1854 - 7
Ce sentiment aigu, je l’ai ressenti de nouveau comme une brûlure il y a quelques années, alors que je dînais en compagnie de deux vieux amis dans le célèbre restaurant Métropole, situé non loin de la perspective Nevski. Fédor Ouspenski, diplomate éloquent, Piotr Ladislas, mon alter ego, natif de cette ville, et moi-même, avions coutume de nous retrouver dans la grande salle aux colonnes et aux boiseries dorées dont les fenêtres étaient tendues de rideaux de soie verte. Nos zakouski favoris, langue d’élan et de renne, accompagnés d’anchois à l’aigre-douce et de bœuf fumé nous attendaient déjà sur la table.
Ce soir-là, Piotr, rompant avec le ton habituellement persifleur et léger de nos conversations, nous déclara solennellement :
- Je dois vous raconter une histoire qui a transformé ma vie.
- Une amourette, raillâmes-nous en chœur.
- Pas exactement, plutôt une histoire d’étoile à son firmament, qui vint illuminer ma vie…
- Que t’arrive-t-il, tu deviens romantique ? Avons-nous renchéri.
Grave, le vieil homme entama son récit :
- C’était il y a une vingtaine d’années, quand j’habitais encore Leningrad. Dans ce même restaurant, je m’apprêtais à dîner seul, quand entra une grande dame emmitouflée dans une redingote de fourrure. Une toque posée sur une écharpe de mohair gris ceignait son front.
Fédor et moi étions suspendus à ses lèvres, prêts à le taquiner.
- D’après son allure, poursuivit-il, j’avais compris qu’elle était française. Lorsqu’elle se fut débarrassée de son manteau, elle s’assit et se plongea aussitôt dans la carte. J’observais son visage, encadré de cheveux tissés de fils d’argent. Il s’était décrispé peu à peu avec la chaleur et ses yeux noisette foncé brillaient de tous leurs ors. Sans attendre qu’elle ait choisi, je demandais au garçon de lui servir un verre de ma part.
- Et elle a accepté sans sourciller ? Lançais-je.
- Oh, répondit Piotr, ce n’était pas une de ces étrangères naïves qui cherchait la Russie éternelle dans l’URSS de Brejnev. Elle travaillait aux Œuvres Sociales pour Autistes et Handicapés de Prusse et faisait preuve d’une abnégation sans pareil. Un de ses aïeux s’illustra naguère à l’Académie Agronomique de Saint-Pétersbourg. En 1789, Catherine II l’invita à séjourner à la cour. Son nom fut même donné à une artère de la ville.
- Évidemment, tu lui as proposé de la chercher avec elle ? s’esclaffa Fédor.
Perchant son regard sur le lustre de cristal, Piotr esquissa un petit sourire.
- Nous nous promenâmes pendant une semaine dans les rues. Je lui contai les méandres de ce Pétersbourg tant aimé et détesté, essayant de lui faire comprendre notre ville, emportée dans la tempête de neige, angoissante et inaccessible à la fois.
Toute humaniste qu’elle était, Olga, tel était son surnom, cherchait à prouver que non seulement l’homme mais également les objets, les bâtiments, gardent en mémoire leur passé. Elle me donna en exemple la Grotte, ce célèbre pavillon de Tsarskoïe Selo, lieu privilégié des rendez-vous galants des grands amoureux du XVIII° siècle à nos jours.
- Évidemment tu l’as emmenée là-bas, vieux Don Juan ?
- Contrairement à ce que tu peux penser, mon cher Mikhaïl, il ne s’est rien passé entre nous, tout est resté dans le cadre des fantasmes et de non-dits de l’amour non accompli.
Mais maintenant que ma vie touche à sa fin, je comprends qu’Olga avait raison, car les petites choses demeurent longtemps dans l’œil et l’oreille et finissent par descendre dans l’âme.
Depuis ce fameux dîner, qu’il pleuve ou qu’il vente, nos réunions allaient invariablement se terminer au pavillon de Tsarskoïe Selo où parfois il me semblait que les murs avaient effectivement gardé en mémoire ce qu’ils avaient entendu et qu’ils m’ont indubitablement murmuré leurs souvenirs.
Qu’en restera-t-il ? L’amour qui naît et meurt pour subsister dans la mémoire, et la volupté des neiges…
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