Chapitre 32
Hana
- Reda !
À la seconde même où le son du coup de feu parvient à mes oreilles, je m'extrais spontanément de ma cachette pour me précipiter vers lui. Mes jambes chancelantes manquent de me faire chuter à deux reprises, mais je ne cesse de courir pour autant.
- Reda ! je répète alors lorsque j'arrive enfin près de lui.
Je m'accroupis près de son corps, complètement étendu sur l'asphalte.
Les yeux fermés, la respiration pantelante, je pense d'abord qu'il est inconscient.
Mais lorsqu'il réouvre les yeux, dans un mouvement excessivement lent, je comprends qu'il est encore clairvoyant. Et j'en remercie Dieu instantanément.
- Hana... ? murmure-t-il difficilement, visiblement surpris par ma présence.
- Oui ! C'est moi ! je lui rétorque, à la fois affolée mais aussi soulagée de constater qu'il arrive encore à articuler.
- Mais... qu'est-ce que tu...
Il marque une pause pour récupérer son souffle.
- Qu'est-ce que tu fais là... ?
- Je passais dans le coin... et puis je t'ai vu avec Naïm...
Au moment même où je prononce ce prénom, je relève alors spontanément la tête.
Je balaye ensuite attentivement l'environnement qui m'entoure du regard à sa recherche, mais plus aucune trace de ce dernier n'est visible à l'horizon. Il a probablement dû s'éclipser à la seconde où il a réalisé ce qu'il avait fait. Rien de vraiment étonnant, de la part de ce lâche.
Je prends mon téléphone et je compose le numéro des secours. Je leur explique rapidement la situation, tout en prenant le temps de répondre à leurs questions. Lorsqu'ils me confirment l'envoi imminent d'une ambulance, je reporte alors mon attention sur Reda, et je m'empresse de prendre sa tête dans mes bras.
- Reda... je déclare d'une voix qui se veut rassurante, ça va aller...
Cependant, face à ma remarque, il se met à glousser.
- Qu'est-ce qui te fait rire ? je lui demande, incrédule.
- Pas besoin de faire semblant, Hana...
- Quoi ?
Il se met alors à diriger sa main vers son ventre, comme pour m'intimer de la suivre.
Et c'est à ce moment précis seulement que je réalise soudain la gravité de la situation.
- Oh mon dieu.
Reda a un trou béant sur le flanc droit.
Un trou qui saigne abondamment.
Je m'empresse alors de placer ma main sur son abdomen pour tenter d'endiguer l'hémorragie, mais le sang continue de couler à travers ma paume.
- Pas la peine de gaspiller ton énergie... me susurre-t-il alors.
- Quoi ?
- Pas besoin d'être médecin pour comprendre que je vais y passer...
Je fronce les sourcils.
- Je t'interdis de dire ça !
Mais il ne me répond pas.
Alors je reviens à la charge :
- Je t'interdis d'abandonner, Reda ! Je te l'interdis ! Est-ce que tu m'entends ?!
Je continue de comprimer sa plaie tout en haussant la voix :
- Tu vas t'en sortir, je te le promets ! Mais en échange, promets-moi de ne pas abandonner !
Mais malgré ma supplication, Reda n'obtempère toujours pas.
Et la perspective qu'il accepte cette situation sans essayer de se battre jusqu'au bout me rend folle.
Parce que moi, je refuse d'abandonner.
Alors je continue de comprimer sa plaie.
Je continue de comprimer malgré la douleur s'instillant dans mes bras.
Je continue de comprimer malgré la force quittant progressivement mon corps.
Je continue, encore et encore, et je n'arrêterai pas tant qu'on ne m'aura pas ordonné de le faire. Parce qu'il est hors de question que j'abandonne Reda à son sort.
- Hana...
Sa voix haletante me ramène néanmoins à la réalité.
- Arrête de parler ! Tu dois économiser tes forces !
Mais il lève sa main, comme pour me demander de l'écouter.
Sauf que je refuse de l'accepter.
Je refuse d'agir comme si ces mots allaient peut-être être ses derniers.
- Je suis tellement... désolé...
- Quoi ?
L'espace d'un instant, j'arrête de comprimer, complètement décontenancée par son attitude.
Et puis je repense à notre dernier échange. L'altercation au restaurant. La dispute dans son appartement. Et tout se remet en place dans mon esprit.
- Reda, si tu fais référence à ce qui s'est passé, c'est déjà oublié !
Mais il nie de la tête.
- Je ne parle pas de ça...
Sa voix se fait de plus en plus suffocante.
Je comprends alors qu'à partir de maintenant, je ne dois plus lui faire perdre son temps avec des dialogues inutiles. Alors je me tais. Et je consens enfin à l'écouter.
- Je regrette tellement, Hana...
Ma gorge se noue.
J'appréhende tellement ce qu'il s'apprête à dire.
S'il ressent le besoin de s'excuser dans un tel moment, c'est probablement parce qu'il sait que ce qu'il s'apprête à me révéler ne va pas me plaire. Sauf que je ne veux pas de ça. Je ne veux pas d'un énième conflit entre nous fondé sur des broutilles. Je ne veux pas encore perdre mon temps à me disputer. Non. Pas maintenant. Pas quand le temps est aussi précieux. Et pas quand il s'agit peut-être d'un dernier instant.
Je secoue la tête pour tenter d'effacer cette dernière pensée de mon esprit. Non. Je ne dois pas abandonner. Je ne dois pas me laisser influencer. Reda peut survivre. Avec l'aide de Dieu, rien n'est impossible. Alors je dois continuer.
- Je regrette tellement de ne pas avoir demandé ta main plus tôt...
Mon cœur fait un raté.
Le temps pourtant si précieux à mes yeux s'arrête autour de moi.
Je crois que je m'attendais à absolument tout sauf ça.
- Reda... qu'est-ce que tu racontes... ?
Il doit forcément y avoir une erreur.
Oui.
Reda est simplement en train de perdre la tête à cause du sang.
- J'ai eu du mal à l'admettre, reprend-il alors entre deux souffles.
Quoi ?
- J'ai eu du mal à accepter que j'avais des sentiments pour toi, Hana...
Je laisse les larmes quitter mes yeux déjà embrumés.
Pour être honnête, je ne sais pas vraiment pourquoi je pleure.
Est-ce la réaction de joie à laquelle on s'attend lorsqu'on apprend que nos sentiments sont partagés par l'être aimé ? Ou bien au contraire l'angoisse d'imaginer ce qu'il pourrait se passer si l'appréhension de la perte se réalisait ? Ou encore peut-être un mélange des deux...
Peu importe la réponse à ces questions, une chose est certaine maintenant, c'est que Reda ne peut pas juste survivre. Il doit survivre. Parce que sinon, je sais que je ne me le pardonnerai jamais.
- Ce n'est pas trop tard ! je m'exclame alors, en larmes.
Il me fixe, probablement déconcerté.
- Ce n'est pas trop tard pour le faire, Reda !
- Pourquoi est-ce que tu pleures ? demande-t-il, un sourire mutin au coin de la lèvre.
J'imagine qu'il me demande ça pour m'inciter à arrêter, mais sa question n'a pas vraiment l'effet escompté. Au contraire. Mes chaudes larmes reprennent de plus belle, contrastant avec la froideur de son corps.
- Un soldat ne doit pas pleurer, Hana...
- Un soldat doit aussi se battre ! je réplique alors avec véhémence.
- Quoi ?
- Si tu es vraiment sincère au sujet de tes sentiments, tu dois te battre Reda ! Si tu veux vraiment demander ma main, tu dois te battre pour t'en sortir !
Il continue de me fixer, malgré le peu de force qu'il semble lui rester.
- Si je suis sincère, hein... marmonne-t-il.
- Oui, Reda ! Si tu ne te bats pas, sache que je ne te le pardonnerai jamais !
Ma voix chevrote de plus en plus pour contenir d'autres sanglots étouffés.
- Et tu sais pourquoi ?
Il nie de nouveau de la tête, avec beaucoup moins de vigueur que la première fois.
- Parce que j'ai horreur des menteurs, Reda !
- Alors je suis vraiment désolé...
Mais bon sang, pourquoi est-ce qu'il n'arrête pas de s'excuser ?
Je crois que je n'aurais jamais imaginé que le voir s'excuser sans cesse m'insupporterait un jour.
- Je suis désolé de ne pas avoir réussi à exaucer au moins ton dernier souhait...
- Quoi ?
Sur ces mots, il esquisse un sourire avant de fermer les yeux.
Je m'attends à ce qu'il les réouvre, comme il l'avait précédemment fait, mais il n'en est rien. Je tente alors de l'appeler, en vain. Tout ce que je constate, c'est sa main qui s'écroule brusquement sur l'asphalte, sans vie.
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