Dans les yeux de Géronimo
« Notre histoire est celle d’un peuple qui s’est toujours battu pour garder son mode de vie et ses traditions et protéger ses terres ancestrales. Les Apaches n’ont jamais été soumis. Nous sommes toujours là et pour longtemps. »
- Harlyn Geronimo, arrière-petit-fils de Géronimo.
Il n'existe pas d'instant plus sacrificiel que celui-ci, l'instant où un homme donne sa vie pour une noble cause.
Cet acte, sublimé à l'envie par ses témoins directs, se perd malheureusement trop souvent dans la Grande Histoire. C'est au milieu du fracas des balles qui sifflent, des haches qui s'entrechoquent, des sabots qui font trembler la terre et du soleil de plomb qui assèche le coeur, qu'émerge un guerrier, de ceux qui marquent indubitablement l'esprit. De naissance, on l'appela Goyathlay (l'homme qui baille) mais les Mexicains, implorant sa pitié, lui donneront son célèbre pseudonyme : Géronimo.
Je ne parle pas du Géronimo jeune, impétueux et assoiffé de vengeance. Celui-ci, caricatural, le monde entier le connaît, de par les films et les récits qui en ont été rapportés avec plus ou moins d’exactitude et de vérité.
Non, je parle ici d'une toute autre nature, d'un Géronimo au crépuscule de sa vie, vieillissant, énumérant de fil en aiguille toutes les péripéties qui ont jalonné sa vie légendaire et en tirant des conclusions lourdes de sens. Celui que l'on connait moins. Un Géronimo si pétri de sagesse qu'il en ferait presque oublier le redoutable combattant qu'il fut, cavalant sans relâche à travers les plaines de l'Ouest jusqu'au Nouveau-Mexique et terrorisant les soldats à la simple évocation de son nom. Cet homme-là est injustement peu connu du grand public car, en visualisant cette immense épopée qu'est la conquête de l'Ouest, l'imaginaire collectif se remémore avant tout les films mythiques tels que « Le Bon, la Brute et le Truand » ou « Rio Bravo ». Des films où les cow-boys ont le beau rôle et où les Indiens sont soit les méchants, soit les sous fifres de ces derniers. Faut-il en vouloir à Hollywood d'avoir autant manipulé la vérité pour le profit ? L'industrie cinématographique est sûrement en partie responsable d'avoir propagé de telles idées car, hélas, elle reflète les travers de la société et son époque. Malheureusement, il n'en reste pas moins que l'image du Blanc civilisé et de l'autochtone inculte a encore de beaux jours devant elle.
Géronimo, plus qu'aucun autre, n'a de cesse de confronter la conception qu'ont les Blancs des Amérindiens avec la réalité. Il le sait, il en est l'exemple le plus criant. Son sens de la stratégie ne fait pas l'ombre d'un doute. Il a échappé à maintes reprises à ses poursuivants, utilisant ses connaissances de la topographie environnante et jouant à merveille de ses talents de tacticien de guerre. Il a construit sa réputation en planifiant des attaques coordonnées et remarquablement efficaces face aux colons. Sa renommée a de loin dépassé les contrées reculées de l'Ouest. Quel exploit pour, dit-on, un sauvage analphabète et sans âme !
C'est là toute la dichotomie du personnage, tour à tour éreinté par ses ennemis et adulé par son peuple, devenu une icône de lutte contre l'oppresseur comme le devinrent plus tard Nelson Mandela, Che Guevara ou Gandhi.
C'est donc sur ce second point que nous nous pencherons, tentative ô combien ardue de décrire l'homme qui se cache derrière la figure populaire du guerrier sans peur.
Peu de témoignages authentiques subsistent encore sur Géronimo de nos jours. Cela s'explique avant tout par la rapidité effrayante avec laquelle les Américains anéantirent le peuple Amérindien. Personne n'eut le temps d'écrire sur les cultures, les organisations sociales ou même les religions de ce peuple. Un génocide parfait, planifié et encouragé de telle sorte qu'il est presque oublié de nos jours.
Pour obtenir un éclairage infime sur cette sombre période de l'histoire on peut citer, entre autres, Mémoires de Géronimo de S.M Barrett ou Sur les pas de Géronimo, de Corinne Sombrun. Il y a également Enterre mon cœur à Wounded Knee, de Dee Brown, qui, pour une fois, donne la parole aux vaincus, Cochise, Sitting Bull, Crazy Horse... et, bien sûr, Géronimo.
En 1908, prisonnier depuis plus de vingt ans, Géronimo déclara à un journaliste : « Je veux retrouver ma terre natale avant de mourir. Fatigué de lutter, je désire le repos. Je veux revoir à nouveau les montagnes. J'ai demandé cela au Grand Père Blanc, mais il a dit non. »
Géronimo mourut sans revoir ses montagnes.
La vie de Géronimo, c'est la vie des Amérindiens, des Apaches Chiricahuas. Une vie rythmée par les traditions ancestrales et empreinte de respect de la nature et de spiritualité.
Chaque bande d'Apache avait son existence propre, indépendante de celle des autres. Elles vivaient sur des territoires différents, et ne s'alliaient que rarement pour des travaux ou des guerres. Elles ne se rassemblaient pas pour des fêtes sociales ou religieuses, à l'inverse des Sioux. Leurs principaux points communs étaient la langue et la religion.
Les Apaches, comme les Navajos, vinrent des plaines du Canada. Les Navajos occupèrent le Plateau du Colorado. À l'exception d'un groupe qui resta dans les Plaines pour vivre du bison, les Apaches s'installèrent plus au sud, dans les montagnes. La bande des Chiricahuas comportait quatre groupes, répartis au sud du Nouveau-Mexique et de l'Arizona.
Ce témoignage date de 1906, à l'époque où Géronimo dicta l'histoire de sa vie auprès de S.M Barrett, un inspecteur général de l'éducation qui en fit un livre, « Mémoires de Géronimo ». Ce texte est tiré des nombreuses notes personnelles de S.M Barrett lors de ses longs entretiens avec l'Apache.
« Honorer ses ancêtres est l'une des choses les plus importantes pour les Indiens Apaches. Nous avons le respect de nos aïeux. Le respect de savoir d'où l'on vient. La famille, la terre et toutes les choses qui nous entourent sont tout ce que le Créateur,Ysun (Dieu), a fait de plus beau ici-bas. Il se répand en chacun de nous et brille sur chaque être vivant. Pourquoi voudrions-nous obtenir plus que ce dont nous avons strictement besoin ? Pourquoi voudrions-nous posséder plus que nécessaire ? Ceci n'est pas notre philosophie, cela ne l'a jamais été...Nous sommes les enfants de la nature, c'est elle notre mère à tous. Manqueriez-vous de respect à votre mère ? Je n'ai jamais été un chef de guerre, je suis un guérisseur, un chaman. Alors, oui, j'ai été admis au Conseil de guerre Apache en 1948 mais il ne s'agissait alors que de pouvoir régler les conflits larvés qui existaient entre tribus. L'arrivée des Blancs a tout changé. Elle a fait prendre conscience à mon peuple que nos jours heureux étaient maintenant derrière nous et que tout ce que nous avions connu jusqu'alors allait être bouleversé à jamais. Les conquérants Blancs n'ont fait aucun quartier. Tout ce qu'ils ont vu, ils l'ont pris, à commencer par les bisons, qui sont des animaux sacrés pour les Apaches. Nous aussi, nous abattions les bisons mais c'était pour survivre, pas par plaisir. Les bisons furent les premières victimes, ils furent exterminés pour le profit. Ce fut bien plus pour la gloire et la vanité que pour se nourrir. Et quand ce fut au tour des Apaches, les Blancs furent tout autant impitoyables. Que feriez-vous si vous saviez votre famille menacée par un envahisseur qui vous prive de vos terres, votre famille, votre maison, votre nourriture ? Je souhaitais réagir et me défendre face à la destruction de mon peuple.
Ysun a crée les bisons pour peupler les Badlands, les rivières et les plaines. Mais l'Homme Seul lui, a crée l'homme Blanc et les vaches tachetées qu'il élève. Quand le Créateur vit ce qu'avait fait l'Homme Seul il lui dit : « Tu es stupide. Les hommes Blancs sont une espèce étrange, ils seront toujours cupides. » « C'est vrai, répondit l'Homme Seul, qui fit un trou dans le sol et enterra toutes les vaches tachetées, mais, rajouta-t-il, lorsque les bisons auront disparu, les vaches tachetées reviendront et elles peupleront toute cette terre. »
J'ai eu une mère, une femme, des enfants aimants, deux fils et une fille. Nous avions construit un hogan dans une vallée dans laquelle le vieux chef Mangas Coloradas a conduit notre peuple. A l'époque, je cultivais le maïs, le mil et j'avais pris l'habitude de me rendre dans un village mexicain situé tout près de chez nous.
Un jour, je suis rentré et j'ai retrouvé les corps sans vie de ma mère, ma femme et de mes enfants dans notre maison. On les avait massacrés. Leurs corps étaient méconnaissables. J'ai défailli. J'ai pleuré pendant un très long moment sur leurs dépouilles. Je ne comprenais pas pourquoi des gens voulaient s'en prendre à des personnes aussi faibles que des femmes et des enfants. J'ai vite compris qu'il s'agissait d'espagnols venus du Mexique. Ils s'en étaient pris à ma famille par pure haine et sans réel motif. L'acte en lui-même souleva en moi une force que je ne soupçonnais pas. Ma douleur fut immense. Je ne pouvais plus rester passif. J'ai donc pris le sentier de la guerre.(...)
À partir de ce moment, j'ai commencé à me rendre de village en village et j'ai monté les Apaches contre les Blancs. J'ai mené mes premières guérillas. Cochise, qui était de la même nation que moi, m'a alors approuvé et m'a aidé à organiser les raids. C'était un chef Apache, de la tribu des Chokonens et probablement l'un des hommes que je respectais le plus au monde. Ce que j'aimais le plus chez lui, c'était son abnégation et sa discipline de fer au combat. Tout comme mon peuple, et même s'il ne fait aucun doute qu'il en avait, je ne considérais pas sa bravoure comme une qualité guerrière. Il avait été injustement accusé par les autorités américaines de l’enlèvement d'un enfant Blanc alors, lorsque je l'ai rencontré, notre entente fut immédiate.(...)
Le jour où j'ai pu venger ma famille, soit un an après, restera à jamais gravé dans ma mémoire. C'était le 30 septembre 1859, et j'ai tué autant de Mexicains que je le pouvais. Jusqu'à ce que je n'ai plus de force dans les bras. Jusqu'à ce que ma colère soit un peu apaisée. Ils m'ont supplié de les épargner. Ils criaient : « Santo Geronimo, Santo Geronimo ». Mais toutes ces supplications étaient vaines. Je n'en ai épargné aucun. De là, Goyathlay est mort et Géronimo est né.(...)
On a beaucoup parlé de la bataille d'Apache Pass, en 1862, moi j'étais encore jeune à cette époque. En vérité, les chefs Cochise et Mangas Coloradas étaient à bout de nerfs. Pour eux, cela signifiait tout gagner ou tout perdre. Mettre un terme définitif à cette guerre ou être à jamais vaincus. Mangas était un chef parmi les tous premiers de cette lutte contre les colons. Il était né bien avant le début de l'invasion espagnole, en 1797 et s'était distingué comme un vrai leader pour notre lutte face aux Espagnols, puis face aux Mexicains et enfin face aux Américains. Il était tout autant respecté que redouté, plus impitoyable et plus brutal que Cochise. Mais au fond, c'était un homme qui défendait les siens, un vrai guerrier. Pour Mangas, la loi du talion faisait foi.
Cochise et Mangas Coloradas avaient appelé à l'aide leurs tribus respectives, les Chiricahuas pour l'un, les Mimbrenos pour l'autre. Nous étions plus de sept-cents, prêts à en découdre avec l'envahisseur. J'ai, de moi-même, décidé d'armer mes guerriers de fusils, plutôt que d'arcs et de flèches. Nous avions réussi à nous en procurer clandestinement. Si javais su que ces armes étaient aussi meurtrières j'aurais tout fait pour m'en procurer davantage.
Un détachement de tuniques bleues commandé par le général James H. Carleton et mené par le capitaine Thomas Roberts devait passer par Apache Pass pour combattre les confédérés. Ce passage étroit entre le mont Dos Cabezas et le mont Chiricahua était l'endroit idéal pour une embuscade. Avec d'autres, j'ai pris position sur les hauteurs dominant le défilé. Lorsque nous vîmes les hommes du capitaine Roberts à notre hauteur nous fîmes feu sur eux. Alors commença la bataille d'Apache Pass.
Lorsque les balles ne suffirent plus, nous fîmes dévaler des quartiers de rochers sur les soldats. Durant les premières heures, nous avions un réel avantage dû à l'effet de surprise et ils se replièrent tout d'abord.
Mais, après un long moment, le capitaine Roberts parvint à mettre en batterie les deux obusiers qu'il transportait. Il nous prit pour cible immédiatement et les rochers qui nous protégeaient jusqu'alors volèrent en éclats et nous avec. Nous n'avions jamais vu d'obusiers auparavant. Ces armes crachaient le feu et détruisaient tout sur leur passage. Je vis mes hommes succomber, les membres arrachés par les explosions. Partout, ne régnait que mort et sang. La situation nous échappait. Mais Cochise et Mangas nous exhortaient à tenir le col coûte que coûte.
À la nuit, Roberts envoya une patrouille à cheval rejoindre le capitaine Cremony. Mangas, avec quelques guerriers, décida alors de les attaquer. Un indien fut tué et Mangas grièvement blessé. On l'emmena rapidement dans la petite ville mexicaine de Janos, à deux-cents kilomètres d'Apache Pass. Il fut soigné in extremis et survécut.
Hélas, le dénouement de la bataille ne fut pas en notre faveur. Elle tournait au carnage. Les obusiers crachaient leur feu sans discontinuer. Les miens tombaient par dizaines, déchiquetés, éventrés, décapités. La nuit fut noire de violence, glaçante de fureur, rouge de sang. Nous nous sommes battus vaillamment, mais au petit matin tout fut fini. Le contingent de Roberts franchit le col. L'invasion se poursuivit inexorablement et le Fort Bowie fut construit sur nos terres. J'ai toujours haï ce fort, symbole de cette arrogance et de cet irrespect si caractéristique des colonisateurs.
J'errai avec Cochise parmi les cadavres de mes frères. Ici et là, je reconnus un ami. Certains corps étaient face contre terre. Je n'osais pas les retourner de peur de les reconnaître. Tout n'était que désolation, tristesse infinie et cette rage grandissante montait en chacun d'entre nous d'avoir tant sacrifié pour rien.
C'est à partir de cette date que les malheurs anéantirent définitivement ce qui restait de notre peuple. Il y eut d'abord nos raids qui furent vains à chasser les colons, malgré l'alliance de Cochise et Mangas. Puis Mangas fut à nouveau blessé par balle et décida de parlementer avec les chefs militaires à Fort McLane. Mais il ne revint jamais du fort. Il fut torturé puis fusillé. Joseph Rodman West, un homme que j'aurais pu tuer de mes propres mains si je l'avais croisé, décida qu'il fallait lui couper la tête, la bouillir et l'envoyer à New-York pour étude. Cette mutilation inique et épouvantable ne fit qu’exacerber notre haine à tous...
Durant les neuf années qui suivirent, nous nous sommes battus avec acharnement et esprit de vengeance. Cochise, fatigué, prit la décision de négocier un accord de paix, gage de reddition.
Nous nous rendîmes donc une première fois, et l'on créa une réserve sur nos terres. À ce moment précis, nous pensions qu'un semblant de paix pouvait être possible. Cochise s'éteignit et on l'enterra dignement selon nos rites sacrés car nous croyons en la réincarnation, l'au-delà n'étant qu'un purgatoire avant un retour à la vie.
Mais cinq ans plus tard tout recommençait. La réserve fut fermée et nous fûmes déportés vers la réserve de San Carlos, aride et désertique. Ceci n'était pas acceptable. C'était un nouvel affront fait envers notre peuple. Je me suis alors enfui avec Naiche et Juh. Notre cavale dura un an avant que nous soyons arrêtés et ramenés à San Carlos. Incapable d'être « mis en cage », je me suis enfui quelques mois plus tard vers le Mexique, où j'ai survécu grâce aux pillages, avant de regagner San Carlos en 1879 (…)
En 1881, Nochedelklinne, un leader spirituel apache fut tué par les soldats. Cet homme avait toujours été bon avec nous tous. Il jouait le rôle de père et de protecteur dans la tribu. Naiche me dit alors : « Combien d'Amérindiens devront encore mourir pour que nous ayons enfin la paix ? ».
Naiche, Juh et moi décidâmes de nous échapper de la réserve.
Nous avons organisé de violentes attaques contre les colons Blancs qui, rapidement, répandirent le bruit que nous faisions régner la terreur dans la région. Nous nous sommes évanouis dans les montagnes mexicaines. Je ne renie rien de cette violence. Était-elle pour autant proportionnelle à celle des Mexicains et des Américains ? Je répondrais un non catégorique... Les Blancs disaient que nous avions abattu vingt-deux soldats mexicains, personnellement, je serais incapable de dire combien exactement nous en avions tué.
Les États-Unis ont commencé sérieusement à vouloir notre peau à partir de 1883, lorsque nous avons abattu des colons américains. Le général George Crook fut alors chargé de protéger la population blanche et entreprit de nous traquer jusqu'au Nouveau-Mexique. Il n'hésita pas à utiliser des traites Apaches pour nous retrouver. Grâce à eux il trouva un camp Apache et l'attaqua sans raison réelle, nous forçant ainsi à nous rendre afin d'éviter un bain de sang.
En 1884, je suis donc retourné à San Carlos. Toujours insoumis et secondé par Naiche, nous nous échappâmes plusieurs fois, rendant fous les soldats chargés de nous surveiller. En 1885, le guerrier Ka-ya-ten-nae fut arrêté brutalement, ce qui me poussa à m'enfuir à nouveau, cette fois-ci, avec trente-cinq hommes et cent neuf femmes et enfants. Ces hommes firent preuve d'initiative et organisèrent des raids sans que j'en sois l'auteur mais, bien sûr, les Américains me les attribuèrent. Les espions Apaches me suivirent jusqu'au Mexique. Dans un premier temps, j'ai accepté de regagner la réserve sous escorte américaine mais, sentant le piège, j'ai changé d'avis au dernier moment et me suis échappé dans les montagnes avec Naiche, une quinzaine de guerriers et quelques femmes et enfants.
Quelques temps plus tard, j'appris la démission de Crook par un de mes hommes. Cela aurait pu être une bonne nouvelle mais il s'est vite avéré que le général Nelson A. Miles était pire que lui. On lui offrit beaucoup plus de moyens pour ma capture et c'était bientôt toute une armée que j'avais à mes trousses : cinq mille soldats américains, trois-mille soldats mexicains et des milliers d'autres volontaires étaient en ordre de marche. En marge de ma poursuite, le général Miles fit déporter mon peuple en Floride, des gens qui n'avaient jamais participé à aucun conflit. Il fit cela pour me punir. Il savait que le climat humide de Floride nous était néfaste et que beaucoup d'entre nous, les personnes âgées et les enfants surtout, y mourraient. Mes partisans et moi-même nous cachâmes dans les montagnes à nouveau. Nous avons échappé à moult pièges et battues. J'ai eu de nombreuses visions à cette période. Mon peuple agonisant lentement hantait toutes mes pensées. Il me fut de plus en plus pénible de porter le fardeau d'avoir abandonné ma tribu à son triste sort.
Au bout de cinq mois, j'étais fatigué de m'enfuir, fatigué de me battre. Je n'avais qu'un souhait, retrouver les miens. Alors, je pris la décision de me rendre le 4 septembre 1886 avec seize guerriers, douze femmes et six enfants. Je fus le dernier chef Apache à me rendre.
On me plaça sous surveillance militaire étroite jusqu'en Floride. Là-bas, quelques uns de mes compagnons de route moururent à cause de l'humidité. Le gouvernement, considérant les pertes Amérindiennes assez importantes pour ne plus être inquiétantes, nous ramena à Fort Sill, en Oklahoma, en 1887. (...)
On me demanda souvent, parmi les miens, pourquoi je me suis alors converti au christianisme à ce moment là, après avoir autant combattu les colons Blancs. Croyez-le ou non, je n'ai jamais été fier de tuer un homme. Comme je l'ai dit, ce qui a guidé toute ma vie a été la défense de mon peuple. Je pense sincèrement que par ce geste, je m'élève au-dessus de mes adversaires, et ainsi j'épargne à mon peuple des souffrances supplémentaires. J'ai lu la Bible. J'ai retrouvé dans cette religion des valeurs fondamentales de tolérance qui ressemblent beaucoup à nos croyances. Je suis conscient de comment je suis perçu auprès des miens, et en tant que tel, je me dois d'être un guide. Je ne renierai jamais Ysun, d'ailleurs, peu importe le nom que lui donnent les Blancs, il n'y a qu'un seul dieu sur Terre. De cette façon, j'ai fait la paix avec moi-même.
J'ai rendu mes armes, ma hache, mes arcs et je suis devenu fermier. J'ai vendu mes souvenirs à la Louisiana Purchase Exposition en 1904 (…)
Je ne me fais aucune illusion sur mon état, je suis un prisonnier de guerre. Jusqu'à mon dernier souffle, je ne serai jamais libre. Certains Blancs me haïssent, à juste titre, mais je ne leur en veux pas. La haine et la vengeance m'ont suivi toute ma vie. Maintenant que je sais ma fin proche, je ne ressens plus cette colère, seulement un profond vide. La défaite est amère.
Mes rêves me reviennent de plus en plus souvent, comme Sitting Bull avant moi. Il m'arrive, parfois, d'être dans la peau d'un aigle royal et de survoler nos plaines. Je revois alors les rites sacrés, les danses autour du feu, les sourires des mères, les cris des enfants, les discussions des hommes. C'était des temps paisibles et radieux. Tout cela n'est plus. Désormais, on oblige les Amérindiens à apprendre l'anglais, à renier leurs croyances et leurs origines. Personne ne peut réellement se rendre compte de la tragédie qui se déroule ici. Les Apaches ont tout perdu (…).
Mon plus grand regret, et je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, a été de me rendre. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait. Si c'était à refaire je recommencerais. Mais si je pouvais choisir la fin, j'aurais préféré mourir au combat, d'une balle dans la tête ou ailleurs. J'aurais été ainsi libéré de ma souffrance définitivement. Ici, je suis dans une prison et j'attends la mort. Jamais plus ils ne me laisseront rentrer chez moi, retrouver mes montagnes. Un Apache meurt lorsqu'il perd sa liberté. Les miens me disent que je suis un héros qui leur a apporté l'espoir alors que tout notre monde disparaissait sous nos yeux. Mais je ne me vois pas comme un héros. Je n'ai fait que ce qui me paraissait la seule chose à faire. Aujourd'hui, je suis conscient que nous avons définitivement perdu nos terres. Il m'arrive, parfois, de me tourner vers le ciel et de revoir Cochise, Mangas, Sitting Bull et Crazy Horse... Il me tarde de les rejoindre.
Les Blancs ont dit que la Conquête de l'Ouest était l'oeuvre de la destinée du peuple américain. Et au nom de cet idéal de conquête, ils n'ont pas hésité à exterminer notre peuple. Alors, si j'avais un quelconque message à délivrer, ce serait ceci :
- À nos enfants, soyez forts. N'oubliez jamais mais apprenez à pardonner. Ce génocide sera toujours en nous, dans notre chair et notre sang. Même dans trois siècles, cette souffrance sera toujours présente en nous. Gardez à l'esprit que nous serons toujours un peuple insoumis et fier. Gardez à l'esprit que nous aurons toujours nos rites, notre culture et notre langue. Ne sombrez pas dans la dépression. Relevez-vous et avancez dans ce nouveau monde.
- Aux vainqueurs, n'oubliez jamais que tout ce qui a été pris dans le sang se paye tôt ou tard. L’orgueil et la vanité ne devraient jamais empêcher un homme d'entrevoir l'essentiel. La nature est notre mère. Elle nourrissait déjà avant nous et elle nourrira après nous. Aujourd’hui, vous nous avez vaincus mais demain, ce sera votre tour d'être engloutis sous une force supérieure à vous-mêmes. La souffrance engrange toujours la souffrance. »
Le récit de Géronimo, au-delà d'être dramatiquement émouvant, pose une question essentielle : est-ce que tous les rapports de force entre hommes doivent inéluctablement conduire à un bain de sang ? La construction de l'Europe, l'empire romain, l'empire mérovingien, ou plus près de nous, la Seconde Guerre mondiale n'en sont que quelques exemples parmi tant d'autres dans le monde. L'humanité semble incapable de solutionner les conflits sans violence ou massacre. Mais se pourrait-il qu'il y ait, un jour, une alternative ? Pouvons-nous imaginer, dans le futur, que les problèmes géopolitiques majeurs puissent trouver une issue, sinon heureuse, du moins sans violence ? Bien sûr, il y a eu la création de l'OTAN mais peut-on parler de réelle solution ? Beaucoup de conflits effroyables autant qu'inutiles auraient pu être évités par le passé, si les belligérants avaient pris la peine d'apprendre à se connaître et ne se recroquevillaient pas sur leurs propres certitudes. C'est aux dirigeants d'avoir maintenant la lourde tâche de dépasser les idées préconçues de leurs cultures respectives afin de résoudre leurs conflits d'une manière plus intelligente et apaisée que par le passé, afin que l'Histoire prenne enfin un chemin nouveau et ne se répète pas. Après la faim et la santé, l'éducation pour tous, en toute équité, est peut-être un début de réponse face à l'une des inquiétudes majeures de notre temps.
Annexes :
- Les tribus Apaches vivent aujourd’hui en Oklahoma, au Texas et dans les réserves de l'Arizona et du Nouveau-Mexique. Les Navajos résident, eux, principalement dans une réserve de 16 000 acres (65 000 km2) située dans la région de Four Corners.
- Selon l'historien américain Howard Zinn « Les gouvernements américains ont signé plus de quatre cents traités avec les Amérindiens et les ont tous violés, sans exception. »
- C'est Buffalo Bill, connu pour être un redoutable chasseur de bisons, qui monta le spectacle traitant de la conquête de l'Ouest. Ce fut la première fois que l'on vit des indiens porter la fameuse coiffe aux multiples plumes, qu'ils ne mettaient habituellement que lors de grands rites sacrés. Il instrumentalisa la légende du Far-West, qui sera reprise plus tard au cinéma, décrivant les Apaches comme de dangereux sauvages et les cow-boys blancs, comme de braves Américains.
- « Avant les New Indian Historians, le slogan de la Manifest Destiny conduisait souvent les historiens à penser l’expansion européenne sur le Continent comme inévitable, réduisant les Indiens aux rôles de victimes, héroïques, cruelles, et tragiques d’un destin joué d’avance. Les New Indian Historians montrèrent qu’il n’en était rien. Ils révélèrent dans les peuples indigènes de formidables adversaires, capables de s’adapter avec une surprenante rapidité aux modifications de leur environnement, et même d’influencer à leur tour les colons. Ils montraient que l’Europe avait plus changé la donne en Amérique du nord par ses maladies que par ses armes ou son commerce et que, somme toute, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la compétition entre empires européens avait laissé la place à de véritables puissances indigènes. » Les Indiens à la conquête de l'Ouest, Thomas Grillot.
Source originale :
Frederick Jackson Turner (14 novembre 1861 – 14 mars 1932) était un historien américain. Il a enseigné à l'Université de Madison (Wisconsin).
Il publie en 1893 un livre qui souligne l'importance de la frontière (Frontier) dans la construction de l'identité du peuple américain : sa réécriture de l'histoire américaine qui s'articule autour de la conquête de l'Ouest s'oppose ainsi à l’interprétation de l’« École Teutonique » (« Teutonic School ») selon laquelle la démocratie américaine trouve son origine dans l’Allemagne médiévale et à l’« Eastern Establishment » qui interprète l’histoire américaine en fonction de l’Est, voire de l’Europe. Les Apaches ne sont pour lui que des sauvages qu'il faut assujetir.
http://xroads.virginia.edu/~HYPER/TURNER/
Auteur : Bruno Carlyle
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