Chapitre 9 - Alice
An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, Terres du Nord.
Bringuebalée aussi délicatement qu’un sac de pommes de terre, j’avais été balancée sur l’épaule costaude d’un garde royal. Comme j’avais essayé de m’échapper, on avait refusé de me laisser marcher seule et le comte Wessex Bastelborn avait pris un malin plaisir à lier mes poignets avec une corde grâce à laquelle il me traînait tel un vulgaire chien.
J’avais repris mes esprits alors que le soleil glissait à l’horizon. Secouée par les pas de l’homme qui me portait, il m’avait fallu plusieurs minutes pour faire le constat de notre confrontation brutale avec les Occidentaux. Des quinze gardes, il n’en restait que treize. Je savais l’un d’eux tué par des Nordistes furieux au campement et l’autre avait dû être abandonné, sûrement trop blessé pour prendre la route. Comme la majeure partie de la troupe royale souffrait de blessures ou contusions, nous progressions lentement. Cela agaçait particulièrement le comte qui, comme si les attaques d’Al et les deux Maîtres d’Armes n’avaient jamais eu lieu, se portait radieusement bien. Seuls ses vêtements et sa fierté avaient été mis en lambeaux. Disparues les entailles, envolées les fractures. Là où les tissus étaient déchirés apparaissait une peau laiteuse qui ne montrait aucun signe d’une récente cicatrisation. J’étais déroutée. Avais-je rêvé les combats ? Ace Wessex Bastelborn avait-il été réellement blessé ?
Nous avions marché jusqu’au coucher du soleil. Une fois la nuit bien installée, le chef de la troupe royale avait soufflé l’idée de monter le camp. Ace Wessex Bastelborn avait manqué le frapper puis, constatant l’état déplorable des hommes, avait fini par céder. Nous nous étions éloignés du camp nordiste pour plus de sécurité et avions monté le campement. Les poignets toujours liés, on m’avait attachée à un arbre. Sidérée de ce traitement, j’avais fait part de cette situation offusquante. Quand un garde avait voulu me détacher pour m’accorder plus de confort, un éclair s’était abattu sur son bras et avait failli l’assommer. Les yeux luisants de colère, le Noble qui nous dirigeait tous avait menacé le prochain qui essaierait de m’aider d’une exécution immédiate. Après quoi, les gardes m’avaient à peine regardée de la soirée.
Qu’ils accordassent plus d’importance aux dires d’un simple Noble qu’au bon traitement de leur future souveraine m’avait donné envie de hurler. Malgré tout, je m’étais tue, sachant que me mettre en colère n’aurait rien arrangé.
La seule chose qui soulageait mon esprit malmené et mon corps meurtri était l’absence d’Achalmy et des Maîtres d’Armes. Si le Noble ne les avait pas emmenés, c’était qu’ils avaient pu s’en sortir. J’espérais de tout cœur qu’ils allaient bien ; qu’Al était en vie et pouvait être guéri.
L’idée qu’il pût rire à l’avenir, combattre avec ses deux sabres et mener une vie riche apaisait la poigne douloureuse dans ma poitrine.
Même si une pensée perfide me soufflait que sa vie serait bien meilleure que la mienne et que la jalousie me rongerait jusqu’à mon trépas.
D’après les mots échangés par les gardes, mon père avait envoyé l’un de ses comtes avec une troupe royale dans le Nord pour me ramener. Pourquoi ne pas avoir mandaté une seule personne, pour se faire plus discret ? Mon père craignait-il une opposition ? Était-ce la raison pour laquelle il avait envoyé seize hommes et femmes dans les Terres du Nord ?
Qu’allait-on faire de moi, à présent ? Simplement me ramener au Château du Crépuscule ?
La faim remuait mon estomac et la soif asséchait ma gorge. Envieuse, je fixai les gardes qui se rassasiaient à coups de grandes gorgées et de viande de lièvre. Les soirées passées auprès du feu avec Al me revinrent et j’éprouvai un élan de tristesse mélancolique qui me secoua. Ce jeune homme m’avait-il tant marquée ?
— Pourrais-je avoir à boire, s’il vous plaît ? demandai-je au chef de la troupe, qui dînait à deux mètres de moi.
Il me jeta un regard furtif et saisit sa gourde pour me la tendre. Se rappelant mes liens, il défit le goulot et se pencha vers moi.
Alors que mes lèvres frôlaient la précieuse boisson, la gourde fut brutalement repoussée, m’écorchant la bouche au passage.
— Il me semblait avoir été clair lorsque j’ai dit qu’aucun de vous ne devait interagir avec la princesse ? siffla le Noble avec un rictus méprisant.
Déglutissant péniblement, le chef de troupe se réinstalla à sa place sans me regarder. Des gardes royaux qui s’aplatissaient tel de vulgaires rats devant un comte ! La stupéfaction me faisait écarquiller les yeux et l’indignation rougir les joues.
— Quant à vous, ajouta le comte Bastelborn en se tournant vers moi, vous n’aidez pas vos hommes en les soumettant à la tentation. (Devant mon expression effarée, un sourire torve découvrit ses belles dents blanches.) Dans la mesure où vous m’avez sacrément compliqué la tâche, j’estime que vous vous passerez d’eau et de nourriture.
La fureur obstrua les bords de ma vision et je serrai fort les poings dans mon dos jusqu’à planter mes ongles dans la chair.
— Je suis princesse, m’exclamai-je avec véhémence. Vous paierez le traitement que vous me faites subir !
Subitement, il se pencha vers moi pour agripper mon menton avec force. Je grimaçai et tentai de me détourner de son regard glaçant, mais un changement dans ses yeux retint mon attention. L’espace d’une fraction de seconde, le parme de ses iris avait viré au rouge.
Un rictus mordant déchira les traits fins de son visage avenant.
— Et vous, Alice Tharros, vous paierez les péchés de votre sang, chuchota-t-il d’un ton suave à mon oreille, faisant couler une sueur froide le long de mon dos.
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