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Le lendemain, en début de matinée, nous rejoignîmes mon avion en contournant l’aérodrome. Je ne voulais pas nous risquer à croiser les costards clairs. J’abandonnai la voiture de location non loin d’une entrée secondaire puis nous coupâmes à travers champs jusqu’au hangar. Mon appareil nous attendait clef sur le contact et réservoirs pleins, Joël avait respecté les consignes. Je lui envoyai un message afin de le remercier et aidai Caroline à s’installer. Son regard trahissait l’appréhension qui la gagnait, je pris soin de ne pas la brusquer.

En bout de piste, j’abaissai la manette des gaz, l’engin se cabra, je lâchai les freins. Le ruban de goudron se dévida à vive allure, je tirai le levier, nous quittâmes la terre ferme. Roues rétractées dans les flotteurs, je pris la direction de ma cabane, j’indiquai à Caroline que nous allions la survoler par sa droite. Mains crispées sur les accoudoirs, elle regarda par la vitre, je devinai un long soupir au bout duquel elle chuchota dans le micro « adieu mon paradis. »

Le cœur lourd aussi, j’engageai l’hydravion vers l’immensité, et nous plongeâmes, aveugles comme le destin, à travers l’Atlantique désert. (1)

Le soir, nous touchâmes les Açores. Là, je décidai de fractionner davantage le temps de vol afin de ne pas fatiguer Caroline. Nous resterions à terre plus longtemps, ses sourires en remerciement me suffirent. À la nuit, je démontai les deux sièges arrière puis déployai un matelas de fortune à même le fuselage afin d’y dormir. Allongés l’un contre l’autre, nous parlâmes des heures entières, et si parfois nos mains se frôlaient, jamais nos doigts ne s’unirent. Cela fut ainsi les nuits suivantes, nos pudeurs prenaient le pas sur nos envies que nous savions grandissantes. Ni l’endroit ni le moment n’étaient opportuns. Trois jours plus tard, les côtes sauvages et escarpées de Saint-Pierre-et-Miquelon se dessinèrent à l’horizon. Connaissant le zèle des douaniers, je voulais éviter cette escale sur l’archipel français, mais la jauge de carburant s’approchait de la zone rouge. Aller plus loin risquait de nous précipiter dans l’océan. L’appareil posé, Caroline se dissimula tout au fond sous une couverture au point de disparaître. Cependant, le contrôle mit mon cœur et mes nerfs à rude épreuve, je n’osai penser aux conséquences si l’agent la découvrait. À la soute et au sol vierge de tout bagage, il n’inspecta que du regard l’intérieur et apposa son tampon vert. Je soufflai puis me hâtai de remplir les réservoirs. Une heure plus tard, nous prenions la direction du Québec.

Dans l’après-midi du neuvième jour de notre voyage, l’Ethel Lake étala ses eaux noires sous la carlingue. Je rasai les flots. Caroline, absorbée par le paysage, ouvrit en grand les yeux. Tout ici désorientait par sa grandeur, la découverte provoqua un flot de paroles et de rires. Elle s’embrasa à l’étendue forestière, s’émerveilla aux brumes retenues par les collines, retint son souffle à la vue d’une ourse et de ses petits. Je la découvrais prête à adhérer à cette nature, je la sentis heureuse et pressée d’étreindre sa nouvelle vie. Moi, vieux solitaire, je n’attendais que cela. À nous deux, nous n’étions qu’un point de poussière perdu sur un ciel de promesses.

Attirés par le bruit du moteur, mes amis se ruèrent au ponton d’accostage, je leur passai au-dessus en battant des ailes. Là étaient Janet, James, John et Ryan, la famille au complet. Ils nous adressèrent des signes des mains, Caroline posa la sienne sur mon bras. Elle me demanda comment allait se passer l’arrivée, je ne lui répondis pas.

Je sautai le premier sur la plate-forme et jetai un bout à Ryan. Il l’attacha à un crochet puis se précipita sur moi. Nous restâmes de longues secondes blottis l’un contre l’autre, jusqu’à ce que la porte de l’appareil s’ouvrit. Mon ami leva un regard éberlué sur Caroline puis me donna un grand coup sur l’épaule. La seconde qui suivit, il la serrait entre ses bras. À leur tour, Janet et les enfants encerclèrent la nouvelle venue. Des larmes coulèrent sur les joues de Caroline. Si la fille de la plage redoutait l’accueil, mes amis, par leur chaleur, lui prouvèrent que déjà, elle intégrait la famille.

En peu de temps, Janet et Caroline avaient concocté un bon repas. Seule femme au milieu de ses hommes, mon amie était aux anges de cette autre compagnie féminine. On les entendait discuter du salon où je racontai à Ryan et aux enfants nos aventures rocambolesques, la barrière de la langue ne semblait pas les gêner. De son côté, mon ami me dit que je revenais au bon moment, un groupe arrivait dans deux jours, ma présence le rassurait. La soirée ne fut que rires.

Nous partîmes à la nuit tombée et longeâmes, le lac. Mon chalet se trouvait plus loin, dissimulé par une barrière de pins aussi grands que majestueux. L’odeur de résine qui descendait avec l’air frais me rappela la forêt landaise, je respirai à pleins poumons. Un chapelet de lumières balisait le chemin menant aux marches du seuil de ma demeure. Là, Caroline se retourna. Ses bras enserrèrent mon cou, ses lèvres se posèrent sur les miennes. Du feu s’en échappait. Je la portai.

Seule l’aurore libéra nos corps enflammés. Épuisée, elle s’endormit, je me levai. Dehors, une pointe de soleil caressait les cimes, déjà, les eaux du lac, soumettaient un relief ondulant. Les vagues me firent penser à ma vie. À ses creux et ses sommets, à cette existence que j’avais forcée, à la chance qui m’avait accompagnée, à mes amis, qui, s’ils ne se comptaient que sur les doigts d’une main, étaient plus que ma famille. Je m’approchai du bord de l’Ethel et affleurai le mouvement de l’eau. Le flux, dans son bruit lancinant, s’échouait en éternel recommencement.

Recommencer.

Je vous le disais, ma vie tient dans ce mot. Recommencer. Ce jour-là, alors que je rentrai, ces onze lettres prirent tout leur sens. Caroline remplissait deux tasses de café. D’un sourire, j’acceptai celle qu’elle me tendit. Au-delà de toutes mes attentes, cette fille occupait l’espace, le mien, le sien désormais. Jamais je n’avais imaginé cela possible. Un grain de folie m’avait poussé à traverser l’Atlantique et à gravir l’escalier de ma cabane. Une fois encore, ma destinée m’attendait entre ces quatre murs de bois blanc. Son apparence prend les traits de celle qui les avait repeints. En écrivant cette histoire, je débute la nôtre.

Avec Caroline, je recommence.

(1) : Extrait de l’œuvre « Moby Dick » de Melville, chapitre « La terre sous le vent ».

La suite (demande par MP) est ici:

https://www.atelierdesauteurs.com/text/564258601/sous-les-neiges-du-yukon--termine-

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