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Cette dernière phrase me mit en colère. Le butin ne m’appartenait pas, jamais je n’en voudrais. À quoi bon m’encombrer d’un supplément d’héritage que je rejette ? J’avais passé trente ans de ma vie à travailler comme un forçat et tout cela n’était qu’un mensonge.
Les premiers frimas s’étaient abattus après un automne flamboyant, mais court. Déjà, le territoire du Yukon se couvrait d’un grésil lourd et collant. Sortir de ma cabane m’était parfois difficile, le froid, mêlé à l’humidité, scellait la porte au montant. J’usais d’efforts pour l’ouvrir puis courais afin de rejoindre l’entrée de ma mine. Là, j’échappai au vent qui me glaçait au sang. Si le blanc avait apporté une sérénité relative, je ne l’avais pas goûtée. Malgré mes efforts, aucune pépite, aucune poussière d’or, n’était apparue. Ma réserve d’argent avait diminué aussi vite que la neige s’était épaissie. J’avais fait mon dernier ravitaillement en compagnie de Ryan et Janet et, si eux arboraient un large sourire, le mien était enfoui tout au fond des galeries de ma mine. Mes amis avaient extrait plusieurs centaines de grammes de métal précieux d’une veine qu’ils avaient mise à jour. Ils s’étaient proposé de m’avancer quelques dollars, j’avais refusé poliment, comme j’avais refusé l’argent du fonds de solidarité pour les mineurs en difficulté. Son gestionnaire n’avait pas compris mon geste, je lui avais répondu que j’avais un autre métier dans les mains et qu’au besoin je m’en servirais.
Deux ou trois jours plus tard, alors que je poussais vers le crible un chariot rempli de cailloux, l’antique pick-up de Ryan avait déboulé à toute vitesse au bout du chemin. Janet, complètement affolée, en était descendue puis s’était élancée vers moi. Je n’avais eu aucun mal à comprendre qu’un incident s’était produit. En roulant, elle m’avait expliqué que Ryan était bloqué derrière un éboulis et qu’il ne répondait pas aux coups qu’elle donnait contre la canalisation qui amenait de l’air. Elle craignait le pire et, en constatant l’amas de cailloux, moi aussi. Devant la tâche, je lui avais demandé d’aller chercher plus d’aide, ce qu’elle avait fait. L’aller-retour allait lui prendre trois heures, je m’étais mis au travail. Je ne saurais pas expliquer ce qui s’était passé à ce moment-là, une force m’avait envahi, si bien que je m’étais démené sans sentir la moindre fatigue. L’énergie du désespoir auraient dit certains, sauf que cette volonté ne s’était pas appliquée à moi, mais à la personne dont j’avais fini par dégager un bras et le torse après deux heures. Ryan avait échappé de peu à la mort. Son casque, enfoncé, l’avait sauvé, mon empressement à le libérer aussi. En soulageant la charge qui pesait sur sa poitrine, mon ami avait pu respirer. Quand les autres mineurs étaient arrivés, il reprenait son souffle appuyé contre mon épaule.
God bless you, God bless you, m’avait répété sans cesse Janet. Je l’avais remerciée, même si jamais je n’avais cru en un quelconque dieu. En rentrant le soir, je m’étais effondré sur mon lit et avais passé une nuit sans rêve. Le lendemain, tout au fond du boyau central de ma mine, à la première heure de travail, au premier coup de pic, j’avais buté sur une roche plus dure qu’à l’accoutumée. Là, perdue sous terre, éclairée par le faisceau de ma lampe frontale, une zébrure jaune était apparue.
À l’époque, mon cri de joie avait résonné par-delà les montagnes de mon eldorado. Une nuée d’oiseaux s’était envolée, leur vol représentait ma fierté. Qu’en restait-il, là, sur cette plage ? Rien. Le son grave de ma voix revint à ma mémoire en écho infini, mais l’intonation de l’euphorie n’y était plus. Ma force, mes convictions, tout cela n’était que poussière d’or balayée par le vent de mon amertume.
– Je n’en veux pas, répliquai-je. C’est vous qui en ferez ce que vous voudrez. Donnez-leur tout ce qui reste si cela peut vous sauver ou vous racheter une conduite. Vous me demandiez si je pourrais pardonner vos mensonges, je vous réponds qu’eux n’ont pas d’importance, quant à votre attitude, si elle reflète ce qu’était devenu mon père, alors je suis triste pour vous.
Je tournai les talons puis gravis la dune en sens inverse. À mi-pente, mon courroux s’estompait déjà. Sans doute mes paroles avaient dépassé ma pensée, qui étais-je pour la juger ? Je ne connaissais qu’un bout de l’histoire et ne voyais en elle que le legs de mon père. Avait-elle le choix de fuir ? J’imaginai que non. Sous l’emprise du commanditaire, sa vie aurait servi de monnaie d’échange. Ces gens-là, où qu’ils fussent, pratiquaient le chantage de la pire espèce. Comme souvent, je me fis l’effet d’un idiot qui ne voit que le devant de sa porte. L’égoïsme à l’état pur, le moi d’abord. Mais surtout le vieil ours solitaire que j’étais ne voulait pas se plier aux sentiments qu’il éprouvait. Hier, en la voyant, un pincement m’avait serré le cœur, j’avais ressenti le même en tenant sa main et, au lieu de le dire, j’avais caché ma timidité et déversé mon aigreur. Du fond de mon exil, je n’étais devenu qu’un sauvage.
En haut, je regardai si Caroline avait encore les pieds dans l’eau. Je l’aurais rejoint. Mais la plage était vide. Je pensai que jamais je ne la reverrais.
La forêt s’élevait en géants de résines de part et d’autre de la route, rideaux brun et vert dont les cimes chatouillaient le bleu du ciel. Leurs bras inatteignables, animés d’un mouvement nostalgique, jouaient à cache-cache avec les nuages, filtrant une lumière jaunie. La lueur parvenait jusqu’au linceul d’aiguilles de pin et dessinait un moucharabieh aux formes mouvantes. Le sol grouillait d’une vie d’ombre, une lancinante torpeur m’enveloppait. Rêveur mélancolique, je roulai à faible allure au travers de ce paysage à taille humaine avec l’intention de me l’approprier une dernière fois. Le lendemain, je m’envolerais, s’effaceraient alors les Landes de mon enfance pour ne laisser que le silence oppressant de mon existence esseulée.
Le ronflement soudain d’un moteur me tira de ma léthargie, je regardai les rétros. La BM des costards clairs déboîta puis se porta à ma hauteur, je vis la tronche d’un gus et le flingue qu’il agitait. L’instant suivant, un choc contre l’aile de ma bagnole la propulsait sur le bas-côté. Je me jetai sur les freins. Trop tard, la voiture finit sa course contre un arbre. À moitié assommé par l’explosion de l’airbag, je ne vis pas l’homme qui ouvrit la portière, par contre, je ressentis le coup qu’il me porta au visage.
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