— Oui, j’ai bien compris que tu voulais qu’on s’y rende. Mais, d’abord, on attend que le Noble s’en aille.
Agacé, je haussai les épaules.
— On perd du temps. Je n’ai qu’à prendre ta taille et je vais acheter les vêtements.
— Non, je veux les choisir, rétorqua Alice, les yeux flamboyants.
— Qu’est-ce qu’on s’en fiche ? maugréai-je en levant le regard au ciel. Si tu tiens vraiment à les choisir, alors viens avec moi.
Ne l’attendant pas plus longtemps, je sortis du cul-de-sac et, d’un pas tranquille, je me dirigeai vers la friperie. Juste avant d’atteindre l’entrée, je m’arrêtai et jetai un coup d’œil vers la place. Je repérai aussitôt le Noble dont parlait Alice. Il se situait à quelques mètres seulement de moi, en train de marchander avec un vendeur de bijoux faits en coquillages.
Il était impossible à louper avec son accoutrement. Il arborait des vêtements uniques en leur genre. Une veste bleu marine au liseré argenté, un pantalon en toile assorti, une chemise d’un blanc éclatant et bouffante, des chaussures bleues au bout pointu et, surtout, un haut-de-forme aux bords larges et surmonté de deux longues plumes, une blanche et une grise. Les couleurs de Vasilias. Pourtant, je savais que cet homme ne faisait pas partie de la noblesse vasilienne.
En réalité, je le connaissais.
Ace Wessex Bastelborn. Voilà comment il se dénommait. Un nom aussi farfelu que sa personnalité et son accoutrement. Le fourreau d’une épée très fine pendait à sa hanche. Il devait faire ma taille mais, contrairement à la mienne, sa silhouette était fine et élancée. Sa chevelure était aussi blanche que l’écume des vagues et bouclait. Il la portait nattée en arrière, bien que quelques mèches restassent libres sur le contour de son visage. Je ne savais pas son âge, mais il avait l’allure de quelqu’un entre vingt et trente ans.
— Al ! entendis-je souffler derrière moi. Reviens ici.
— Je connais cet homme, répondis-je à Alice sans cesser de l’observer. Le comte Wessex Bastelborn.
— Mais, comment… commença ma jeune alliée d’une voix confuse.
— C’est le propriétaire du bateau que je devais prendre, lui expliquai-je en me tournant vers elle. J’ai acheté ma traversée auprès du capitaine du navire, mais j’ai vu cet homme au moment où il venait vérifier l’état de son bateau. Il… m’a accordé quelques mots avant de disparaître aussi vite qu’il était apparu. Ce que j’ai retenu, c’est que l’embarcation faisait partie de sa flotte.
— Quelle coïncidence, souffla Alice en sortant à peine de sa cachette. Le comte Wessex Bastelborn est le Noble le plus riche des Terres de l’Ouest après la famille royale.
— Vraiment ? m’étonnai-je.
— Oui. Son passé reste mystérieux. Il est devenu Noble il y a une dizaine d’années, après s’être présenté à mon père. (Voyant que je ne bougeais pas, Alice sortit enfin de sa cachette et vint se placer contre le mur, près de moi.) Il lui a montré qu’il maîtrisait le vent et la foudre. Alors, conformément aux coutumes occidentales, le Roi lui a accordé un titre de noblesse et une propriété. Les terres de Bastelborn, tout au nord des Terres de l’Ouest.
— D’où venait-il ? m’enquis-je en jetant un coup d’œil au Noble par-dessus mon épaule. Il a un drôle d’accent et une façon de parler que je n’ai jamais entendue ailleurs.
Songeuse, Alice le toisa quelques instants puis détourna le regard.
— Il affirme être un ancien marchand maritime des Terres au-delà des Mers. Il avait déjà deux ou trois navires avant de devenir Noble ici. Ensuite, il a développé sa flotte et, aujourd’hui, il est l’homme le plus riche et influençant des Terres de l’Ouest.
— Après la famille royale, précisai-je en lui jetant un regard amusé.
— Après pour la richesse, mais peut-être avant pour l’influence.
À ce point ? Le bougre devait avoir le soutien de nombreux Nobles.
— Al.
Paniquée, la voix d’Alice me fit relever les yeux vers elle. Mes sourcils se froncèrent devant son air effrayé et son visage livide.
J’allais l’interroger sur ce soudain changement d’humeur quand elle lança d’un ton pressé :
— Il vient vers nous !
Brusquement, je me retournai.
Ace Wessex Bastelborn s’approchait d’une démarche légère et confiante, un sourire aux lèvres.
Aussitôt, je me dressai devant Alice, défiant du regard le Noble qui approchait. De près, je remarquai sa peau laiteuse, l’étoffe de qualité de ses vêtements, l’odeur fleurie qu’il dégageait à plusieurs mètres et ses yeux d’un violet clair qui me perçaient.
— Fuyons, chuchota Alice dans mon dos.
— Inutile, lady Tharros ! lança Ace Wessex Bastelborn d’un air ravi en écartant les bras.
Je sentis Alice se raidir derrière moi. Confiant, je me tournai légèrement de biais pour montrer mes armes au Noble et je le toisai d’un regard torve.
— Nous allions partir, sire.
— Je n’en doute pas, jeunes gens, souffla l’homme avec un sourire narquois. Mais, avant, il faut que je vous parle.
Finalement, Alice s’écarta de mon dos pour se tenir à mes côtés, suspicieuse.
— Qu’est-ce que vous nous voulez, comte Bastelborn ?
— Ce que je veux ? (Il exécuta une élégante courbette devant ma camarade.) D’abord, bien le bonjour, votre altesse. Belle journée, n’est-ce pas ? il ajouta en levant les yeux vers le ciel qui s’était dégagé.
— Vos intentions ? lui rappela Alice d’un ton sec.
Une petite moue offusquée se peignit sur ses traits fins. Dans la seconde qui suivit, son visage redevint grave et je sentis les poils de ma nuque se hérisser devant le rictus de sa bouche, l’éclat sauvage de ses yeux et la tension de ses épaules.
— Je devrais vous ramener chez vous, ma demoiselle, répondit finalement Ace Wessex Bastelborn en la toisant.
— Mais vous n’allez pas le faire, susurra Alice d’une voix glaciale.
— Non ?
— Non, confirma ma camarade en relevant le menton dans une attitude de défi. Car je ne souhaite pas rentrer chez moi et vous ne voulez pas vous frotter ni à moi ni à mon compagnon.
Le Noble me jeta un coup d’œil, estima visiblement que je n’étais pas digne d’intérêt, et reporta son attention sur Alice, qui restait aussi déterminée.
— Quelle attitude bornée, soupira le comte Wessex Bastelborn d’un air théâtral. Moi qui m’inquiétais pour votre santé.
— Certainement, siffla Alice avec un rire rauque. Vous vous souciez plutôt de la prime que vont vous accorder mes parents si jamais vous me ramenez.
— C’est aussi possible, reconnut l’homme avec un sourire large. Allons, votre altesse, réfléchissez sérieusement. (Sa voix s’aggrava.) Votre petite escapade est ridicule. Pour l’instant, vous avez la chance d’avoir un chaperon, mais cela ne durera pas éternellement. N’est-ce pas, jeune homme ?
Ses yeux se posèrent sur moi et me jaugèrent. Je ne pus retenir un deuxième frisson. Par les Dieux, pourquoi cet énergumène me filait-il la chair de poule ?
Comme le Noble et Alice attendaient ma réponse, je m’éclaircis la gorge.
— Eh bien… je l’accompagnerai jusqu’à ce que j’estime qu’elle puisse se débrouiller seule.
C’était une réponse assez vague pour éviter de donner de bons ou mauvais espoirs à Alice.
— Et pourquoi cet élan de générosité envers elle ? voulut savoir l’homme en me toisant avec amusement et réelle curiosité.
— Je l’ignore, répondis-je, prenant conscience que c’était la réponse la plus exacte. Quand je l’ai vue se mettre dans un pétrin pareil, je n’ai pas pu m’empêcher de l’aider. Je ne vais pas l’abandonner maintenant.
Je jurerais qu’Alice rougit mais, comme elle se tenait à l’angle de ma vision, je n’en fus pas certain.
— Et vous avez raté votre bateau pour cette princesse capricieuse ? souffla le Noble d’une voix méprisante.
Silencieux, je le dévisageai d’un regard méfiant, mais il ne cilla pas. La tension s’installa entre nous.
— Partez, comte Bastelborn, lança Alice en faisant un pas en avant. Je vous en prie. Retournez gérer votre flotte et vos affaires.
Ma camarade ne sentit pas l’aura menaçante qui venait d’entourer le Noble. Elle ne remarqua pas sa main qui descendait jusqu’au manche de son épée ridiculement fine. Ni ne fit attention à son regard qui s’assombrissait, à ses lèvres qui formaient un pli sévère.
Moi oui. Je pus bondir, en dégainant Kan, devant Alice au moment où l’homme attaquait.
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