Écrits Vains
Le couteau à la main, j’observais mon œuvre. Une averse de sang gouttait sur mes chaussures, pendant qu’une satisfaction poisseuse de désespoir, m’envahissait peu à peu. À présent, mon envie de vengeance se dispersait, remplacée par un vide immense.
La flèche qui avait guidé ces trois derniers mois de ma vie explosait en un million d’aiguilles déboussolées.
Je n’entendais plus rien, ni les sirènes, ni les cris. Un policier –suivi de sa meute– défonça la porte ; ce devait être une jeune recrue, car mon évidente satisfaction lui glaça le sang. Pris de peur, il sortit son arme.
Nous étions face à face, son revolver louchait entre mes deux yeux. Il semblait livrer un combat intérieur. Un léger sourire compatissant, si imperceptible qu’il fut, le décida. La balle partit ; le temps ralentit. Je la vis avancer lentement, tournant sur elle-même: je sus qu’elle me serait fatale. Je fermais les yeux, résigné et serein.
Mais dans un noir complet, une infime lueur étincelait...
~La balle tournait~
— Papa ! Je peux faire du manège ?
— Non ! On rentre, tu en as déjà assez fait !
— Maman ! Papa veut pas que j’fasse du manège !
— S’il a dit non, c’est non !
Il était à une petite fête foraine. À cinq ans, le monde lui semblait magnifique, bercé des douces illusions de l’enfance. Ce gamin qui ne comprenait rien du monde, entouré de ses parents, était mon passé.
~La balle tournait~
— J’ai reçu mon bulletin ! J’vous le montre ?!
— Bravo ! 17 de moyenne générale.
— Et avec les félicitations !
— 19, tu as la meilleure note d’Histoire.
— C’est normal, le chapitre était sur l’Égypte antique. Et j’adore ça.
— Si tu continues, tu pourras faire n’importe quelle école. Tu voudras faire quoi quand tu seras grand ?
— Je serai avocat de la défense, ça gagne beaucoup selon mes copains, et il paraît que c’est facile et amusant: il suffit d’être intelligent.
C’était un enfant de taille moyenne, il était en troisième, le meilleur de sa classe, apprécié de tous. Ses parents le félicitaient. C’était un gamin avec les rêves de son âge – tout lui semblait facile et rien impossible.
Ma vie défilait peu à peu. Cette vision s’estompa. Ma mère, mon père et ma maison s’effacèrent.
~La balle tournait~
En seconde, il avait présenté un exposé très complet. Ses camarades avaient gloussé, là où ses enseignants étaient restés pétrifiés devant ce sérieux irréprochable. Il discourait avec une froideur empoisonnée d’admiration malsaine:
— Aujourd’hui je vais vous parler de l’Égypte antique, et plus précisément de leurs techniques d’embaumement des morts. Les Égyptiens avaient vraiment des méthodes fascinantes, ils enlevaient déjà le cerveau par le nez avec seulement une paire de crochets en ne laissant aucune marque. Puis ils prélevaient méthodiquement les différents organes vitaux qu’ils répartissaient dans quatre jarres à l’image de leurs dieux. Après, ils s’attaquaient au ventre, en commençant par ôter…
Je n’eus pas le temps d’entendre la fin de ce brillant exposé que déjà, le couloir de la mort me pressait le pas…
~La balle tournait~
…au sol, j’étais contraint de suivre la ligne, les rails que ma vie avait laissés derrières.
Debout, devant un grand tableau, il cherchait son nom. Il était dans les derniers.
— Yes ! J’ai 13 !, dit-il fier de lui.
— Et moi 16 !, se moqua son ami.
— Super j’ai 15.5 !, cria un autre dans son dos.
Il était content de son 13, mais il ne l’avait pas mérité. Il n’avait pas travaillé. Comme tous ceux de son âge, il s’était contenté de propulser sa petite bille numérotée. Chaque année, il ne lui restait que deux petites gâchettes, et parfois, quand la fin semblait proche, il secouait le flipper.
N’étant pas suffisamment bon en maths, ni en physique, les grands gourous de l’enseignement conclurent qu’il n’était pas apte à faire du droit. De ce rejet, ressortit un goût prononcé pour la littérature qui lui fit oublier son rêve d’enfant ; à présent, il voulait devenir écrivain. Libre, sans contrainte, sans trop de concurrence étrangère et surtout sans patron comme lui répétait sa mère. Un métier ’juste’ – les études n’aidant pas, seul le talent décidait, un métier ne subissant presque pas la crise, là où l’argent n’influençait pas le succès, disait souvent son père.
Il n’en faisait qu’à sa tête et n’écoutait aucun de ses parents. Ses choix, il les décidait seul, sans l’aide de personne. C’est ainsi qu’à Noël, il eut la surprise de délivrer, prisonnière d’un papier rouge et doré, une magnifique machine à écrire presque neuve.
— C’était celle que j’utilisais pour écrire quand j’étais jeune, lui dit sa mère, c’est peut-être un peu vieux, mais au moins, tu n’auras pas d’imprévu – contrairement aux nouvelles technologies bien trop chères…
La première phrase à sortir toute chaude de la bouche de sa nouvelle machine fut cette promesse d’encre:
Je serai célèbre
J’étais un fantôme, prisonnier de mes souvenirs, condamné à remuer les chaînes de mon passé. Soudain, je resurgis, les ténèbres se dissipaient, effrayés par le nouvel arrivant…
~Le monde était noir ; la balle me dévisageait~
…je n’eus pas le temps de plus la contempler, car déjà, le passé, plus fort que tout, refit surface.
— Vous prendrez à gauche au prochain carrefour.
Il pleuvait, sur son front des gouttelettes, pendant que sa transpiration imbibait le volant déjà moite.
— Vous allez me faire un créneau entre ces deux voitures.
Il hasarda le volant et la marche avant/arrière dans l’espoir de se garer sans égratignure.
— C’est mieux que rien,… dit l'examinateur après une demi-heure. Bon… C’était pas beaucoup mieux que les 4 dernières fois, mais au moins, cette fois-ci, vous n’avez mis en danger personne… Je vous mets le point d’éco-conduite, et vous passez tout juste. Tenez, et que je ne vous revois plus !
Fier de son permis en poche, il rentra le présenter à ses parents, qui lui avaient promis une heureuse surprise.
— Tu l’as enfin eu ?! C’est pas trop tôt, depuis le temps… Tous tes essais nous ont coûtés si cher… râla son père.
— Enfin, tu l’as eu, c’est l’essentiel, consola sa mère. Et chose promise, chose due. Nous t’avons acheté une voiture. Mais comme on a déjà mis beaucoup d’argent pour ton permis, on a dû faire quelques sacrifices…
Il voulut d’abord remercier, mais ses mots lui restèrent en travers de la gorge, amer d’ironie.
La voiture était grise oubliable et aérée de trois portes, mais surtout et avant tout: c’était une voiture sans permis.
Je ne pus réprimer un sourire nostalgique, repensant à ce pied de nez que me jouait la vie. C’était mon tout premier, mais d’autres allaient bien vite lui tenir compagnie…
~La balle, magnifique soleil de bronze, faisait pâlir le monde~
…justement, en parlant de déception:
— Allô ! Bonjour, je représente l’éditeur à qui vous avez envoyé votre manuscrit. Votre livre a retenu notre attention en se démarquant des autres. Néanmoins nous ne sommes pas sûrs du public qu’il vise, ni de sa réaction. En conséquence de quoi, nous ne pensons pas votre livre assez rentable. Mais, votre style d’écriture, certes un peu… novateur…, nous intéresse réellement.
— Je peux le réécrire pour toucher un public plus précis ainsi que le développer, l’étoffer.
— Bien ! Nous attendrons donc votre prochain manuscrit avec impatience. Au revoir.
Il raccrocha. Ne sachant pas vraiment comment prendre cette conversation, il se remit au travail.
Un an passa avant que l’éditeur n’exprime sa pleine satisfaction. Il avait alors 21 ans. Il espérait pouvoir vivre de son livre jusqu’à la prochaine parution. Son texte fut un désastre, il ne lui rapporta qu’à peine le SMIC. Le hasard avait éclipsé sa sortie par la traduction d’un best-seller anglo-saxon. Il songeait à renoncer, choisir un métier qui lui correspondrait mieux. Mais heureusement, ses parents n’avaient pas cessé de le soutenir. Plus dans la misère que dans la joie, leur appui continuait à flotter dans la tempête.
— Tu as un talent véritable, tu dois continuer ainsi, lui disait sa mère.
— Tu n’as vraiment pas eu de chance, fils, le consolait son père.
— Non, je pense changer de métier. Ça ne me convient vraiment pas. Je voudrais devenir journaliste.
— N’abandonne pas ! Ton talent est certain, tu ne dois pas le gâcher, conseillait sa mère. Quand, moi aussi, j’essayais d’écrire des livres, je me suis découragée. Ne fais pas la même erreur que moi !
Pendant un instant furtif, une larme chargée de regret sembla couler de son œil…
— Le prochain sera un best-seller, c’est sûr !, lui assurait son père. Souviens-toi que nous te soutiendrons jusqu’au bout, quoi qu’il arrive…
Le temps ne l’avait pas changé, rebelle, il se pensait libre de toutes influence parentale. Ainsi, la question réglée, il se remit à écriture tout en y apportant ses plus belles touches ↲⃞
~La balle se trouvait nez à nez devant moi~
Avoir un objectif était aussi vital que boire ou manger. Les rêves nous maintiennent éveillés, pourquoi vivre si on ne sait où aller ?, se répétait-il. Son rêve était d’écrire un livre qui marquerait les esprits – et si possible lui remplirait aussi les poches.
— Votre second manuscrit a été retenu. Avec votre accord, nous commencerons par un petit tirage. Après, on verra… avec les ventes,… déclara évasivement son éditeur.
— Vous avez bien sûr mon accord.
— Alors je vous rappellerai sous peu pour faire le point, à bientôt.
Ce nouveau livre hérita de la "popularité" de son aîné. Les ventes ne décollèrent pas, il ne fut pas même rentable. Mais cette fois, le hasard était innocent, aucune sortie, aucun autre événement ne l’avait accompagné.
Les lecteurs et les critiques furent impitoyables. Pour la première fois, son talent ne se cachait plus derrière d’autres. Il fut blessé de découvrir son réel "potentiel", apparemment, le même qui avait fait arrêter sa mère.
Il arriva alors dans ses années les plus sombres. Là où on doit affronter, seul, la réalité. Le monde se démasque: obscur, injuste, cruel. La retraite, les emplois s’envolent ; les salaires font du rase-mottes, lorsqu’ils ne laissent pas un chômeur dans leur sillage. De son point de vue, cette belle démocratie intouchable se muait en une douce dictature rampant aux pieds du plus riche. Dans un tel torrent de ténèbres, il se débattait sans cesse, coulant de plus en plus. Se rapprochant du fond, un choix simple revenait souvent le questionner….
Quelque part, l’aiguille d’un l’horloge sonna paresseusement trois heures. Ding,… Ding,… Ding,…
~L'aiguille tournait~
Deux ans s’écoulaient, le rapprochant peu à peu de l’âge où il devait être autonome. Son départ fut fort en émotion. Il sauta au cou de ses parents – ou plutôt à leur gorge. Et ainsi, c’est à regret qu’il abandonna leur aide financière:
— Je ne pourrai jamais vivre sans votre argent. Vous savez bien que je travaille dur, ce n’est pas de ma faute, c’est le succès le coupable: il me fuit comme la peste.
— Ne te cherche pas d’excuse, à ton âge, on doit être indépendant. Tu es grand, tu as maintenant 23 ans. Nous savons bien que tu travailles dur, mais peut-être pas dans le bon sens. Choisis des sujets que beaucoup de personnes aiment, donc beaucoup de lecteurs, donc beaucoup d’acheteurs, raisonna son père, avec son habituelle simplicité.
— Arrête d’écrire pour parler de malheurs et de suicides. Un livre se doit de te faire évader, tu dois apercevoir un monde magnifique, noyer tes soucis dans l’encre des pages. Arrête d’être si réaliste, et je suis sûr que tes histoires se vendront comme des petits pains chauds, les mêmes que chaque matin, tu allais chercher, avant l’école, le réconforta sa mère.
— Tu dois réussir à prendre en otage la curiosité à chacune de tes fins de pages ; si tu ne tends pas de carottes à tes lecteurs, ils n’avanceront pas !, philosopha fièrement son père.
Il partit ainsi, tirant sa petite valise, pour emménager dans un minuscule appartement d’une résidence microscopique à loyer imbattable.
Les années peinaient à passer, il avait de moins en moins d’argent. Il avait sorti trois autres livres. Pour une fois, il avait suivi les conseils de ses parents, ses romans s’animaient dans un monde enfantin. Tous les six mois, son nouvel appartement rétrécissait, à mesure que les dettes s’entassaient. Mais ses parents ne l’aidèrent pas. Il était seul, même Dieu ne croyait plus en lui.
Petit à petit, les mêmes questions revinrent le hanter. Une question récurrente que chacun se pose: doit-on accepter ce monde, cette vie, cet os qui sert de quotidien ? N’est-ce pas une certaine lucidité que de le laisser ? De ne pas le ronger jusqu’à la moelle ? Doit-on laisser un quelconque dieu nous élever, nous engraisser jusqu’à ce qu’il décide de nous abattre ? Sommes-nous condamnés à vivre sous prétexte qu’on ne connaît rien d’autre ? Non, la mort est une douce délivrance, mais il faut trouver le courage d’avancer dans l’inconnu, la force de partir. Bien que beaucoup les pensent lâches et faibles, certains préfèrent fermer les yeux sur la vérité et s’enfuir, plutôt que l’affronter.
Mais pourquoi combattre quand on a déjà perdu ? Non, regarder la mort en face, c’est se moquer de Dieu lui-même – et Dieu seul sait qu’il existe – là, on est lucide, on comprend que ce monde n’est pas pour nous ou plutôt, que nous ne sommes pas pour lui.
Mais il se refusait à partir dans un murmure que le monde oublierait. Ce qu’il fallait, c’était un cri déchirant, montrant à tous qu’il existait. Le monde devait le connaître !
En tant qu’écrivain, il avait vu beaucoup de (ses) livres être oubliés, un an, un mois, une semaine ou même un jour après leur sortie. Ils s’entassaient alors dans des cartons, à prendre la poussière, là où seul le temps les dévorait.
Mais cette fois, ce serait différent. Il léguerait son ultime témoignage, expliquant ses actes et sa motivation: sa vision du monde.
Il voulait commettre un crime parfait, un crime à la précision d’un coucou suisse. Il jouerait le martyr, assassiné par une bavure policière, le tout entaché d’un crime insoluble.
Son plan devait être parfait, chaque engrenage tournerait en montrant ses dents au suivant.
~Le rideau tombait~
La balle était maintenant entre mes sourcils ; je sus que mon maigre sursis allait mourir ici, mais de toute façon, que regretter ? – un crime n’est parfait que s’il n’est jamais raconté.
La lente rotation de la balle arracha ma peau, pour aller buter contre l’os crânien, volant en mille éclats qui se diffusèrent dans la matière molle. Après cette avant-garde, la balle continua de forer jusqu’au centre du cortex où elle finit par ralentir et s’immobiliser à jamais.
La dernière pensée à s’échapper de mon âme fut un espoir tressé d’angoisses: mes actes allaient-ils marquer l’Histoire au fer rouge, dans les grands titres ? Ou s’y perdre dans les petites lignes ?
Je n’aurai jamais les réponses à cette question – le futur ne m’appartenait déjà plus.
Pourtant, sur mon cœur perdura, gravée en épitaphe, cette petite certitude:
Je serai célèbre !
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