Chapitre 3

10 minutes de lecture

Reda

Je jette un coup d’œil à ma bâtisse. Elle est entourée d'un terrain faisant office de jardin parsemé d'arbres au bois usé et aux branches tellement laissées à l'abandon que leur longueur, anormalement étendue, manque presque de franchir les balustrades de chaque balcon. Et sur toute la façade en béton du bâtiment, la peinture part littéralement en lambeaux.

Je laisse échapper un soupir de frustration en insérant la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Au moins, je possède un ascenseur. Parce que même si je suis sportif, la perspective de devoir affronter cinq étages au quotidien à pied ne m’enchante pas vraiment. Alors je ne vais pas me plaindre. Il faut toujours penser au pire, pour mieux se contenter de ce que l’on possède déjà. C’est un conseil donné par Muhammad, le prophète et messager de ma religion, – que la paix et le salut soient sur lui –, et je compte bien le mettre en pratique.

Je franchis le seuil de mon appartement. Avec le temps, j’ai fini par m’accoutumer à l’odeur de renfermé. Par contre, celle de la solitude, c’est encore compliqué. Mon père est un homme d’affaires très passionné par son travail. Il est souvent en déplacement et n’a pas beaucoup de temps à me consacrer, malgré son âge.

Même si je sais qu'il fait de son mieux pour m'offrir un maximum de confort malgré les hauts et les bas de son business, – après tout c'est lui qui paie cet appartement –, je dois admettre que je lui en veux. Pas parce qu'il est souvent absent, non. Mais parce qu'il est la principale raison de la séparation de mes parents. Depuis leur divorce au lycée, il s'est installé dans le sud de la France et n'a pas eu l'air d'éprouver le moindre regret.

Quant à ma mère, elle est récemment retournée vivre à Alger, soi-disant pour retrouver sa famille. Même si je crois qu’en réalité, elle n’a pas supporté l’idée de mon départ précipité, conditionné par mon master de bio-informatique indisponible dans notre ancienne ville.

Pourtant, je lui ai proposé de rentrer la voir tous les week-ends. Une offre qu’elle a soigneusement déclinée, prétextant préférer retrouver les siens, après tant d’années à vivre séparés par la Méditerranée. Au fond, je suis certain qu’elle redoutait de devenir un fardeau pour mes épaules. Ce qu’elle ne sera jamais, évidemment. Mais je ne peux malheureusement pas l’empêcher d’anticiper la situation à sa manière.

La sonnerie de mon téléphone me tire de mes pensées.

C'est Yanis.

Mon nouvel ami.

La seule personne capable de rompre ma solitude en ce moment.

Sauf si on considère que Sweety, le chat de la voisine, participe également à ma compagnie. Avec les visites impromptues de son pelage flamboyant et de ses miaulements suaves, je réfléchis presque à l'adopter.

  • Allô ? je finis par décrocher.
  • Reda, est-ce que tu es chez toi ?

Sa question m'interpelle.

  • Oui, pourquoi ?
  • Oh, génial ! Je le savais !

J'arque un sourcil, incrédule.

  • On va faire un petit tour au city stade là, avec les mecs, surenchérit-il alors. Ça te dit ?

Je me pince l'arête du nez pour réfléchir.

L'idée de rencontrer les amis de Yanis ne m'enchante pas spécialement, étant donné que je ne suis pas quelqu'un de très avenant, mais je ne connais aucun club de sport digne de ce nom en ville, et je dois avouer que la perspective de me défouler un peu ne me déplaît pas.

Alors je finis par accepter.

  • D'accord. Envoie-moi l'adresse.
  • Trop bien ! Je suis tellement content que tu viennes, Reda !

Je ne peux m'empêcher de sourire face à la sincérité de sa réaction.

Yanis est quelqu'un d'honnête, une qualité qui se fait rare, de nos jours. Et je crois qu'au fond, c'est ce qui me plaît le plus, chez lui. L'innocence qu'il dégage de tout son être me pousse à vouloir le côtoyer.

Alors j'attrape mon maillot et mon short, dispersés sur le canapé à moitié déchiré de la pièce qui me sert de salon, et je m'empresse d'aller le rejoindre.

* * *

Lorsque j'arrive, le terrain est déjà occupé.

Certains garçons exécutent des mouvements circulaires avec leurs bras pour s’échauffer, d’autres se contentent de rester en retrait, près de la clôture grillagée. Comme ce garçon aux cheveux châtains, adossé en tailleur sur la pelouse, une clope à la main.

Je dois avouer que là, ça me dépasse.

Quel est l'intérêt de s'enfiler une clope juste avant de faire du sport ?

Je fais mine de l'ignorer et je reporte mon attention sur mon objectif premier : trouver Yanis. Autrement dit, la seule personne que je suis susceptible de reconnaître dans cet environnement.

Mais il n'a pas l'air de vouloir se pointer.

Alors que j'avance d'un pas, je suis interrompu dans mon mouvement par le garçon à la clope, qui me scrute longuement de ses yeux azur.

  • Salut ! Tu cherches quelqu'un ?

Je le sonde, un peu surpris par sa réaction, avant de lui tendre ma main :

  • Salut, Yanis.
  • Quoi ? s'écrie-t-il soudainement. Tu as dit Yanis ?

Visiblement, il est surpris.

Même si je ne sais pas pourquoi.

J'opine cependant du chef et lui demande :

  • Tu le connais ?

Un instant, il détourne discrètement son regard du mien, comme s'il cherchait à masquer sa nervosité, avant de reporter son attention sur moi et d'éclaircir sa gorge :

  • Bien sûr que je le connais, c'est mon meilleur ami.

Oh.

  • Tu as besoin de lui pour quelque chose en particulier ?

Je fronce le nez.

Ce n'est pas comme si la raison de ma venue le regardait.

  • Non, il m'a simplement invité ici.
  • Quoi ? Mais pourquoi ?

Sa curiosité excessive commence sérieusement à m'énerver.

Je ne sais pas si ce type agit de cette manière avec toutes les nouvelles fréquentations de Yanis, mais s'il continue comme ça, je vais vite mettre un frein à son indiscrétion. Et je ne suis pas vraiment réputé pour savoir faire preuve de tact dans mes propos.

  • Parce que.

Mon ton est ferme, sans écart.

Et je vois bien à l'expression crispée de mon interlocuteur que mon mutisme n'est pas très bien accueilli. Je m'apprête alors à mettre fin à notre conversation et à lui tourner le dos, lorsqu'une seconde voix m'interrompt dans mon mouvement.

  • Reda ! Tu es là !

C'est Yanis.

Il débarque en trombe, complètement pantelant.

  • Désolé... je sais que je suis en retard ! Mais il y avait ce lézard et...
  • C'est bon Yanis, lui rétorque l'autre garçon. On sait que tu as encore mis une heure à trouver ta tenue !

Yanis prend une profonde inspiration pour retrouver son souffle, avant de passer sa main dans ses cheveux.

  • Bon d'accord, Naïm. Je n'arrivais pas à matcher la couleur de mon bandeau avec celle de mon short...

Naïm.

C'est donc le prénom de ce type à la clope.

  • Au fait, j'ai ton édition collector, ajoute-t-il en agitant une boîte de jeu.
  • Naïm. Oh mon dieu. Je t'aime !

Yanis s'empresse alors de se jeter sur son ami pour lui adresser une accolade, visiblement ému.

  • J'ai veillé jusqu'à cinq heures du matin pour te l'obtenir. Alors prends-en soin !
  • Tu es vraiment le meilleur !
  • Je sais !

Tout en tentant de se dégager progressivement de l'étreinte de son ami, Naïm me jette un regard discret, à l'abri des prunelles de Yanis. Un regard que je qualifierais de curieux, voire même légèrement sournois. Et même si je suis incapable d'en déceler l'intention exacte, je peux affirmer que ce n'est rien de chaleureux.

* * *

Nous avons passé la majeure partie de l'après-midi à nous affronter au foot, entre défis et rires, et même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que les amis de Yanis étaient bien plus sympathiques que ce à quoi je m'attendais.

Il y avait d'abord Osman, un Turque très imposant au premier abord, avec son mètre quatre-vingt dix, mais à l'humour aussi marquant que sa stature. Et puis Seth, un étudiant en pâtisserie un peu maladroit sur les bords, excepté dans son domaine, mais à la générosité sans limites.

Mais le plus remarquable, à mes yeux, restait sans compter Harûn. Yanis m'a expliqué qu'ils étaient amis d'enfance depuis le collège, leurs mères étant proches, et qu'il s'était récemment marié à une fille de sa promotion, – Inaya je crois. Il a alors décidé de mettre en pause ses études de droit, le temps d'épargner un peu d'argent avec son travail de libraire, pour offrir le meilleur confort possible à sa femme. Et après avoir échangé avec lui, je n'ai sincèrement jamais rencontré de personne aussi sage dans ma vie.

  • Merci de m'avoir invité, je murmure.

Assis sur la pelouse faisant office de gradin, Yanis et moi contemplons le coucher de soleil imminent.

  • Mais non, avec plaisir ! il rétorque spontanément. Merci à toi d'avoir accepté.

Je lui décoche un sourire discret, avant de reporter mon attention sur le ciel orangé.

Finalement, Naïm n'a pas joué.

Il s'est contenté d'observer les premiers matchs, avec indifférence, avant de finir par quitter le city stade, sous un motif impérieux dont je n'ai pas la connaissance. Et dont je me fous royalement.

Même si pour être honnête, une question me taraude tout de même l'esprit. Pourquoi, de tous ces profils aussi admirables, celui de Naïm semble être celui auquel Yanis reste le plus attaché ?

  • Tu sais, Naïm a adoré ta performance, lors du dernier match, déclare Yanis en me ramenant à la réalité.
  • Quoi ?

Ok.

Soit il s'agit là d'une énorme coïncidence.

Soit Yanis me cache ses talents de mentaliste.

Je me mets à hausser les épaules, nonchalamment.

  • Je sais que ce n'est pas le plus grand exemple de piété...

Ça, c'est clair.

Il n'a pas arrêté de s'éclipser du terrain pour accoster des filles qui passaient à côté.

Je ne sais pas s'il a vécu quelque chose dans son passé ou si c'est simplement lié à sa personnalité, mais il n'a pas vraiment l'air de considérer le sexe opposé.

  • Mais c'est un gars bien, vraiment.
  • Si tu le dis.

Ce n'est pas comme si j'en avais quelque chose à cogner.

  • Il a même accepté de m'avancer de l'argent, une fois.

J'arque un sourcil, l'air soudain sceptique.

  • Qu'est-ce que tu veux dire ?

L'espace d'un instant, Yanis se tait, comme s'il venait instantanément de regretter sa confidence, avant de pousser un râle.

  • Oh et puis mince ! Il m'avait fait jurer de garder le secret, mais tant pis.

Je continue de le scruter, un peu inquiet malgré moi.

  • Je veux m'acheter une voiture. Voilà, c'est dit !
  • Et donc ?
  • Mes parents ont déjà utilisé une partie de leurs économies pour payer sa Clio à Hana. Enfin, ma petite sœur.

Pas besoin de préciser son identité, je vois très bien qui est Hana.

Et je ne la porte pas spécialement dans mon cœur.

Bon.

C'est vrai que je suis peut-être allé trop loin, la dernière fois, avec cette fausse histoire d'allergie.

Mais je n'ai pas pu m'en empêcher. Cette fille est dans le jugement total avec les autres et ce que je déteste par-dessus tout, c'est la superficialité. Alors je ne regrette rien.

Même si je dois avouer qu'elle m'a plutôt épaté. En lui demandant de me cuisiner un nouveau plat, j'étais persuadé que j'allais la faire sortir de ses gonds. Alors qu'elle a accepté sans broncher.

  • Je ne veux pas demander d'argent à ma famille, reprend le brun. Je veux me débrouiller seul.

J'opine du chef, plutôt fier de sa résolution.

  • Mais comme tu le sais, c'est un peu compliqué de travailler, surtout avec les études...

Ok.

Je commence enfin à comprendre où il veut en venir.

  • Alors Naïm m'a gentiment proposé de m'avancer. Avec une belle somme !
  • Et elle sort d'où, sa belle somme ?
  • Ne t'inquiète pas, ce n'est pas ce que tu crois.

Je lève les mains en l'air en signe de reddition.

  • Je ne crois rien du tout. Je n'ai encore rien dit.

Yanis se met à glousser.

  • Je sais très bien ce que tu penses. Mais Naïm est honnête. Il m'a avoué que son père était le propriétaire d'une grande clinique, à l'étranger. Et qu'il pouvait lui emprunter autant d'argent qu'il voulait.
  • Et c'est quoi au juste, le nom de cette clinique ?
  • Là, tu m'en demandes trop Reda. Ce n'est pas le sujet. Je t'ai juste confié cette anecdote pour te prouver que Naïm était bien plus généreux que ce qu'il dégageait !

Je le scrute de nouveau, un peu sceptique.

  • D'accord. Et ta sœur le sait ?

Il me jette un regard surpris, de ses prunelles noires écarquillées :

  • Hana ? Jamais ! Tu veux qu'elle m'assassine ou quoi ?

Je réprime un rire face à sa remarque.

Ce serait bien son genre, effectivement.

  • Je compte sur toi pour garder le secret.

En même temps, ce n'est pas comme si j'allais me presser de retrouver Hana pour le lui raconter. Si elle est incapable d'instaurer un climat de confiance avec son frère, elle devrait songer à se remettre en question.

  • En plus, elle n'aime pas spécialement Naïm... marmonne le brun.

Au moins, ça nous fait un point commun.

  • Pourquoi ? je demande néanmoins, curieux.

Yanis hausse alors les épaules, avec indifférence.

  • Je ne sais pas, elle dit qu'elle ne le sent pas... intuition féminine, peut-être ?

J'opterais plutôt pour un jugement personnel.

  • Bon, la nuit est en train de tomber. On rentre ? me propose-t-il alors en se relevant.
  • Oui, il vaut mieux.
  • D'ailleurs, c'est l'heure de la prière du Maghreb. Ça te dit d'aller prier à la mosquée ?
  • Carrément.

Sur ces mots, j'emboîte le pas à mon ami, prêt à me diriger vers mon lieu préféré.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 52 versions.

Vous aimez lire Enyris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0