L'oeil du chat
Pour tout vous dire, hier encore je me sentais... disons… pas vraiment dans mon assiette. Une histoire de fou : j'avais l'impression que ma poitrine était comprimée entre deux plaques de bois, tenues très serrées par une longue vis traversant mes poumons. C'est pour dire. Je me souviens que mon souffle était court, des montées de sueur me faisaient presque chanceler et mes mains étaient constamment moites. Sensations très, très désagréables, vous pouvez me croire! Mais n'en parlons plus parce que maintenant je vais beaucoup mieux. Franchement. Impossible de comprendre pourquoi, je serais bien incapable de vous dire ce qui a bien pu se passer dans la nuit d'hier à aujourd'hui, mais le fait est que je me sens bien plus léger. J'avance dans le couloir qui sépare ma chambre de mon salon sans m’essouffler, sans me tenir au mur pour m'aider dans ma progression, et sans traîner des pieds. Ça me fait le plus grand bien, j'avoue que j'avais beaucoup de mal à vivre normalement, avec la sensation constante d'être enfermé dans une caisse privée d'air. Ça me faisait un peu peur, je traînais derrière moi le désagréable sentiment de prendre de l'avance, et par moments je sentais presque la terre crisser sous mes dents. Si une telle chose devait se reproduire, cette fois j’appellerai le docteur. Promis.
Mais bon, je n'en suis pas encore là. Pour le moment je reprends doucement goût à la vie. Tout autour de moi semble plus... vif, les couleurs scintillent, ce doit être l’afflux soudain d'oxygène qui procure ce genre de chose, alors autant en profiter! D'ailleurs, maintenant que j'en parle, je viens de remarquer qu'auparavant je n'avais jamais vraiment fait attention au côté vibratoire des choses... Très étrange... Le moindre objet, pour peu que je lui accorde un minimum d'attention, prend subitement une importance presque démesurée... Mon intuition me dit que ce n'est pas normal. Du moins, pas à ce point. L'apport d'oxygène n'explique pas tout, il va falloir que j'approfondisse un peu ce phénomène.
J'entends soudain mon chat miauler dans la cuisine. Le pauvre doit avoir faim depuis hier. Je ne sais pas quelle heure il est mais je vais quand même lui donner quelques croquettes à se mettre sous la dent. Ça le calmera... et moi aussi! Enfin : j’espère !
Lorsqu'il m'aperçoit il s’aplatit aussitôt au sol, les oreilles repliées vers l'arrière. Je m'approche doucement, très lentement, dans un grand sourire, qu'est-ce qui t'arrive Aruspice, tu ne me reconnais plus?, mais lorsque j'en suis presque à le toucher il se met subitement à grogner et souffler après moi. Il me donne deux coups de patte rapides, et file aussitôt dans le salon sans demander son reste, les poils dressés tout le long de son échine. Je dois dire qu'Aruspice a toujours été con, certes, mais il s'agit néanmoins d'un gentil chat. En tout cas avec moi... Je pense qu'il m'en veut sévèrement de l'avoir laissé crever de faim, voilà tout.
En tout cas je ne tiens pas à en rester là avec lui, alors je le suis, Aruspice! Aruspice, t'en vas pas comme ça! Mais enfin, qu'est-ce qu'il te prend?, et je le vois, là, comme un idiot, assis sur le canapé, me fixant de ses grands yeux effarés, toujours sur la défensive.
Il est à côté... à côté de quelqu'un! Pourtant je vis seul et il ne me semble pas que j’attende du monde. Je m'approche doucement de cet invité surprise, le chat baisse de nouveau les oreilles en grognant. En regardant de plus près je pense qu'il s'agit d'un homme. Je ne vois pas encore son visage mais instinctivement, d’amblée, je dirais que sa posture ne me fait pas penser à celle d'une femme. A voir comme ça, il semble plutôt détendu, on dirait presque qu'il dort. Sans blague! Je vais me charger de le réveiller, moi, et ça ne va pas traîner, je peux vous aider? Vous voulez-peut être un petit café? Je mets du sucre?, on ne va quand même pas se laisser emmerder chez soi par des gens qu'on n’a même pas invités, en plus! Il manquerait plus que ça!
Pas de réponse. Sommeil très profond, donc. Monsieur se paye une grasse-mat. Aux frais de la princesse. Ben voyons! Je m'approche encore un peu, histoire de lui faire face et de l'attraper par surprise. Il va faire un de ces bonds! Je remarque aussitôt qu’il a la bouche grande ouverte, ses yeux aussi d'ailleurs, au passage je trouve que c'est pas très joli, joli à voir... et... oh!... Merde! Ce type... c'est... C'est moi!
Je sens la panique me gagner, mais aucun cœur battre la chamade dans ma poitrine. Pas normal. Pas normal du tout. Je dois rêver, voilà tout, et maintenant je vais me réveiller. Du coup je cherche à me pincer pour accélérer un peu les choses mais mes mains ne trouvent aucune chair, je vois juste un fil d'argent qui me relie à moi. Enfin, à cette partie de moi en fait, parce qu'en vrai, moi, c'est moi! Un fil qui gonfle, qui enfle, qui brille, vibre, scintille, alors je m'accroche à lui, normal, il ne me reste plus que ça. Je suis sorti par un endroit, c'est sûr, et c'était bien sympa, si, si, franchement, merci pour ce joli voyage mais voilà: c'est bon, je voudrais bien rentrer. Enfin: si c'était possible. Alors je tire sur ce fichu fil comme un damné, je tire, fort, mais au lieu de me rapprocher de moi, le fil finit par casser. Bravo. Me voilà bien avancé... Maintenant plus rien ne brille, ormis les yeux de mon chat qui me regardent toujours comme un con, assis, là, juste devant moi... enfin à côté de moi... oui parce que merde à la fin : moi, c'est moi!
Je vois mon chat baisser un peu ses paupières, il ne reste de ses gros yeux que deux barres verticales, brillantes. Maintenant il a l'air plus calme, il miaule tout doucement. Au-dessus de ma tête, une espèce de halo de lumière apparaît et je me sens irrésistiblement aspiré par elle.
Et je n'ai rien, absolument plus rien à quoi m'accrocher.
Oups...
Cette fois, Je crois que je suis plutôt mal barré...
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