Chapitre 4 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, au pied des collines de Minosth, Terres de l’Ouest.

La nuit fut la plus calme de toutes celles que j’avais passées depuis le départ de Vasilias. Nous nous étions allongés au pied d’un grand chêne et près d’une cabane qui nous avaient protégés du vent. Le repas avait été plus généreux que ces derniers jours : deux lièvres cuits à la broche, attrapés par Al à quelques mètres du domaine, accompagnés de légumes et fruits récupérés dans le jardin de maître Soho. Quand j’avais protesté contre le vol, Achalmy avait répliqué qu’il marchandait. Je me demandais ce qu’il comptait offrir en échange.

Bien que j’eusse été moins affectée qu’Achalmy par l’absence du Maître d’Armes, je restais néanmoins déçue de n’avoir pu le rencontrer. L’homme qui avait formé, et en partie élevé, Al ! Je m’imaginais une certaine représentation de Zane Soho : grand, trapu et musclé, le corps recouvert de cicatrices de guerre, un air grognon et des yeux tranchants. Quand j’avais fait part de mes idées à mon compagnon de route, il s’était contenté de m’adresser un sourire en coin, l’air mystérieux.


Al ne trouva pas le courage de prendre sa décision le soir-même, car, à notre réveil, notre programme n’était toujours pas établi. Installés face à face sur les couvertures épaisses qui nous servaient de matelas, nous mangeâmes des fruits et un morceau de pain sec qui restait de nos vivres.

— Il faut qu’on se réapprovisionne, déclara Al alors qu’il fouillait sa besace, il ne nous reste presque rien.

— Au village par lequel nous sommes passés hier ?

— Oui.

Il referma sa besace avec un claquement de langue agacé puis observa les faibles braises qui subsistaient de notre feu. Les lueurs rougeoyantes se reflétaient dans ses yeux d’acier et je déglutis péniblement avant de lui demander :

— Al, qu’allons-nous faire maintenant ?

Lentement, son visage se souleva vers moi. Ses traits se tendirent puis se relâchèrent tandis qu’il se penchait légèrement en arrière.

— Mon bon sens me souffle de te ramener chez toi et de ne plus jamais remettre les pieds dans les affaires de la princesse de l’Ouest.

Silencieuse, le cœur serré, je l’observai. L’odeur fruité de notre petit-déjeuner flottait encore dans l’air, mais ne suffisait pas à masquer celles d’Al : cuir, sueur, une drôle senteur de pluie ainsi qu’une effluve épicée que je n’arrivais pas à identifier.

Finalement, son regard dur rebascula sur moi et me toisa.

— Mon cœur me dit autre chose, lâcha-t-il alors.

Sans que j’eusse eu le temps de répondre, il se leva brusquement et claqua des mains.

— Rassemble tes affaires, Alice, nous levons le camp.

Encore assise sur mon couchage, je le regardai ensevelir les braises sous un tas de terre meuble puis commencer à rouler sa couverture. Ses mots résonnaient encore sous mon crâne comme un grondement de tonnerre.

— Et que faisons-nous ?

— Nous allons traverser les collines de Minosth, répondit-il sans me regarder. Nous allons retrouver mon maître.


Nous nous apprêtions à prendre la direction du village pour remplir nos sacs de vivres quand une pensée traversa brutalement mon esprit : qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Partir pour des Terres où je n’avais jamais posé les pieds, m’éloigner de mes origines, de ma famille… Avec pour seul allié un jeune Chasseur mystérieux et impulsif.

Trop tard pour regretter, ma grande, me réprimandai-je en essayant d’enfouir au fond de mon ventre l’angoisse qui enflait en moi.

— Tout va bien, Alice ? souffla Al en se tournant vers moi.

Plongée dans la réflexion, je m’étais arrêtée à l’entrée du domaine.

J’adressai un sourire un peu crispé à mon allié puis repris la route.

— Alice.

Sa main venait de se poser sur mon épaule. Elle en faisait aisément le tour et il aurait pu la broyer sans problème. Mais sa poigne était douce et son ton, préoccupé.

— Ça te fait peur d’aller dans le Nord ? souffla-t-il en dardant ses yeux sur moi.

— Oui, reconnus-je en me tournant vers lui. Je n’y suis jamais allée et… et je ne sais pas si je suis prête à m’éloigner autant de chez moi.

Comprenant manifestement ma situation, il hocha lentement la tête puis retira sa main.

— Écoute, on va aller acheter des provisions, car, peu importe notre destination, on en a besoin. Réfléchis. Si tu veux qu’on attende, on attendra. Si tu ne veux pas partir, on restera. Et, encore une fois, il n’est pas trop tard pour que tu fasses demi-tour.

Le soulagement et la reconnaissance serrèrent mon cœur et retirèrent un poids au fond de mon estomac. D’un pas énergique, Achalmy reprit sa route et je le suivis, tout aussi vive. Je ne voulais pas rentrer. Pas tout de suite. Al me faisait découvrir un monde que je ne connaissais pas, qui m’emplissait de joie et de vie, de peur et d’admiration. En tant qu’héritière de le couronne occidentale, j’étais destinée à passer la fin de mes jours au Château du Crépuscule, à gérer les lois commerciales, les conflits entre Nobles et les rencontres diplomatiques. Découvrir la nature, la faune et les autres peuples d’Oneiris ne faisaient pas partie des tâches essentielles d’une Reine. C’était donc maintenant ou jamais que je devais profiter de ce voyage enivrant.


Nous achetâmes pour dix pièces de cuivre des légumes frais – carottes, pommes de terre, radis et courges –, des fruits ainsi que du pain et de la viande séchée. Je pris dans mon sac les miches et les fruits.

Comme nous montions dans le Nord, Al insista pour acheter des vêtements plus adaptés que ceux que je portais. Nous ne croisâmes aucune échoppe vendant des habits, si bien que je dus faire le tour du village pour racheter à des mères ceux que leurs filles ne voulaient plus. Je me retrouvai avec un ensemble hétéroclite composé d’un pantalon serré dans le même cuir léger que celui d’Al, d’une chemise en flanelle qui baillait au niveau de la poitrine et des épaules – la fille l’ayant portée avant moi étant mieux charpentée –, d’une veste rapiécée qui sentait le moisi, d’un épais manteau qui pesait lourd sur mon corps et de chaussures qui étouffaient mes pieds. La lame courte dont je ne me séparais pas était installée dans le creux de mon dos, cachée par les vêtements et mon sac de voyage.


— Je vais mourir, Al, gémis-je alors que nous quittions le village.

— Mais non, princesse, vous ne faites que vivre le quotidien de vos sujets, répliqua-t-il avec un accent distingué qui me fit sourire.

— Je suis sérieuse, soupirai-je en traînant les pieds derrière lui. J’ai trop chaud en plus.

— Attends d’être les cuisses enfoncées dans la neige et tu seras contente d’avoir ce manteau.

— Il y a encore de la neige chez toi ? m’étonnai-je d’une voix lasse.

Il resta muet quelques secondes puis répondit d’un ton distant :

— La neige ne quitte jamais le Nord, c’est la punition de Lefk suite au Grand Désastre.

À ces mots, je pinçai les lèvres. Nous ne savions pas ce qui s’était passé exactement lors de cet événement funeste ; simplement que les Dieux avaient lancé leur colère sur Oneiris, que les Élémentalistes étaient nés et que le Dieu mineur Calamity avait commencé à apparaître aux endroits où les conflits éclataient. Tout juste vénéré par des minorités cruelles et sauvages, ce Dieu des désastres n’était pas aussi connu que nos cinq divinités protectrices. On ne donnait pas cher de la peau de celui à qui le Dieu apparaissait.


Nous ne repassâmes pas par le domaine et je m’en étonnai. Alors que nous nous éloignions sur le chemin qui menait aux collines, je m’enquis auprès de mon allié :

— Nous n’allons pas prévenir l’élève de maître Soho de notre décision ?

— Non, lâcha Al d’un ton cassant. Il s’en rendra bien compte par lui-même, ce crétin.

Devant son air agacé et son regard luisant de mépris, je soupirai.

— À quel point vénères-tu ton maître ?

Surpris de ma question, il baissa les yeux vers moi puis se renfrogna.

— Je ne le vénère pas ; je le respecte. Et cet imbécile devrait faire de même. Lorsque j’étais élève de Zane, je ne laissais pas les voyageurs sur le pas de la porte, même si le maître n’était pas présent. (Il accéléra pour être deux pas devant moi.) Enfin, sujet clos.

Le chemin continuait entre deux petites falaises puis montait en disparaissant dans un tournant. Un panneau en bois branlant indiquait les collines de Minosth et les Terres du Nord.

— L’élève nous a dit que Maître Soho était dans le Nord, mais pas où exactement. Comment va-t-on faire pour le retrouver ?

— Oh, ne t’inquiète pas pour ça, lança mon allié d’un ton léger. S’il est au rituel de la Maturité, alors nous n’aurons qu’à suivre les familles qui s’y rendent et nous trouverons le campement principal. Il devrait être là-bas.

Les informations arrivèrent brusquement dans mon esprit et je secouai la tête, étonnée.

— Attends, je ne comprends pas grand-chose !

Pour rattraper mon compagnon, j’effectuai quelques foulées en courant puis m’arrêtai à ses côtés. Il me jeta un coup d’œil.

— Rituel de Maturité ? Famille ? Campement ? (Je venais d’énoncer les trois en comptant sur mes doigts.) Je croyais que le peuple du Nord étaient des gens nomades qui avaient un concept assez… singulier de la famille et qui vivaient selon leur bon vouloir.

— Princesse, va droit au but, marmonna mon allié avec irritation.

Je fis la moue.

— Eh bien… d’après ce que je sais, le peuple du Nord n’a pas le même sens de la famille que les Occidentaux. Les hommes comme les femmes partagent la couche de qui ils veulent et ne se passent jamais d’anneau au doigt. Les enfants vivent souvent qu’avec un seul de leur parent en conséquence. (Je levai les yeux vers le ciel bleu piqué de quelques nuages cotonneux.) Et ils n’ont pas de foyer, pas de maison. Comme l’essentiel de la population sont des chasseurs, ils suivent les animaux et s’adaptent à eux.

Ma tirade fut suivie d’un lourd silence. Refroidie par son mutisme, je me plaçai devant mon compagnon pour le forcer à s’arrêter. Ses traits étaient crispés et sa mâchoire contractée, ce qui faisait palpiter une veine à sa tempe.

— C’est ainsi que tu me vois, princesse ? susurra-t-il en me perçant de son regard glacial. Comme le fruit d’une union malsaine et impure ? Comme un pauvre enfant qui a passé les premières années de sa vie à suivre les animaux, à s’adapter à eux, à être inférieur à eux ?

J’écarquillai les yeux de stupéfaction puis secouai vivement la tête.

— Non ! Non, Achalmy, repris-je d’une voix étranglée.

— Sache que mes parents s’aimaient, déclara mon compagnon d’un ton mordant. Ils s’aimaient et sont restés fidèles l’un à l’autre jusqu’à la mort – même sans mariage. (Mes yeux se baissèrent à ces mots. Al était-il orphelin ?) Pourtant, ils étaient tous les deux du Nord. C’est vrai, certains de mon peuple préfèrent ne pas se lier par un anneau. Ils couchent avec qui ils souhaitent et fondent des familles disparates. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Beaucoup finissent par choisir un compagnon pour le reste de leur vie – ils se marient d’ailleurs rarement – et élèvent leurs enfants ensemble.

— Je ne savais pas, murmurai-je d’une petite voix, honteuse et embarrassée.

Achalmy ignora ma gêne évidente et me contourna pour reprendre la route.

— Quant au peuple nomade, c’est vrai. Malheureusement, les Terres du Nord nous l’imposent. Au sud, on peut trouver des villages d’une centaine d’habitants maximum. Le mauvais temps les épargne et la faune et la flore sont encore présents en quantité. Ce n’est pas le cas quand on monte vers les montagnes. Les hivers sont invivables et les printemps cruels. L’été n’est qu’une brise et l’automne revient vite nous assaillir par des pluies diluviennes. Les gens qui vivent au pied des monts sont obligés de bouger en fonction des saisons et de la météo. Question de survie.

Fascinée par ses propos, je l’avais écouté, penchée au bord de ses lèvres. J’avais bien évidemment étudié l’histoire, la culture et les mœurs des autres Terres qui formaient Oneiris ; mais quoi de plus fidèle que les paroles d’un natif ?

— Tu as dû avoir une enfance difficile, finis-je par souffler.

Nous commencions à monter sérieusement. Le chemin grimpait la pente d’une colline en sinuant. Malgré la route rocailleuse et un peu boueuse, les rondeurs du paysage qui commençait à se révéler alors que nous nous élevions chassa de mon esprit les incommodités et de mes pieds la douleur des cailloux qui s’enfonçaient dans la semelle.

— Pas tant que ça, reprit Al après une minute ou deux de silence. Je n’ai vécu que les cinq premières années de ma vie au pied des monts. Après quoi, nous sommes descendus vers des contrées moins hostiles et nous nous sommes installés dans un village.

— Nous ?

— Mon père et moi.

L’esprit tourmenté par des dizaines de questions, je m’efforçai de rester patiente au risque de froisser mon ami. Je l’avais déjà vexé ; je ne voulais pas le blesser ou lui remémorer de mauvais souvenirs en plus.

— Ma mère est morte en me mettant au monde, déclara soudain Achalmy d’une voix distante. Ne fais pas cette tête, Alice, je sais très bien que tu allais finir par me poser la question, curieuse comme tu es.

Il n’avait pas tort, mais je me renfrognai tout de même. Ses mots percutèrent enfin mes pensées et je m’arrêtai, désolée et mal à l’aise.

— Je suis navrée, chuchotai-je, la gorge comprimée par un étau.

— Tu es navrée, répéta Al avec une pointe d’amusement dans la voix. Pour qui ? Pour un garçon qui n’a jamais connu ni aimé sa mère ? Pour une femme qui n’a pas eu le temps de s’attacher à son enfant ?

Malgré la distance qu’il voulait mettre en lui et sa mère, je perçus tout de même au fond de ses yeux un chagrin de petit garçon et, dans sa posture fuyante, une tristesse inavouée.

— Maintenant, marchons, ordonna-t-il d’un ton sec.

Son regard était fixé sur l’horizon et ses pensées dans l’instant présent. Je n’aurais pas plus d’informations sur lui aujourd’hui.


Nous avions fini de monter une petite colline adossée à une plus grande quand une flèche vint se ficher dans la terre à quelques mètres de nous. Toujours aussi vif face à mon ébahissement, Al se positionna devant moi en dégainant son sabre court.

Une deuxième puis une troisième flèche sifflèrent. Sans nous toucher, elles se plantèrent à nos pieds. Al cria aux inconnus cachés dans les courbes des collines qui nous entouraient :

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

En guise de réponse, trois nouvelles flèches se plantèrent près de nous.

— Ils ne savent pas viser, remarquai-je avec amusement. Ce sont des amateurs.

— Non, Alice, répliqua sèchement mon compagnon. Ce sont des tirs d’avertissement. Ils pourraient vraiment nous attaquer s’ils le voulaient. Les collines de Minosth sont réputées pour être le lieu de prédilection des brigands et autres hors-la-loi qui cherchent à faire les poches des voyageurs. (Levant son sabre pour assurer sa garde, il fixa son regard infaillible sur le sommet de la colline la plus proche.) Nous sommes tombés dans une embuscade.

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