Chapitre 20 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, le Noyau.
Nous longions l’enceinte du Noyau depuis une journée. L’immense mur noir et brillant, seule perspective dans le paysage, me filait le bourdon. Wilwarin affirmait que nous devions trouver « le Passage », soit l’unique accès au cœur d’Oneiris.
Je me demandais combien de temps allait encore durer notre tour de l’enceinte lorsque Wil tira brusquement les rênes de sa monture. Chevauchant derrière lui, je dus faire virer mon propre cheval pour éviter de lui rentrer dedans.
— C’est là, s’exclama Wil en se laissant glisser avec souplesse de sa selle.
Perplexe, j’observai en silence la fente qui se découpait dans le mur. Un simple rectangle de vide haut de deux mètres qui laissait entrevoir une forêt dense. À pas prudents, Wil s’y engagea, tirant son cheval par la bride. Avec un soupir, je descendis à mon tour et le suivis. Ma monture se laissa faire et entraîna avec elle l’âne qui transportait nos vivres. Ce n’était pas trop tôt.
— Il y a des gens ici, déclara Wilwarin en s’arrêtant juste après l’entrée.
En effet, les restes d’un feu se trouvaient près d’un petit auvent de bois qui trônait au pied d’un arbre au tronc noueux. J’observai les alentours, m’imprégnant de l’air légèrement humide et teinté d’une subtile odeur sucrée. Des fleurs ? La végétation m’était inconnue ; je n’en avais jamais vue de pareille dans le Nord ou dans l’Ouest. L’écoulement discret de l’eau sur ma droite indiquait un ruisseau ou une petite rivière. Étrange. D’où provenait cette source aquatique sans monts à l’horizon ?
— Al, regarde, souffla Wil d’un ton sourd en soulevant un gant blanc abandonné près du cercle de pierres qui servait à faire le feu.
Curieux, je m’approchai avant de récupérer l’accessoire. Un blason bleu était cousu sur le poignet. Avec une montée de colère brûlante, je reconnus l’écusson du comte Wessex Bastelborn.
— Alice est par ici, annonçai-je entre mes dents serrées de frustration.
À peine avais-je entendu les bruissements derrière nous que j’avais déjà Kan à la main droite et une bulle d’eau prête à jaillir dans la gauche. En me voyant, une jeune femme à la peau halée et aux longs cheveux bruns se figea.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en levant les mains dans notre direction, l’air méfiant.
Des flammes commencèrent à lécher le bout de ses doigts. Une Souffleuse. Qui était-elle ?
— Je m’appelle Wilwarin, se présenta celui-ci en s’avançant, les bras le long du corps en signe de paix. L’Épine m’envoie. Et voilà Achalmy, un Chasseur.
Les yeux mordorés de la femme nous toisèrent tour à tour avec suspicion. Elle avait un beau visage, quoiqu’un peu trop altier à mon goût. Ses épaules rondes et dorées se détendirent lorsqu’elle finit par abaisser les mains.
— Vous êtes nos fameux poursuivants.
Étonné, je haussai un sourcil. Elle avait prononcé le mot somme si nous étions des criminels. Si je pouvais éventuellement correspondre à cette accusation – les troupes de l’Ouest me l’avaient bien fait comprendre – Wil n’avait rien d’un hors-la-loi. Bien au contraire.
— Où sont la princesse Alice et le comte Wessex Bastelborn ? m’enquis-je dès que la Souffleuse eut baissé sa garde.
— Près du ruisseau, ils font leurs ablutions.
Sans attendre une seconde de plus, je m’engageai dans la direction d’où provenait l’écoulement de l’eau. La jeune femme me jeta un regard interdit lorsque je passai à côté d’elle.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? lâcha-t-elle de sa voix mélodique de Sudiste.
— Sauver Alice, me contentai-je de répondre sans me retourner.
Son rire moqueur me retint.
— Elle n’a pas besoin d’être sauvée puisqu’elle n’est pas en danger.
— Pas en danger ? répétai-je en lui jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— Le comte ne veut pas la tuer, se contenta de répondre la Sudiste en observant le jour tombant à travers le feuillage vert sombre des arbres. Du moins, il ne veut plus.
— Comment ça ? Je pensais que le comte, le Roi et Dastan Samay voulaient nous exécuter pour une fameuse Prophétie.
À ces propos, la jeune femme me lança un regard las, la bouche plissée. Elle avait pris dix ans.
— Tout est faux. Il n’y a pas de Prophétie, pas d’Élus, pas de pouvoirs inimaginables accordés par les Dieux… (Elle lâcha un juron peu altier entre ses dents.) Rien du tout.
— C’est impossible, rétorquai-je implacablement. Pourquoi le comte Wessex Bastelborn aurait-il élaboré ce plan dans ce cas-là ? Pourquoi se serait-il allié au roi Tharros et à Dastan Samay ?
— Demandez-lui vous-même.
Confus, je resserrai le poing autour du manche de Kan. Je ne prétendais pas être un expert en comédie, mais la jeune femme avait l’air sûre d’elle. Mais, si elle disait vrai, que se passait-il ?
— Qui êtes-vous ? finis-je par demander en me tournant pleinement vers la Sudiste.
— Soraya Samay, Impératrice du Sud, répondit-elle avec un sourire suffisant.
Son assurance débordante et l’arrogance de sa voix ne me firent ni chaud ni froid. Le Nord n’avait pas titres, juste l’honneur et la force. Le mérite s’obtenait à la sueur du front et au sang des batailles ; pas en naissant dans le bon lit.
— Où est votre frère ?
Elle tressaillit et changea radicalement d’expression comme si je l’avais frappée alors que nous discutions paisiblement. Sa confiance mordante laissa place à un masque de douleur et de confusion. Comme pour se donner plus de contenance, elle croisa les bras.
— Dastan est parti. Il est sûrement retourné à Ma’an.
— Pourquoi ?
— Nous avons été attaqués. Comme ce… ce chacal m’a trahie, j’étais bâillonnée et attachée, alors je n’ai pas tout vu. J’ai rapidement perdu connaissance et, quand j’ai rouvert les yeux, j’étais allongée sous un auvent, juste ici. La princesse Alice m’a tout raconté : mon frère s’est enfui dès le début de la bataille.
Je ne comprenais pas. Attaqués par qui ? Qui pouvait bien savoir que les Samay, le roi Tharros, le comte Wessex Bastelborn, des soldats et Alice se dirigeaient vers le cœur d’Oneiris ?
— Où sont les gardes royaux ? ajoutai-je après quelques secondes de silence.
Je ferais mieux de m’occuper d’eux en premier. Je n’avais pas envie d’avoir les hommes du Roi dans les pattes lorsque j’affronterais le Noble qui avait emmené Alice.
— Morts.
— Lors la bataille ?
— Oui. Tout comme le roi Tharros.
Une claque invisible me fit tressaillir. Le Roi était mort ?
— C’est impossible ! Comment a-t-il pu mourir ? Que faisaient les gardes ? Et le comte ? Qui vous a attaqués ? Avez-vous été trahis ? enchaînai-je d’un ton rapide et ahuri.
— Non, Soraya te dit la vérité.
La voix familière d’Ace Wessex Bastelborn m’arracha à mes pensées en me glaçant le sang.
Sans pouvoir les retenir, les souvenirs envahirent mon esprit : la première fois que j’avais rencontré le Noble, dans le port de Vasilias, alors que je m’apprêtais à quitter le continent. Le navire marchand que je devais prendre faisait partie de sa flotte et j’avais brièvement échangé avec lui en négociant mon ticket. Quelques heures plus tard, sur une place de la capitale, en compagnie d’Alice, nous nous étions affrontés en semant la pagaille sur notre passage. La dernière fois, au camp du Rituel de la Maturité, lorsque le comte était venu récupérer Alice.
Les doigts tremblants sur mes sabres, le haut de la cicatrice qui me barrait le torse en diagonale se mit à picoter. Un coup d’épée de glace.
J’allais le tuer.
Je fis le vide dans mon esprit. Le plein dans mes poumons. Je détendis mes doigts crispés d’appréhension et tendis les muscles. Sans vraiment m’en rendre compte, j’ouvris mon esprit à l’environnement : le ruisseau était proche, l’air chargé d’humidité. Je n’allais pas tomber à court d’eau. La douleur de mes diverses blessures avait disparu ; ne restait plus qu’une glaciale envie d’en découdre et de voir son sourire disparaître dans le sang.
Eon, mon long sabre, crissa lorsque je le sortis de son fourreau. Comprenant mes intentions, Soraya Samay recula précipitamment, Wilwarin me cria quelque chose et Ace Wessex Bastelborn m’adressa un sourire mi-amusé mi-dépité.
Sans me soucier de son étrange expression, je m’élançai vers lui. Prenant appui sur une roche saillant de terre, je bondis au-dessus du Noble.
— C’est inutile, annonça-t-il en reculant d’une enjambée souple et agile.
Préférant l’ignorer, je le harcelai sans pitié de mes deux katanas, alternant piques, mouvements en diagonales, fentes, attaques vers le bas et coups d’estoc. Comme je n’arrivais pas à le toucher, je fis réduire la taille de Kan en transformant une partie de sa lame en eau. Une grosse bulle fusa vers le Noble.
Au dernier moment, il se baissa pour l’esquiver. C’avait été juste : quelques cheveux blancs volèrent après le passage de l’eau. Satisfait, je dirigeai immédiatement par la pensée la bulle pour la faire revenir. Le Noble jura tout bas en se déplaçant de nouveau pour l’éviter.
Il ne pouvait pas contrôler cette bulle d’eau : elle provenait de Kan, une arme élémentaire, et dépendait donc de celle-ci. J’avais retenu la leçon : par je-ne-sais-quel-pouvoir, Ace Wessex Bastelborn était capable d’utiliser au moins l’eau en plus des éléments occidentaux. Si je ne pouvais employer mes propres capacités contre lui, je pouvais toujours faire appel à la glace d’Eon et à l’eau de Kan.
— Achalmy, cesse, tu ne feras que te fatiguer, souffla tranquillement le Noble en continuant d’esquiver mes attaques successives.
Comment faisait-il ? J’avais l’impression d’être rapide, souple et spontané dans le choix de mes mouvements, mais pas une seule fois je ne l’avais touché. Malgré mes lames qui fendaient l’air dans des sifflements aigus, malgré mes jambes qui me portaient agilement entre les troncs tordus des arbres, malgré mes années d’entraînements, je n’arrivais à rien.
Après cinq minutes de poursuite vaine, je m’arrêtai, haletant, le visage ruisselant de sueur moite. Les muscles de mes bras et de mes cuisses tremblotaient de fatigue.
— C’est bon, tu es calmé ?
Sans vraiment réfléchir, je lançai soudain Kan dans sa direction comme s’il s’était agi d’une dague. Mon katana fila droit vers lui, comme mu par sa propre énergie, afin de s’enfoncer dans son épaule gauche.
Le Noble observa l’arme plantée dans sa chair, hébété, puis releva les yeux dans ma direction. Aussitôt, je sentis sa fichue puissance s’abattre sur moi, mais j’avais prévu le coup. Après l’attaque du camp, je savais qu’il allait forcer mes barrières mentales et s’infiltrer dans mon esprit pour bloquer mon corps.
Les dents serrées, je le toisai avec hargne tandis que je repoussais sa force des murailles de mon esprit. J’avais l’impression que, plus que je le contrais, plus elles s’effritaient, au risque de me briser de l’intérieur. Mais que faire d’autre ?
— Arrête de me bloquer ! gronda le Noble en se penchant vers moi, l’air tout aussi agacé que frustré.
— Autrement quoi ? croassai-je avec un sourire moqueur.
Soudain, il fracassa mes murailles mentales d’une pensée violente et s’infiltra sournoisement dans mon esprit. Dès qu’il fut dans ma tête, un violent haut-le-cœur me secoua et je me penchai vers un arbre pour vider tripes et boyaux.
Après quoi, je tombai à genoux et toussai. J’avais l’impression d’avoir des vers de pourriture sous le crâne. De vraies fourmis dans les membres et des serpents dans les poumons. Un corps étranger dans la tête.
— Laissez-moi ! hurlai-je en me tenant le crâne à deux mains.
— Seulement si tu m’écoutes, souffla le Noble d’une voix douce. Je ne te veux aucun mal, Achalmy, bien au contraire. Mais tu ne m’aides pas.
— Kan ! beuglai-je soudain d’une voix étouffée d’impuissance.
Mon sabre dut comprendre mes intentions : le cri de douleur du comte me le confirma. Du coin de l’œil, je le vis agripper son épaule ensanglantée. De l’autre, il tenait Kan, qui luisait de son sang. Mon katana avait dû aggraver la blessure que je lui avais infligée quelques instants plus tôt.
Alors que le comte tenait encore Kan entre ses doigts crispés, mon arme se ternit brusquement. Elle perdit les reflets discrets qui alternaient selon l’angle, l’éclat de la lumière sur le métal. Des aiguilles de glace vinrent se loger dans mon ventre. Alors que j’avais l’impression que mes armes étaient autre chose que deux lames de métal, Kan redevint brusquement un simple katana.
Son essence avait comme disparu.
Quelque chose d’humide coulait sur mes joues. Sueur, sang, larmes ? Peut-être un mélange des trois.
Mortifié par la disparition brutale de l’essence de Kan, je restai sans rien faire au pied de l’arbre, agenouillé devant la flaque de bile que j’avais rendue. Si j’avais la tête en ébullition à cause du comte Wessex Bastelborn et le ventre glacé d’effroi, mon cœur était vide.
— C’est ce qui arrive lorsqu’on fait couler son propre sang, idiot de sabre, chuchota le Noble d’une voix doucereuse.
Avec nonchalance, il lança Kan dans ma direction. Elle tinta sur le sol sans accrocher les dernières lueurs du soleil et s’arrêta à une trentaine de centimètres de moi. Sa lame était d’un gris terne, banal, vide. Le cœur serré, je tendis la main vers son manche. Elle ne vibra pas sous mes doigts et je réprimai un sanglot.
Je venais juste de me rendre compte que je pleurais.
— Allons, lança le Noble en venant se planter au-dessus de moi. Sèche tes larmes, Chasseur, ton sabre n’est pas mort. Il aurait fallu briser sa lame pour cela. (Avec désinvolture, il se laissa choir à côté de moi et posa les bras sur ses genoux remontés.) Disons que Kan est… Quel est le terme que vous employez ? inconsciente ? évanouie ?
Du bout du doigt, il tapota la lame du katana. Chaque petit écho de sa pulpe sur le métal m’arracha une grimace. L’idée qu’il touchât mon arme me révulsait. Néanmoins, s’il me laissait bouger la tête ou les mains, j’étais encore sous sa coupe. J’étais donc incapable de l’en empêcher.
— Ton arme va redevenir comme tu la connais, ne t’inquiète pas.
Avec un sourire, il se pencha et essuya une larme qui coulait sur ma joue.
— Qui aurait cru que cela t’affecterait autant ? Le sang de Sereanda doit être encore fort dans tes veines.
— Je comprends pas, finis-je par souffler d’une voix rauque.
— Je sais. Sois patient, je t’expliquerai.
Avec des gestes précautionneux, il récupéra le fourreau de Kan à ma taille et rangea la lame. Sans brusquerie, il retira Eon de mes doigts crispés et l’inséra délicatement dans le rangement sanglé dans mon dos.
— Je vais te libérer, Achalmy, annonça alors le Noble d’un air grave. Mais n’essaie pas de m’affronter. Tu n’arriveras pas à me blesser.
Le visage traversé par une expression méditative, il me toisa quelques secondes sans rien dire.
— Tout de même, je dois reconnaître que je suis un peu déçu que tu ne m’aies pas touché. Du moins, si ce n’est pas le biais de ton arme. Acte que tu dois à présent regretter.
J’éclatai. Sa nonchalance insupportable, ce qu’il avait fait à Kan et le contrôle qu’il m’imposait me firent jaillir de mes gonds. En bondissant sur mes talons, je le frappai au visage. Emporté par son poids, il bascula au sol.
— Meurs, espèce d’enfoiré ! hurlai-je en le chevauchant pour abattre mes poings contre ses belles pommettes, contre ses lèvres délicates et sa mâchoire douce.
Je jubilais. Son sang s’écoulait sous mes coups. Sa tête tressautait contre le sol tandis que son contrôle mental s’effaçait de plus en plus. Prenant à peine le temps de respirer, je continuais de fracasser ce visage charmant qui hantait mes nuits depuis quelques mois.
Il avait manqué me tuer. Il s’était ri de moi, des lois de notre monde. Il avait blessé mon peuple, mon père et mon maître. Il avait enlevé Alice et lui avait fait subir je-ne-sais-quel mauvais traitement.
J’allais le tuer.
— Arrête !
Des voix criaient.
Je ne m’en rendais compte que maintenant, alors que le visage du Noble était une charpie de sang poisseux, d’os brisés et de chair déchirée. Mes mains se tordaient de souffrance après tant de coups donnés. Mes jointures étaient à vif. Tout comme mon âme.
— Arrête, je t’en prie, reprit une voix claire à l’accent noble distingué.
Les muscles des bras et des épaules endoloris après avoir répété le même geste enragé pendant plusieurs minutes, je me figeai.
— Arrête, Al, je t’en supplie.
Mon cœur rata un battement. Puis accéléra brutalement alors que même le passage à tabac du Noble ne m’avait pas tant stimulé. J’avais enfin l’impression de revivre depuis que Kan s’était évanouie.
— Achalmy, s’il te plaît.
Médusé, je levai la tête. Les joues mouillées de larmes, plantée juste devant moi, en haillons plus qu’en vêtements dignes de ce nom, Alice me toisait avec un mélange d’horreur, de peur et de soulagement.
Alice.
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