Condamné

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Le ciel crache. S’il n’avait pas peur du cliché, il écrirait qu’il pleure. S’il n’avait pas peur de la grossièreté, il écrirait qu’il pisse. S’il n’avait pas peur de l’abstrait, il écrirait qu’il coule, qu’il roule, qu’il saoule la Terre goutte par goutte, flaque par flaque ; que c’est le ciel tout entier qui se déverse peu à peu ; que bientôt il ne restera plus rien de ce toit imaginaire. Il préciserait avec une ironie grinçante que le monde n’a jamais été hermétique et que les hommes, tous autant qu’ils sont, ont perdu leur petit toit rassurant. Il expliquerait que partout les cervelles se déversent, que chaque goutte de sang, chaque goutte d’eau, chaque goutte d’encre qui s’échappe d’un corps est une portion de cette matière grise qui s’enfuit. Qu’à force de se répandre les hommes se transforment en matériau aride et sombre, en terre privée de ciel. Mais il exprime cela autrement. Le ciel crache. Admettons.

Il cherche une idée qui tiendrait debout sur neuf pieds, histoire de compléter l’alexandrin. Il a toujours aimé les alexandrins. Le balancement de la césure, la monotonie de la déclamation le plongent invariablement dans une infinie sérénité. C’est un courant qui le berce, ce sont des vagues qui le portent sans peine. Son stylo reste suspendu. Il se laisse transporter.


Armand, amant hors pair, Armand, père sans égal, Armand, auteur génial, Armand est désarmé. Un monstre croît dans ses entrailles. Un nénuphar prend son poumon. Ou c’est un énorme saumon qui de son ventre fait ripaille. Certains jours, c’est une tumeur qui s’agrippe autour de son cœur. Mais peu importe ce que c’est. Le bel Armand est condamné. C’est une bouche, une blouse, ou un doctorat plein d’aura, qui lui a dressé ce bilan. Un an.

Surtout, n’allez pas croire que j’adoucisse son portrait à cause de sa mort imminente. Il en faut bien plus pour m’attendrir. Dans mes débuts, bien sûr, il advenait que mon empathie naturelle prenne le dessus. Depuis, des centaines de personnages se sont succédé entre mes mains, vils, vifs, bons, cons, mourants, vaillants… Et parmi eux, certains infiniment plus valables qu’Armand. Tout ça pour dire que, quand je qualifie Armand d’ « auteur génial », ce n’est pas par pure politesse. Il est réellement doué. Ses débuts littéraires avaient d’ailleurs été très remarqués, dès ce fameux devoir en classe de CP qui avait tant fait parler de lui dans la salle des maîtres – le procès piquant de monsieur Nuage qui, accusé par monsieur Soleil de lui faire de l’ombre la moitié de l’année, était condamné à la précipitation. Le style eut beau évoluer, il est resté brillant. Auteur génial, donc. Quant aux deux autres appositions, je ne les développerai pas : ce serait intrusif. J’ai toujours protégé la vie privée de mes personnages des vautours – je ne parle pas de vous, bien sûr – qui n’achètent des livres que pour violer la vie privée de ceux qui les composent. Proprement répugnant.

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