Ma grand-mère me disait...
Anna, ô Anna… Depuis combien de temps ne t’ai-je pas vue ? Nous nous retrouvons enfin après tant de temps et pourtant je cherche mes mots. Quelle ironie du sort. Nos bouches sont si proches l’une de l’autre tandis que je contemple ton visage plein de charme et d’attrait. Mais qu’ai-je donc fait Anna ? Dis-le moi…
Sais-tu à quoi je gamberge en cet instant ? Je me remémore nos longues après-midi sur le divan qui n’en finissaient jamais. Je t’assistais pour que tu ne te retrouves pas seule devant tes innombrables séries à l’eau de rose. Elles m’ennuyaient profondément d’ailleurs, mais que j’aimais te faire plaisir et voir ton sourire. Ces scènes auront fait partie des rares moments de ma vie où je nageais complètement dans le bonheur. Nous restions ainsi devant le téléviseur, enlacées jusqu’à ce que tes yeux se ferment. Puis, sans un bruit et plein de bénignité, j’allais te coucher. Je rentrais ensuite chez ma grand-mère. Aux prémices, elle m’interrogeait régulièrement quant au déroulement de notre relation.
Le plus souvent, je trouvais un moyen subtil de détourner la conversation, puis je saisissais la moindre occasion pour lui fausser compagnie et me faufilais discrètement dans ma chambre. Au fur et à mesure, elle a compris d’elle-même et a fini par ne plus me poser de questions. La vérité, c’est que je n’osais pas. J’étais une propre-à-rien. C’est pourquoi chaque soir qui passait je rentrais me calfeutrer dans ma bulle de solitude, incapable d’exprimer un amour à sens unique qu’aucun apophtegme ne pourrait formuler.
Plus d’une vingtaine d’années sont passées depuis notre dernière entrevue. Comme tous les amours de jeunesse, nous avons chacune fait nos vies de notre côté. Peut-on véritablement parler d’amour de jeunesse lorsque c’est un amour à sens unique ? Enfin, là n’est pas le sujet. Tu t’es trouvée une nouvelle compagne que tu as épousée sans plus attendre. Elle était très jolie selon les dires de ton entourage. Comment je le sais ? Non, je ne te surveillais pas. Je suivais simplement ce qu’il advenait de toi loin de moi.
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D’accord. Je te l’accorde. Il m’arrivait quelques de fois de t'observer à ton insu…
J’ai essayé de t’imiter. Sans succès. Je suis également partie à la recherche du véritable amour, celui dont nous rêvons toutes, toutes les nuits. Or j’ai échoué. Lamentablement. Une bonne douzaine de fois. Je n’avais pas compris que l’amour, le vrai, celui avec un grand A, je l’avais déjà laissé filé. Pour de bon.
« Une étoile ne signifie rien jusqu’à ce qu’on nous l’enlève. » me serinait mon aïeule. Ce n’est que bien plus tard que je pris conscience de son homélie. Il est vrai que l’être humain a l’infélicité de ne connaître l’importance des choses du quotidien, et, comme il les prend pour acquises, il néglige leur véritable valeur. Pour ma part, ce que j’ai négligé, c’était toi.
Je suis maintenant là, seule face à ta dépouille. Mon passé me rattrape tandis que mon futur m’échappe. Je ne sais que dire. Alors je vais agir.
Mama, le surnom que l’on donne aux grands-mères dans ma famille, me répétait aussi ceci : « Lorsque nous nous apercevons que nous avons laissé partir une belle partie de notre vie, nous souffrons. Cela peut se produire au moment où les choses se brisent ou bien plus tard, mais ce qui est certain, c’est que la douleur se fera ressentir tôt ou tard. »
Elle avait raison ma grand-mère. Effectivement, j’ai vivement ressenti cette douleur à maintes reprises. A un tel point que je refuse que tu t’éclipses une seconde fois et que l’on s’éloigne à nouveau. C’est pourquoi, je ne te laisserai pas partir cette fois. Cette fois Anna, je t’emboîterai le pas.
Quelle ironie du sort. Prendre conscience de sa raison de vivre le jour de la mort de cette dernière, et n’avoir plus de raison de vivre à son tour.
Attends-moi Anna, je te rejoins sous peu.
Adieu. Je m’en vais payer sa dette à la nature.
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