Chapitre 18 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, la Zone Morte, Terres du Sud.

Le soleil s’était levé déjà deux fois depuis que nous avions quitté Ma’an. Les heures s’étiraient avec une lenteur insupportable tant la monotonie du paysage aride et vide et l’absence d’échanges dans le groupe me desséchaient. Personne ou presque ne parlait. Les sons les plus bruyants auxquels nous avions affaire étaient les supplications et les cris étouffés de l’Impératrice bâillonnée et attachée, jetée en travers du dos de sa monture comme s’il s’était agi d’un vulgaire sac de légumes. Je compatissais à son sort, l’ayant vécu durant quelques heures après la bataille du campement. Mais tout ce dont j’étais capable pour l’aider, c’était de lui murmurer de temps en temps ses paroles réconfortantes et d’envoyer vers elle mes pensées.

J’avais bien essayé de faire changer d’avis Dastan Samay et de le convaincre de laisser à sa sœur l’honneur de chevaucher libre. Cependant, le Sudiste était persuadé que l’Impératrice prendrait la fuite dès qu’elle aurait les mains déliées. Pourquoi refusait-il à ce point de lui laisser une chance ? Il n’avait qu’à tenir la bride du cheval de Soraya Samay pour s’assurer qu’elle ne s’enfuît pas. Mais cela aussi, il l’avait refusé.

Vraisemblablement, traiter les membres de sa famille comme de vulgaires animaux était aussi courant dans le Sud.


La Zone Morte méritait bien son nom. Malgré les propos du comte Wessex Bastelborn quelques jours plus tôt, et qui auraient dû me préparer, j’avais été frappée par la physiologie du terrain. Rien. Rien du tout. De la terre… non, à peine de la terre. Une espèce de poussière lourde qui ne se décollait même pas du sol sous les sabots des chevaux. Pas un brin de vent, pas une mauvaise herbe en vue. Le ciel était vide de nuages et les astres ne brillaient que faiblement la nuit, comme si un voile opaque et invisible recouvrait la voute céleste.

Heureusement, mon père et le Noble avaient prévu assez de rations pour le voyage, sachant que nous ne croiserions ni courant d’eau, ni plantes ou animaux. La température restait indifféremment la même, de jour comme de nuit, en plein soleil ou au cœur des ténèbres. Nous avions moins chaud qu’à Ma’an, mais l’air restait sec et assez lourd pour recouvrir de sueur nos fronts et nos nuques.

L’étrangeté du lieu me médusait et épuisait mon esprit. Ne voir que la terre infinie et plate, entrecoupée seulement par les mauvais tours que me jouait ma vue, minait mon moral comme de l’acide. Même les gardes semblaient s’être affaissés dans une espèce de monotonie mortelle qui sapait leur volonté et faisait rouiller leur réactivité.

Il n’y en avait qu’un seul que tout ceci laissait indifférent. Dont les yeux luisaient un peu plus à chaque mètre de gagné. Dont le visage s’étirait de plus en plus en sourire. Ace Wessex Bastelborn gardait le regard rivé à l’horizon, comme s’il était déjà capable d’apercevoir le Noyau d’Oneiris, le cœur de notre continent. L’endroit où je mourrai.


Je grignotais quelques raisins secs lorsque le garde avec lequel je chevauchais tira brusquement les rênes de notre monture. Avec un geste crispé, j’agrippai sa tunique pour ne pas tomber puis jetai un coup d’œil par-dessus son épaule. Nous chevauchions derrière mon père et le Noble, les autres soldats à notre gauche et Dastan Samay, tirant la monture de sa sœur, à notre droite.

C’était le comte Wessex Bastelborn qui avait immobilisé sa monture. Comme j’avais été plongée dans la dégustation de mes raisins secs, je n’avais pas fait attention au paysage. Au loin apparaissait une espèce de ligne noire. Mon cœur se serra : le noyau ?

Mais ce n’était pas l’étrange bande sombre au fond de l’horizon qui avait paralysé notre groupe. À une centaine de mètres se tenait une silhouette humaine, comme un miracle au milieu de cette terre désolée et infertile.

Ou peut-être était-ce un désastre.

— Comte Wessex Bastelborn ? lança mon père en faisant approcher sa monture de celle du Noble. Pourquoi est-ce que nous n’avançons pas plus ?

Il y eut quelques secondes de silence avant que notre meneur mystérieux daignât répondre :

— Reculez. Tous.

Ces deux mots nous percutèrent avec violence, s’ancrant dans notre esprit comme un ordre incandescent et impérieux. Même mon père tressaillit sur la selle de son étalon noir. La voix du comte résonnait encore sous mon crâne, son ton ne laissant supposer aucune réplique.

Une vague de danger m’inonda alors qu’une puissance phénoménale explosait autour de nous. Le garde devant moi poussa un grognement étranglé en lâchant les rênes et serra ses poings contre ses yeux. Les chevaux renâclèrent soudain et commencèrent à piétiner sur place, poussant de légers hennissements inquiets. La garde à ma gauche tomba de son cheval, vraisemblablement inconsciente. Sa monture fit demi-tour et partit aussitôt au galop.

Malgré la douleur qui tordait mes tripes et faisait s’abattre des coups de marteau sous mon crâne, je posai une main sur l’épaule du garde devant moi et m’enquis :

— Jake, vous allez bien ?

Puis, sans un signe extérieur quelconque, il s’affaissa puis tomba sur le côté. Je tentai de le retenir, mais son poids m’entraîna avec lui et nous roulâmes tous les deux dans la poussière d’un beige sale. Sans me soucier des écorchures sur mes coudes et mes genoux, je plaquai deux doigts sous sa mâchoire, mortifiée. Son cœur battait, mais faiblement. Qu’est-ce qui leur arrivait ? Ressentaient-ils aussi cette pression suffocante ? Mais pourquoi s’étaient-ils évanouis ?

C’était une sensation familière pour moi. C’était comme lorsque le comte prenait possession de mon corps en s’emparant de mon esprit. Néanmoins, cette fois, sa puissance s’étendait à toute la zone autour de nous et pas seulement à ma personne. Une force écrasante que j’avais connue pour la première fois à Vasilias, lorsque j’avais voulu prendre le contrôle des vents du comte. Puis qu’Achalmy avait, je supposai, subie lors de la bataille du camp. Et que le Noble avait exercé directement sur moi pour m’empêcher de fuir, de parler, de bouger.

Mais était-ce vraiment sa force, à présent ?


— Comte Bastelborn, sentez-vous ça ? s’enquit mon père d’une voix nerveuse en se frottant les tempes, les traits grimaçants.

Je me levai et approchai de lui à pas intimidés. Lorsqu’il me vit arriver, il observa les dégâts par-dessus mon épaule et écarquilla les yeux devant les deux gardes inconscients. Quant à Dastan Samay, il était aussi descendu de sa monture et s’était assis à même le sol, la tête entre les jambes. L’Impératrice ne bougeait plus sur le dos du cheval.

— C’est le comte Wessex Bastelborn qui fait ça, expliquai-je à mon père, la voix tremblante sous la puissance qui m’écrasait sans pitié.

— Non, Alice, ce n’est pas moi.

Les mots du Noble, prononcés avec tranquillité malgré un soupçon de nervosité, me figèrent sur place. Si ce n’était pas lui…

— Pas cette fois, reprit l’homme en baissant les yeux sur moi. C’est lui.

Lui ? Comment ça, lui ? hurla une voix terrifiée dans mon esprit.

Le regard du comte était légèrement troublé. Impatience et colère s’y mêlaient dans un tourbillon instable. Instable ; comme il l’était depuis le début.

— Vous voulez dire que c’est cette personne, reprit mon père en pointant du doigt la silhouette qui n’avait toujours pas bougé, qui cause cette…

— Il envoie vers nous des vagues de puissance, marmonna le Noble d’un air irrité. Quel petit insolent… Qui pense-t-il être, pour tenter de nous intimider ainsi ?

Je devais reconnaître que j’étais intimidée. Peut-être le Noble ne souffrait pas comme nous, mais je n’avais aucune envie de faire la connaissance de cette personne. Avec l’impression que nous allions finir par mourir sous ces vagues de force invisible et écrasante, j’agrippai la manche de mon père et murmurai d’une voix suppliante :

— Papa, nous devons fuir.

— Alice… souffla mon père en me toisant avec incertitude.

Soudain, le comte sauta au bas de sa monture puis dégaina. Il y eut un sifflement puis une bourrasque s’abattit sur nous. Sa puissance me projeta plusieurs mètres en arrière alors que le cheval de mon père était déséquilibré et s’affaissait au sol. Dans un écran de poussière et de vent, je vis mon père rester coincé sous son étalon noir.

La terre se mit à trembler sous moi. Médusée, je cherchai du regard Dastan Samay. Il était le seul capable, à ma connaissance, de maîtriser les sols. Néanmoins, je ne vis que l’Impératrice recroquevillée dans la poussière, impuissante avec son bâillon et ses mains liées. Au loin, poussé par le vent violent qui s’était mis à souffler avec brusquerie, un cheval s’éloignait au galop, une silhouette sur le dos. Dastan Samay prenait la fuite.

J’aurais aimé avoir fait preuve de lâcheté au même moment que lui pour pouvoir fuir à temps.


Le sol tremblait en faisant claquer mes dents, le vent hurlait à mes oreilles. Mon père. Je devais rejoindre mon père. Voir s’il était encore coincé sous sa monture. Ce qui se passait entre l’inconnu au loin qui nous avait écrasés de sa puissance et le comte ne me regardait pas. De toute manière, c’était un champ de bataille hors de ma portée. Je n’étais qu’une pauvre princesse à peine capable de maîtriser ses éléments. Pas une Élémentaliste chevronnée comme Achalmy, pas une femme sûre d’elle comme l’Impératrice, pas une puissance calme comme Dastan Samay.

Rampant à même le sol pour éviter d’être attrapée par les rafales cruelles, les oreilles bourdonnantes, je m’approchai de la monture de mon père. Le cheval ne se relevait pas. S’était-il assommé en tombant ?

J’aperçus mon père en contournant l’animal. À moitié écrasé par ce dernier, il poussait des râles en tirant sur ses jambes, qui avaient disparues sous le flanc de la monture. Il était livide et le vent fouettait son visage de ses cheveux blonds-gris.

Avec un grognement, je me hissai près de lui en prenant appui sur l’encolure de l’étalon. Les yeux violets de mon père n’avaient rien perdu de leur mordant lorsqu’il les posa sur moi. Alors que je tendais les doigts vers son pantalon pour l’aider à tirer, il referma brutalement sa main sur mon poignet. Je sursautai puis l’observai avec appréhension.

— Alice, qu’est-ce que tu fais ? gronda-t-il d’une voix assez forte pour couvrir les chuintements assourdissants des bourrasques.

Comme je ne trouvais pas de réponse adéquate, je l’ignorai puis tirai sur son vêtement de mes forces misérables. Il avait beau s’être transformé en manipulateur insensible ces dernières années, il restait mon père. Je n’oubliais pas l’homme qui me hissait autrefois sur ses épaules pour que je pusse voir le paysage par-dessus les renforts du Château du Crépuscule. Je me rappelais très bien les histoires qu’il m’avait contées le soir en créant lui-même les effets, faisant danser des étincelles entre ses doigts ou en appelant de petits brins d’air pour qu’ils soulevassent mes couvertures.

Je me rappelais que je l’aimais, au fond.

Mon père continuait à me parler, mais je ne l’écoutais pas. Ses mots se perdaient dans le vent, dans cet air qui nous happait tous un jour ou l’autre. Mais je ne voulais pas que ce jour fût aujourd’hui pour nous. Avec la rage au cœur, je voulais le libérer et rentrer chez moi, auprès de ma mère et de mon frère. Je mourais d’envie de leur prouver que je pouvais, moi aussi, être une bonne reine. Qu’être bienveillant et altruiste n’était pas synonyme de faiblesse et d’incapacité à gouverner.

Les larmes roulaient sur mes joues. Le vent les séchait aussitôt. Mes dents crispées de colère et de peur étaient secouées par les tremblements de la terre. Mes doigts commençaient à sanguinoler sous l’acharnement que je mettais à tirer mon père de sous cette bête.

— Fichu cheval ! finis-je par hurler de rage en frappant mon poing sur l’encolure de l’animal, qui, inconscient, ne broncha pas.

Je m’en voulus aussitôt. Ce n’était pas la faute de l’étalon. C’était la faute de mon père, qui n’était pas descendu à temps. C’était la faute du comte, qui nous avait prévenus trop tard de l’effrayante menace qui s’était dressée face à nous. C’était ma faute, pour avoir été effrontée et arrogante.

Alors que l’impuissance lançait des filets de désespoir et de tristesse dans mon être, je levai les yeux. Au loin, entouré de tornades, de murs de flammes et de glace, évitant les éclairs comme les pics de roche saillant de terre sans prévenir, le comte Wessex Bastelborn affrontait l’inconnu.

La silhouette portait des vêtements déchirés qui avaient perdu toute couleur et consistance. À cette distance, j’étais incapable de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. L’inconnu avait de longs cheveux noirs qui flottaient derrière lui tel un voile de ténèbres.

En observant un peu plus attentivement, je notai que la silhouette ne faisait appel qu’au feu et à la foudre. Le vent, la glace, la roche étaient de la volonté du Noble. Je ne rêvais pas. Deux monstres utilisaient les éléments impunément et combattaient avec la violence et la beauté des Dieux. Un combat monumental entre deux forces brutes.

Puis l’évidence me frappa. Le Noble m’avait affirmé qu’il n’était pas un Dieu. Mais il n’avait jamais nié avoir un lien avec eux. Et s’il était… une espèce d’envoyé d’Aion, du maître de la matière ? Ceci aurait expliqué sa capacité à faire appel à tous les éléments, ce qui était impossible pour les humains comme moi. Ses guérisons instantanées. Cette puissance qu’il pouvait dégager lorsqu’il le voulait pour nous contrôler. Si le comte Wessex Bastelborn était un envoyé d’Aion, alors qui était l’autre ? Un autre… Élu ?

Alors, qu’étais-je ? Pourquoi le comte affirmait-il que j’étais moi-même une Élue ? Ce titre, si spécifique, était autrefois accordé à de rares humains très proches des Dieux et dotés d’une partie de leur pouvoir. Mais ils avaient normalement disparu à la suite du Grand Désastre. Se pouvait-il que certains d’entre eux existassent encore ? Dans ce cas-là, que cherchait le Noble au Noyau ? S’il était déjà un proche d’Aion, en quoi se rendre au cœur d’Oneiris l’aiderait-il ?


— ALICE !

Le beuglement de mon père m’arracha à mes pensées. L’esprit encore envahi de questions, je dévisageai mon père en silence. Son visage avait blêmi un peu plus et ses traits se froissaient de douleur et de rage impuissante.

— Tu m’écoutes enfin ! gronda-t-il en m’empoignant par les épaules.

Intimidée par la colère nerveuse qu’il dégageait et par son regard intense, je ne pipai mot et le laissai me secouer en plus des tremblements de terre. Tout mon corps tremblait, mais c’était toujours moins perturbant que les secousses que mon esprit subissait à la suite de l’enchaînement des événements récents.

— Va-t’en, Alice, m’ordonna calmement mon père et me poussant sur le côté. Va-t’en avant qu’il ne soit trop tard.

— Mais, attaquai-je aussitôt en me penchant vers lui, je…

— Alice ! me coupa-t-il en écarquillant les yeux. Par les Dieux, pour une fois, écoute-moi. À deux, nous n’arriverons pas à me dégager. Et ces deux… (il jeta un regard furtif au Noble et à son adversaire en faisant une grimace consternée) … monstres finiront par nous tuer au milieu de leur affrontement.

Il me poussa sans délicatesse sur le côté et je m’affaissai en avalant de la poussière. Toussotant, je me redressai, seulement pour voir le bras tendu de mon père en direction du dernier cheval qui faisait face au vent, l’étalon gris pommelé qui était resté avec moi depuis le début.

— Monte sur ce fichu cheval et va-t’en ! Rentre au Château, explique tout à ta mère et à ton frère.

Leur expliquer que tu as voulu me sacrifier, mais que tu n’es pas allé au bout de ton projet ?

La colère faisait monter les larmes à mes yeux. Non, il allait rentrer avec moi. Devoir s’expliquer devant ma famille. Assumer l’égoïsme et la monstruosité de son ambition.

Alors que je comptais bien lui dire que je ne partirais qu’avec lui ou pas du tout, un écran de poussière explosa près de nous. J’entendis le craquement de la terre, la fureur du vent et un rire dément. Une intense odeur d’ozone et de roussi envahit mes narines. Les yeux piquants, je fermai les paupières pour tenter d’en chasser les particules de terre.

Il y eut un bruit de pas. Un craquement bref, mais assourdissant. Lorsque mon ouïe fut à peu près rétablie, j’entendis des râles de douleur. Une vague gelée m’étreignit la poitrine lorsque je compris qu’ils venaient de mon père.

Avec l’impression d’être d’une lenteur insupportable, je tâtonnai devant moi jusqu’à trouver la manche de mon père. Je remontai vers son épaule et me figeai en sentant un liquide poisseux. Lorsque je ramenai ma main à moi, elle était d’un rouge sombre.

— Papa, non…

Sans que je l’eusse senti venir, le Noble apparut à mes côtés, m’attrapa à bras-le-corps et m’emporta au loin. Son mouvement m’ayant coupé la respiration, je m’agrippai à lui en suffoquant. Qu’est-ce qui lui prenait ? La vision troublée, je remarquai que ses vêtements étaient brûlés. Feu, foudre ?

— Comte… commençai-je en essayant de me redresser entre ses bras.

— Chut, humaine, m’ordonna-t-il d’un ton cassant. J’ai la bonté de te sauver, mais je te laisserai derrière moi si tu m’étouffes de tes questions.

Mon père était déjà loin derrière. Le regard perdu dans le brouillard des éléments confondus, je tentai de le retrouver. Mais je ne voyais rien.

— Seigneur !

La voix claqua dans l’air à côté de nous. Instantanément, le Noble bondit sur le côté et nous entoura d’une voute de roc. Il transpirait et respirait fort. Vraisemblablement, le combat contre l’inconnu lui coûtait de l’énergie. Je ne l’avais jamais vu aussi dépassé lors d’un affrontement.

— Oh, mon seigneur, reprit la voix d’un air mielleux, que faites-vous caché sous terre ? Avec cette faible humaine dans les bras ?

Le comte ne répondit rien, soudain d’un calme grave. Une haine non cachée déformait son visage. Mais il semblait se retenir, comme refreiné par la puissance de l’ennemi.

— Seigneur, je suis tellement heureux de vous revoir après tant d’années. La dernière fois… à quand remonte la dernière fois ? Cinquante… cent ans ? Peu importe, après tout !

Et il rit. Il rit sauvagement, de manière démente. Une sueur froide coula sur ma nuque. J’étais encore dans les bras fins, mais solides du Noble, qui ne semblait nullement gêné par mon poids. Qui était cet individu que le comte affrontait ? Et pourquoi affirmait-il de telles choses ?

— Mon seigneur ? reprit l’adversaire d’une voix presque plaintive. Mon seigneur, pourquoi ne me répondez-vous pas ?

Un mélange d’émotions diverses tiraillait le Noble. Alors seulement je remarquai que ses yeux avaient perdu leur nuance parme. À présent, ils changeaient continuellement de couleurs. C’était fascinant et perturbant.

— Calamity, lança Ace Wessex Bastelborn d’un ton clair et assuré, tu ne mérites aucunement que je te réponde. Pas… pas après ce que tu m’as fait.

— Oh, seigneur, gémit l’ennemi avant de partir en un violent torrent de rires bruyants. Seigneur, seigneur, seigneur, arrogant, imbu de lui-même, aveugle… Vous méritiez ce que je vous ai fait subir.

— Espèce de petit…

La voix du Noble s’était transformée en grondement. Et la terre lui répondait en écho, tremblant à chaque souffle qui s’échappait des lèvres du comte.

Une bourrasque de puissance pure s’envola du corps du Noble, fracassa la voute de pierre qui nous protégeait, m’arrachant un cri, et ondula vers l’adversaire.

— Votre colère est tellement précieuse, mon seigneur, ronronna l’ennemi en accueillant la vague, les bras ouverts.

Il l’encaissa, se plia en deux pendant de longues secondes puis se redressa. Terrifiée, le sourire qui lui déchirait les traits manqua arrêter mon cœur.

Calamity. Le Noble l’avait appelé Calamity. Cela ne se pouvait pas. Calamity était une divinité mineure des désastres, née il y a quelques siècles. Apparaissant peu à la vue des humains, ce Dieu ne se manifestait que sur les champs de bataille ou à la suite d’une catastrophe – dont il était souvent à l’origine –, ne laissant derrière lui que des centaines de cadavres, des nuages sombres remplis d’éclairs et des traces calcinées.

Calamity était le monstre qui peuplait les histoires d’horreur, le méchant Dieu dont se servaient les parents pour menacer les enfants récalcitrants.

C’était une légende terrible, une divinité à peine priée.

Il ne pouvait pas se tenir juste sous mes yeux.


Alors que le Noble s’apprêtait à repartir au combat, Calamity leva de nouveau les bras au ciel, éclata de rire en constatant que des nuages sombres s’amoncelaient juste au-dessus de lui puis les laissa retomber. Une forte odeur d’ozone assaillait mes narines et les poils de ma nuque se dressaient face à la menace imminente de la foudre.

— Je m’en vais, mon seigneur, lança Calamity en effectuant une courbette moqueuse. Je m’en vais, car je sais que nous allons très prochainement nous revoir. (Il releva la tête et planta deux yeux d’un jaune intense et mauvais sur nous.) J’espère que ce sera notre dernière rencontre.

La divinité réalisa un petit mouvement de la main. Dans un impact assourdissant, un éclair s’abattit sur lui et, lorsque la poussière fut retombée, il avait disparu. Il devait s’être enfui pendant que la lumière et le bruit nous désorientaient.

— Quelle infâme pourriture, gronda Ace Wessex Bastelborn en me jetant presque au sol.

Je conservai mon équilibre in extremis puis m’éloignai de quelques pas en voyant des étincelles danser sur ses bras. Sa terrible colère s’exprimait sous forme élémentaire, comme cela arrivait de temps en temps aux Élémentalistes.

Mais pourquoi tant de rage ? Pourquoi la divinité des désastres connaissait-elle le comte Wessex Bastelborn ? Quel lien unissaient les deux hommes ? Ils semblaient se connaître depuis… des centaines d’années.

— Qui êtes-vous ? finis-je par demander d’une voix tremblante au Noble, qui toisait la direction qu’avait dû prendre Calamity en fuyant. Un Élu d’Aion ?

Dans un mouvement brusque, il se tourna vers moi. Ses yeux me lancèrent des éclairs.

— Oh, Alice, vraiment ? Un Élu d’Aion ?

Ouvrant grand les bras, il lâcha un rire sec et nerveux, l’air désabusé.

— Ai-je l’air d’un vulgaire Élu ?

Je n’en savais rien. Je ne savais plus rien. Plus rien depuis que j’avais quitté mon foyer, fait route avec un Chasseur qui avait bousculé tout mon être, été enlevée par un Noble inhumain pour être ramenée à un père qui prévoyait de me sacrifier.

Mon père, qui était mort.


À bout de forces, je me laissai tomber à genoux, pris ma tête entre mes mains et criai. De douleur, de peine, de tristesse, d’incompréhension, de colère.

— Je sais, chuchota presque gentiment la voix du Noble – ou peu importe ce qu’il était – à mon oreille. Je sais ce que tu ressens, Alice.

Avec ce qui me semblait être de la tendresse, il posa une main sur ma tête.

— Je t’aime bien, petite humaine. Je n’avais pas rencontré d’âme comme la tienne depuis des décennies. J’apprécie ta vision de notre monde et ta volonté. Tu n’es pas la plus forte d’entre vous, ni la plus courageuse, ni la plus intelligente. (Estomaquée par ses promos, je réagis à peine lorsqu’il vint s’asseoir tranquillement en face de moi.) Mais tu as une petite flamme au fond des yeux, Alice Tharros, une flamme charmante qui ne demande qu’à être nourrie. Tu n’es encore qu’une étincelle, mais, un jour, tu seras foudre.

Avec gravité, il se pencha vers moi et prit mon visage entre ses mains. Il sentait toujours bon les fleurs et sa peau était douce.

— Mais j’ai besoin de ton aide, petite humaine. De la tienne et des autres Élémentalistes qui vont bientôt nous rejoindre.

Ses yeux changeants m’hypnotisaient. Sa voix légèrement rauque me happait de ses intonations suaves. J’avais toujours été attirée par l’aura mystérieuse du Noble, mais je commençais à comprendre seulement maintenant.

Les mortels avaient toujours été attirés par les divins.

Et je n’avais plus besoin de lui demander qui il était. En réalité, je le savais depuis le début. Il avait menti, caché son identité, s’était habilement masqué sous les traits d’un mystérieux Noble aux étonnantes capacités et à l’aura charmante.

J’avais déjà soupçonné son identité, élaboré mille théories sur sa nature. Quelques rares indices auraient dû me marquer, me mettre sur la voie.

J’aurais dû comprendre bien avant que l’un des cinq grands Dieux d’Oneiris m’accompagnait.

Il était ce qui m’entourait, il était l’air que je respirais, les plantes que je mangeais, l’eau que je buvais, le sol sur lequel je me mouvais, le vent dans lequel je dansais.

Il était le seigneur des éléments, il était le maître de la matière.

Le Dieu Aion.

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