Chapitre 14 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, au nord-ouest du lac Ishalgen, Terres de l’Ouest.

La sueur dégoulinait de mon front jusqu’à mes pieds. Le soleil de fin d’après-midi me vrillait le crâne, mais il ne m’empêchait pas de continuer ma tâche. Seulement vêtue de ma chemise dont j’avais déchiré les manches, de mon pantalon retroussé jusqu’aux genoux et de mes chaussures, je trimais à l’ombre des sous-bois. Ma gorge me brûlait et mes épaules semblaient prêtes à se disloquer d’une seconde à l’autre.

C’était le deuxième trou. Et j’en avais encore pour des heures de creuser. Le premier contenait déjà le corps d’Errick. J’avais voulu l’enterrer avant les autres. Ce n’était pas juste. Mais plus rien n’était juste dans ce monde.


Il m’avait fallu un jour complet pour ramener les gardes jusqu’à la maison abandonnée où Ace Wessex Bastelborn voulait que je restasse. Je m’étais aidée des chevaux, mais hisser les corps inertes sur leur dos avait été une tâche ardue. Je n’étais pas bien grande, menue et avec des bras faibles. Il m’avait fallu deux bonnes heures, à réfléchir à des stratagèmes pour me faciliter les choses. Une fois les corps installés sur deux montures, je les avais menées par la bride sur le chemin que nous avions emprunté pour fuir. Le soir, j’avais encore pleuré. Une fois les larmes taries, je m’étais attelée à la tâche. L’odeur n’allait pas tarder à affluer, surtout avec la chaleur du jour. J’avais récupéré l’un des outils que l’on avait utilisés pour enterrer les précédentes victimes du comte – ou quoi qu’il fût.

La moitié de la tombe d’Errick était prête au petit matin. Épuisée, je m’étais assoupie à l’ombre de la cabane et j’avais repris ma tâche par la suite. Le soir, le corps d’Errick reposait au fond du trou. J’avais usé de mes dernières forces pour le recouvrir de terre puis je m’étais effondrée à côté, rongée de fatigue jusqu’à l’âme.


Presque une journée s’était écoulée depuis. J’allais enterrer la garde brune, dont je ne me rappelais pas le nom. C’était elle la plus blessée des trois restants et son corps pouvait être gagné par la pourriture très rapidement.

Je m’accordai une pause et me laissai choir au bord du monticule de terre que j’avais formé. Mes mains moites tremblaient de douleur. Elles étaient couvertes d’ampoules et d’entailles. Avec un tremblement nerveux dans la lèvre inférieure, je m’essuyai le front et les yeux. C’était si dur. Plus dur que tout ce que j’avais vécu. J’aurais aimé m’allonger par terre, regarder le jeu du soleil dans les feuilles, fermer les paupières et ne plus jamais les rouvrir.

Avec un geignement, je me claquai les joues. Non, je ne pouvais pas laisser tomber. Pas avant qu’ils ne soient tous enterrés. Je leur devais au moins cela.

J’attrapai la gourde près de moi et avalai quelques gorgées précieuses. J’inspirai l’air chaud, expirai puis me relevai. L’outil me sembla plus lourd que jamais lorsque je le soulevai. Serrant les dents, je recommençai à creuser la terre.

— Vous savez que c’est inutile et, pourtant, vous continuez.

La gorgée nouée, je me figeai. Il était de retour. Je ne l’avais pas entendu arriver.

Prudemment, je levai les yeux. Le comte me toisait avec perplexité, assis en hauteur sur le mur de la maison qui s’était effondré. Sa chevelure blanche brillait comme neige au soleil. Sa peau claire ne semblait pas subir l’attaque de l’astre brûlant.

Il eut un geste dédaigneux.

— Je vous ai déjà dit que c’était inutile. Les enterrer ou les laisser à l’air libre ne fait aucune différence aux yeux de Lefk. Il prendra soin d’eux. Il sait.

— Qui sait quoi ? soufflai-je d’un ton interdit.

— Lefk sait dans quel but ces humains sont morts. Il se fiche de savoir s’ils sont morts en héros, guerrier ou simple victime. Dans l’honneur ou la honte. Ils sont morts car je l’ai décidé. Et Lefk respecte ma volonté.

— Mais…

Je me tus. Il n’y avait rien pour expliquer le comportement de cet… individu. Il se faisait l’égal des Dieux, parlait d’eux comme s’il les avait côtoyés. Et…

— Êtes-vous un Dieu ?

Ace Wessex Bastelborn, qui s’était mis à toiser les branches d’un arbre avec intérêt, leva la main.

— Un instant.

Perplexe, je lâchai l’outil qui m’avait aidée à creuser et suivis des yeux ce qu’il fixait. Je ne vis rien, si ce n’était un oiseau au milieu des feuilles d’un vert chatoyant. Que faisait-il ? Le volatile observait lui aussi le comte. C’était comme s’ils échangeaient d’une quelconque manière.

Soudain, le comte se tourna vers moi.

— Qu’avez-vous dit ?

Je sursautai, baissai le nez puis marmonnai :

— Êtes-vous un Dieu ?

Il me toisa avec amusement. Puis secoua la tête.

— Non.

— Mais, vous… Les éléments… L’eau, la glace, alors que vous êtes un Noble ?

— Les Élémentalistes de Mor Avi ont quelques… avantages.

Confuse, je ne répondis rien. Je n’avais jamais su pour l’existence d’Élémentalistes dans les Terres au-delà des Mers ; il m’avait toujours semblé que nous n’étions présents que sur le continent d’Oneiris. Qu’il en existât ailleurs ne me surprenait pas tant que cela, mais qu’ils furent si puissants et que nous n’en eusses jamais entendu parler… Formaient-ils une petite communauté discrète qui souhaitait garder leurs pouvoirs secrets ? Mais, dans ce cas-là, pourquoi le comte les avait-il quittés pour rejoindre Oneiris ? Pourquoi avait-il caché ses vraies capacités, ne montrant à mon père que ce qu’il souhaitât voir ?


Alors que j’étais perdue dans mes pensées, j’entendis un son étrange derrière moi. On aurait dit un écoulement mêlé à un frottement. Étonnée, je me retournai et fixai avec consternation la terre se retirer d’elle-même du trou que j’avais commencé à creuser. Quand il fut assez grand, le sol se mit à se tirailler juste à côté. En deux minutes, une troisième tombe s’était formée à côté. Puis, dans la même logique, une quatrième apparut.

— Cela vous facilitera la tâche. (Je jetai un regard au comte. Il regardait ailleurs.) Ne perdez pas plus de temps pour ces détails.

Il sauta au bas du mur et s’en alla d’un pas tranquille.

Merci, songeai-je, sans oser le prononcer à voix haute.

Le soir, tous les gardes étaient enterrés. Je leur accordai à chacun une bénédiction, posai une pierre ronde au bas de la tombe de chacun d’entre eux et restai assise devant les monticules jusqu’à ce que le soleil se couchât.


Alors que la lune brillait dans le ciel, le comte revint. Son visage avait une expression satisfaite. Sans un mot, il s’installa sur une couverture non loin de moi, les jambes croisées comme un enfant.

— Où allons-nous ?

— Vous le saurez bientôt. Vous feriez mieux de dormir ; vous êtes si fragiles ici.

Je lui lançai un regard sec, mais il fixait les arbres dansant sous la lune. Il pouvait bien parler, avec sa charpente délicate et sa silhouette mince. Achalmy était bien plus costaud.

Non, ne pense pas à lui.

— Est-ce que vous allez me tuer ?

Je l’entendis inspirer bruyamment, comme agacé. Finalement, il daigna poser les yeux sur moi. Son visage était plongé dans l’ombre et je n’arrivais pas bien à deviner ce qu’il ressentait.

— Il y a de grandes chances que vous mourriez, en effet, mais pas nécessairement de ma main. (Ma gorge se serra douloureusement.) Vous êtes destinée à mourir, Alice Tharros.

— Destinée ?

— Oui.

— Pourquoi ? m’exclamai-je avec colère.

— Parce que la Prophétie dit ainsi. Vous êtes l’Élue de l’Ouest, destinée à mourir. À être sacrifiée.

Le choc me laissa muette. Qu’est-ce qu’il racontait ?

— Vous êtes fou, lui assenai-je avec irritation. Il n’y a ni Prophétie, ni Élus. Les derniers ont disparu avec le Grand Désastre.

Je vis un éclair de douleur lui traverser le visage, mais il se reprit. Malgré tout, sa voix tremblait légèrement de colère lorsqu’il reprit :

— Ici, oui. Sur Mor Avi, non.

— Pardon ?

— Nous avons une Prophétie. Qui concerne Oneiris, ses habitants et ses Dieux.

— Pourquoi à Mor Avi ?

— C’est ainsi. Peut-être car les Dieux ne vous faisaient plus confiance après le Grand Désastre. Peut-être qu’ils ont préféré les Terres au-delà des Mers à Oneiris.

— C’est insensé, marmonnai-je en secouant la tête.

— Votre père m’a cru, en tout cas.

Une sueur froide me remonta le dos.

— Qu’avez-vous dit ?

Cette fois, il m’adressa un sourire penaud.

— Votre père m’a cru, princesse Alice. Il a été charmé par mes mots. La Prophétie l’a grandement intéressé lorsque je lui en ai parlée il y a des années. Il a décidé de me faire confiance. Le Roi a accepté de sacrifier sa propre fille pour la Prophétie.

Ce fut comme si de la terre venait d’envahir ma bouche. Avec l’impression d’étouffer, d’avoir le soleil dans la tête et le feu dans l’estomac, je dévisageai le Noble.

Non. Non…

Je battis des cils, mais les larmes envahirent quand même mes yeux. Non, il ne pouvait pas avoir fait ça…

Papa, non.

Soudain, tout s’emboîta. Avec horreur, je voyais les événements prendre une suite logique, implacable. Il y a dix ans, Ace Wessex, marchand des Terres au-delà des Mers, s’était présenté au Château du Crépuscule. Lorsqu’il avait manifesté la faculté de faire appel aux vents et à la foudre, mon père lui avait accordé un titre et les terres de Bastelborn.

Six ans plus tard, ma famille commençait à s’éloigner de moi. Petit à petit, ils m’avaient exclue du cercle familial, jusqu’à l’apogée de cette année, où j’avais décidé de fuir.

À mes yeux, il n’y avait eu aucune justification valable à cette exclusion. J’avais travaillé avec assiduité toutes mes leçons, savantes ou guerrières ; j’avais écouté les Nobles se plaindre pour mille raisons et regardé mon père appliquer son jugement dans l’objectif de lui succéder un jour. Attachée à mon petit frère, j’avais fait au mieux pour lui offrir une enfance riche et joyeuse. Ma mère avait été fière de moi, mon père satisfait. Puis, vers mes treize ans, mes parents avaient lentement commencé à me pousser sur le côté, s’intéressant vivement à Ash, me faisant comprendre que j’étais idiote, incapable et sûrement pas digne du trône.

Deux ans plus tard, ils me fiançaient de force à Dastan Samay.

Je fronçai les sourcils. Pourquoi me marier si j’allais être sacrifiée… ?

— Qui sont les autres Élus ? demandai-je, sentant l’horreur monter en moi.

Comme s’il avait attendu la question tout ce temps, le Noble esquissa un sourire fourbe.

— Il y en a pour chaque Terre d’Oneiris. Un pour représenter chaque Dieu. L’Est, pour Galadriel, l’Ouest pour Kan, le Sud pour Eon et le Nord pour Lefk. Tous Élémentalistes, pour faire honneur à Aion.

J’attendis la suite, la sueur envahissant ma nuque et mes paumes. J’étais terrifiée. Terrifiée par ses prochaines paroles. Terrifiée d’avoir été trahie par ma famille. Terrifiée de devoir être sacrifiée.

— Quatre personnes, reprit le comte en se languissant de ma peur. Un éminent représentant de chaque Terre : la princesse de l’Ouest pour Kan, toi-même, chère Alice ; un Sage pour Galadriel, un Chasseur pour le Nord et… l’Impératrice pour le Sud.

La nausée me gagna. Non, ils ne pouvaient pas…

— L’Impératrice ne se laissera jamais faire ! répliquai-je avec véhémence.

— Sauf si elle est persuadée par son frère qu’ils vont aller organiser un certain mariage.

Ses mots me tordirent l’estomac en deux. Combien de personnes étaient impliquées ?

— Dastan Samay est de mèche avec vous.

— Bravo, princesse !

Son ton moqueur me rendit furieuse. On ne parlait avec plaisanterie de trahison et de sacrifice. Ces barbaries n’auraient pas dû exister à notre époque.

Horripilée, je me levai.

— Il va vraiment sacrifier sa propre sœur ?

— Eh oui. (Il m’adressa un regard amusé.) Je vous rappelle que votre propre père compte aussi vous sacrifier.

Je m’efforçai à rester calme. Il se jouait de moi. Et, de toute manière, je ne pouvais rien contre lui. Autant rester maîtresse de moi-même et essayer d’avoir le plus d’informations possible.

— Pour ce qui est des autres Élus… Vous ne connaissez pas l’Oriental, mais le Chasseur devrait vous dire quelque chose, reprit le Noble avec nonchalance.

Un froid terrible m’envahit. Les visages d’Achalmy, de son père et de son ancien maître m’apparurent. Lequel ?

Par les Dieux, aucun.

Le visage du comte se plissa dans une moue moqueuse.

— Vous n’aurez pas eu l’occasion de passer beaucoup de temps ensemble, mais, dans la mort, vous pourrez vous tenir côte à côté, main dans la main.

Abattue, je me laissai choir sur ma couverture. C’était impossible. Mes yeux déjà humides se gonflèrent de larmes et je me mis à sangloter comme une petite fille.

C’était Al, l’Élu du Nord.

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