Chapitre 12 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, domaine du Maître d’Armes Zane Soho, Collines de Minosth, Terres de l’Ouest.

La lame de l’épée manqua m’égorger.

Vues la rapidité du geste et la discrétion de l’adversaire, ce n’était pas un amateur. Au prix d’un certain coup d’énergie vive, je dressai un mur de glace entre l’ennemi et moi. La paroi se fissura sous l’impact de l’épée adverse. Prenant à peine le temps de souffler, je dégainai mes sabres. Leur poids s’équilibra dans mes paumes et je sentis les muscles de mon corps se tendre, prêts à l’action. Je pris appui sur la barrière pour passer par-dessus tout en ordonnant à Kan de libérer une partie de sa lame en liquide pour l’envoyer vers l’ennemi. Celui-ci contourna la barrière.

Un homme d’un peu moins trente ans aux traits burinés, aux cheveux blonds tressés et aux épaules larges, me faisait face. Il tenait à la main une longue épée simple au manche peu décoré, mais solide.

— Achalmy des Dillys, je suppose ! lança l’homme d’une voix forte et à l’accent similaire au mien.

— Lui-même.

Ses lèvres s’étirèrent en sourire presque chaleureux.

— J’ai entendu dire que tu étais farouche. J’ai hâte de croiser le fer avec le Chasseur qui a obtenu la Marque Noire à seulement seize ans.

La tension s’installa au creux de mes omoplates. Cet homme était un Chasseur et il était doué si je me fiais à mon instinct.

— Qui êtes-vous ? l’interpellai-je en me déplaçant latéralement.

Il se mit aussitôt à me suivre, calquant ses pas sur les miens.

— Ça n’a pas beaucoup d’importance, répondit-il en levant son épée. Je suis là pour t’exécuter.

Sympa pour briser la glace.

— En quel honneur ? grinçai-je en me postant à un endroit où la barrière se séparait pour créer une ouverture.

— Pour vivre, tout simplement. Me nourrir, me loger… Ce genre de choses.

Je fronçai les sourcils. Je ne connaissais pas cet homme et il voulait ma mort… Mort qui pourrait lui rapporter. L’évidence me frappa. Un chasseur de primes.

— Qui a mis un prix sur ma tête ? grondai-je en sentant mes poils se hérisser.

Avec un haussement d’épaules désinvolte, le Chasseur répondit :

— Le roi Silvester Tharros. Tu as une prime de cinquante pièces d’or.

Je manquai m’étrangler. Cinquante ? C’était peut-être tout l’argent que j’avais amassé jusque-là… Non, même pas autant. On pouvait vivre confortablement pendant plusieurs années avec une telle fortune.

— Et quel acte vaut cinquante pièces d’or ?

Il me dévisagea comme si j’étais un parfait demeuré.

— Eh bien… le meurtre de la princesse Alice Tharros.

Le sang se glaça dans mes veines. Le meurtre d’Alice ? Non, elle… elle était vivante.

Et si le comte Wessex Bastelborn l’avait assassinée ?

Un flot de rage fusa en moi et je serrai les poings sur les manches de mes katanas.

— La princesse n’est jamais rentrée chez elle ?

— Tu fais l’ignorant ? pouffa le chasseur de prime avec un rire profond. C’est osé. Il y a presque trois mois, Alice Tharros a disparu de chez elle. Une simple fugue, apparemment. Enfin, moi, je m’en fiche, dans le fond. Bref, elle aurait rencontré un jeune Chasseur dans une taverne mal famée de Vasilias, qui se serait joué d’elle, l’aurait abusée, puis finalement assassinée. Il y a deux mois, une prime de cinquante pièces d’or a été lancée au nom d’Achalmy Dillys. Et tu ressembles beaucoup au portrait qui l’accompagnait.

Je lui adressai un regard noir. Ian, le malfrat avec qui Alice et moi nous étions embrouillés, avait dû cafter. Ou les chasseurs près de la capitale auprès desquels nous avions dormi. Et le comte Wessex Bastelborn. Un certain nombre de témoins. Des personnes qui nous avaient vus ensemble, certes, mais Alice était alors vivante et en bonne santé. Alors, pourquoi un avis de mise à mort ? La princesse n’avait jamais dû rentrer chez elle… Ace Wessex Bastelborn ne l’avait jamais ramenée.


— J’aurai une augmentation de deux pièces d’or si je te ramène en vie, m’informa le Chasseur en dégourdissant les muscles de ses épaules. Le roi semble vouloir t’exécuter publiquement.

— C’est adorable, ironisai-je en serrant les dents.

— Moi, je veux juste ta tête ou ton corps inconscient, expliqua l’homme. Rien de personnel, petit, je fais juste mon boulot.

Sur ce, il passa à l’attaque.

Ses mouvements étaient vifs, ses gestes précis et sa frappe puissante. J’étais plus rapide, mais moins robuste dans l’attaque. Bien qu’elles datassent de quelques jours, mes blessures à l’avant-bras et à la cuisse me défavorisaient. Les nouveaux tissus étaient fragiles et manquaient de souplesse.

Pour l’instant, l’homme n’avait fait appel à aucun élément. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’il n’en possédait pas. Alors que nous échangions des coups, une feinte sur le côté me permit d’observer son cou. Sur le côté droit, le tatouage de la Maturité, de la forme du Saphir des Glaces qu’il avait dû ramener, et la Marque Blanche à l’opposé. Elle était très ressemblante à la mienne, à la différence qu’elle était blanche. On éclaircissait l’encre en rabotant un Saphir des Glaces, duquel on extrayait une poudre bleutée qui se mélangeait bien aux pigments sombres traditionnels. La Marque Blanche avait la même signification que mon tatouage : j’avais affaire à un Chasseur doué. La couleur du tatouage s’assombrissait en fonction du nombre d’éléments maîtrisés : blanc pour un seul, gris pour deux et noir pour les trois.

Son épée longue lui donnait un avantage de portée sur mes sabres. Eon pouvait contrer l’arme de l’adversaire, mais pas mon katana court. Et je ne pouvais pas me battre au maximum de mes capacités sans Kan. J’avais appris à me battre avec deux lames, l’une complétant l’autre, leurs poids me servant de points d’équilibre.

J’avais l’avantage de connaître les lieux. Puisqu’il tenait tant à m’abattre, le chasseur de primes était obligé de se soumettre à mes règles. Sans cacher mes intentions, je le menai vers les sous-bois qui entouraient le domaine de Zane. Le feuillage dense des arbres laissait tout juste quelques rayons de lumière piquer vers le sol. Je profitai de notre déplacement dans les bois pour placer ma respiration. Être pris au dépourvu m’avait coûté assez comme ça, je devais reprendre les rênes de l’affrontement.


Le Chasseur ralentit lorsque je m’arrêtai entre deux troncs.

— Maintenant que tu m’as emmené là où tu voulais, vas-tu enfin m’affronter dignement ?

Sans le quitter des yeux, j’ordonnai à Kan de céder un peu de sa lame en eau d’une pression sur le manche. Le jet fusa vivement vers l’ennemi et il le détourna de sa lame.

— Oh ! fit-il en haussant des sourcils broussailleux. Une arme élémentaire. Tu as plus d’un tour dans la poche, petit.

Il ne maîtrisait pas l’eau, c’était ce qui m’importait. Un mouvement du poignet et le liquide repartit à toute allure en visant son dos. Guère impressionné, le Chasseur esquiva et fonça droit dans ma direction. Je redressai mes sabres et parai son coup en déplaçant légèrement mes appuis. Une simple pensée et la lame d’Eon se recouvrit de gel, qui gagna l’arme adversaire.

— Merde, gronda l’ennemi en reculant rapidement. C’est une blague ?

Visiblement agacé, il m’adressa un regard glacial puis plaça sa main droite, paume en l’air, les doigts recourbés. Ma sensibilité d’Élémentaliste m’informa que l’air s’épaississait et, bientôt, la luminosité diminua. Assez rapidement, la brume louvoya entre les arbres de manière presque sensuelle et le brouillard nous entoura.

Il maîtrisait la forme gazeuse de l’eau.


Je n’attendis pas qu’il eût terminé sa manœuvre. Je profitai d’un petit talus pour bondir au-dessus de lui et abattre Eon sur son crâne. Il para et les lames crissèrent. À peine retombé au sol, je bondis en arrière en envoyant le jet d’eau fuser à grande vitesse vers son bras armé. Bien que vif, le Chasseur n’esquiva pas assez vite et une auréole vermeille fleurit sur la manche de sa chemise.

— Par le poing de Lefk, jura-t-il en reculant derrière un arbre.

Le brouillard dense me le fit perdre de vue. Je restai en mouvement, les sens à l’écoute, le cœur battant d’anticipation. Je n’entendais plus que mon souffle et le bruit du vent dans les feuilles. Je fis se condenser une partie de l’air et le déplaçai pour retrouver le chasseur de primes.

Un craquement dans mon dos. D’une rotation des talons, je changeai de direction en brandissant mes sabres. L’épée du Chasseur s’abattit violemment contre ma défense et je reculai, déséquilibré. Profitant de son élan, il piqua vers mon abdomen. Ma garde se referma aussitôt, mais il profita de ma position de faiblesse pour m’asséner un méchant coup de poing.

Le sang éclata dans ma bouche. Légèrement désorienté, je plantai Eon dans la terre meuble et dressai un mur de glace entre l’adversaire et moi. Profitant d’un instant d’accalmie, je crachai pour vider ma bouche du désagréable goût métallique. Mon corps tirait. Mes muscles se plaignaient, mes articulations gémissaient et mes os grondaient. Il était vraiment temps que je me reprisse en main. Sans mes armes élémentaires, je n’aurais peut-être pas été à la hauteur de mon ennemi.


Il réapparut dans mon champ de vision beaucoup trop vite à mon goût. La brume s’accrochait à nos vêtements comme des toiles d’araignée, laissait nos peaux humides et les lames glissantes. J’esquivai en me baissant un coup féroce qui m’aurait décapité et glissai derrière un tronc pour réapparaître de l’autre côté. D’un mouvement habile, maintes fois répété, j’agrippai Kan comme une dague pour l’abattre dans le dos du Chasseur. Il me sentit venir et se déplaça avant que je ne pusse l’embrocher. Malgré tout, mon sabre court traça un sillon écarlate au-dessus de la ceinture de l’homme.

Je vis trop tard l’éclat de sa lame. Je bondis en arrière, mais le métal laissa une entaille cuisante dans ma cuisse. Grimaçant, je basculai mes appuis sur mon autre jambe et lançai Eon dans un mouvement rotatif qui déchira la chemise et un peu de chair.

— On arrive au dénouement final, petit ! lança l’homme avec un rire enjoué.

Après mon attaque, je m’étais déplacé de quelques mètres pour sortir de son champ de vue. À présent, adossé à un arbre, le front couvert de sueur, le souffle court, je fixai un buisson à peine visible à travers la brume. Je déglutis puis me redressai.

Il avait raison : il était temps d’en finir.

Froidement déterminé, je resserrai ma prise sur les manches de mes sabres puis m’avançai lentement dans le brouillard. L’eau que j’avais moi-même envoyée dans l’air m’indiqua qu’il se trouvait à une vingtaine de pas sur ma droite. J’avais le choix entre la discrétion et l’affrontement direct. Un sourire de loup étira mes lèvres sur lesquelles coulait encore un peu de sang. Le choix était évident.

Je plaçai mes lames, fléchis les genoux et plissai les yeux pour remarquer d’éventuels obstacles sur ma route. Puis je m’élançai.

Un certain nombre de pas. Changement d’appuis, placement de la respiration sur les battements du cœur. Mon poids qui passait d’un pied à l’autre.

Le Chasseur m’entendit venir. Mes pas tapèrent le sol avec une sonorité familière : celle d’années d’entraînements.

Il redressa sa lame. Par la pensée, je créai une petite plaque de verglas sur laquelle je glissai en basculant en arrière. Mon front passa sous son épée et il me fixa d’un air stupéfait.

Kan lui transperça le flanc. Sans m’arrêter, j’arrachai l’arme à la chair et frappai de mon autre sabre. Ralenti par sa blessure, le chasseur de primes détourna maladroitement mon attaque. Avec un cri, je plaçai Eon en arrière puis le lançai de toutes mes forces pour qu’il m’entraînât vers l’adversaire. Au prix d’une estafilade à l’épaule gauche, je me plaçai derrière sa garde et le fixai droit dans les yeux pour enfoncer mon sabre court dans son ventre.

Le souffle quitta sa poitrine alors que son bras retombait. D’un mouvement leste, je retirai Kan de son abdomen et reculai avec prudence, surveillant ses gestes. Son regard se porta de sa blessure à mon visage. Je sentis son emprise sur le brouillard se dissiper et, déjà, la chaleur de l’été commença à chasser les lambeaux de brume.

L’ennemi planta son épée dans le sol d’un dernier mouvement féroce puis tomba à genoux avant de tendre un visage confiant dans ma direction.

— Achève-moi comme il le faut, Chasseur.

Je rangeai Eon dans son fourreau puis m’approchai à pas lents de lui. Je rappelai la partie de la lame de Kan qui s’était changée en eau et le sabre retrouva sa longueur originelle. J’essuyai sur ma manche les traces de sang puis me plantai devant le Nordiste.

— Ainsi s’achève notre duel, soufflai-je en fixant le regard déterminé de l’homme.

— Ainsi s’achève notre duel.

— Que Lefk te salut.

Le soleil accrocha la lame de Kan quand je la fis tournoyer pour trancher la jugulaire du Chasseur. Le sang gicla en même temps qu’un rayon de lumière à travers la brume et il s’effondra dans un bruit sourd.

Le Chasseur reposait aux côtés de son épée, baigné par un flot de lumière qui étincelait dans l’air encore humide.


Je soupirai puis me laissai tomber au pied d’un arbre, les yeux rivés sur le corps inanimé. Un sentiment de frustration et de peine monta en moi et j’agrippai Kan. Je ne m’étais pas aussi bien battu que d’habitude. Je ne devais ma victoire qu’aux précieux sabres qui m’accompagnaient.

Le cœur serré, je plaçai mon front contre le manche solide de mon arme.

— Merci Kan.

Elle vibra doucement.

Je me sentais si seul. La mort de cet homme n’aurait jamais dû me perturber à ce point, mais…

— Al, arrête d’y penser, me rabrouai-je en redressant vivement.

Avec la sensation d’avoir l’esprit glacé, je rangeai Kan et repris mon chemin.

J’avais des priorités plus importantes que de me soucier de la mort d’un homme que je ne connaissais même pas.

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