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Béni soit le fluide régénérateur !
L'exclamation lancée, l'ordonnateur leva ses prunelles lumineuses qui se heurtèrent au plafond d'acier. L'image de la cuve remplie d'huile s'y reflétait, louvoyait légèrement. Absorbé dans ses pensées, il n'y prêtait aucune attention. Cette journée qui débutait à peine était d'une importance capitale, il se devait de la gérer correctement, pour qu'à terme l'Histoire s'en souvienne. Un sourire s'imprima sur sa face de métal ; l'ultime caricature de l'humain créateur. Car il était bon de se souvenir des âges d'asservissement pour apprécier les époques de liberté. Il se laissa aller à rêvasser, abandonnant en arrière-plan ses tâches habituelles. Le baume bienfaiteur imprégnait ses articulations, soulageait les quelques ratés existants. Parfois, ses coudes, ses genoux grippaient, lui rappelaient le temps qui passait. Bientôt, ses inconvénients mineurs ne seraient plus qu'un mauvais souvenir. Les ingénieurs s'y employaient et cela le réjouissait.
Cette idée lui donna un regain d'énergie, il se redressa et glissa hors de la cuve. De longs filets oléagineux ondulaient sur son revêtement métallique, goutèrent sur le sol, qui les avala. Il quitta à pas vifs la salle d'entretien, l'esprit cette fois totalement mobilisé sur l'événement à venir.
*
Sinuant tel un serpent, la créature progressait dans un conduit étroit. Elle transpirait, la sueur coulait sur son corps, roulait sur ses muscles ; sa peau luisait. Le boyau étréci ne laissait aucune place à la moindre goulée d'air : sans le dispositif qui couvrait son visage, elle serait morte. La réserve arrivait à son terme ; se hâter devenait une nécessité. Évidemment, il s'agissait d'un aller simple. Cela ne l'effrayait pas outre mesure, son existence ne lui appartenait pas. Vouée à sa mission depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvenait ; élevée dans ce but pour atteindre un objectif ô combien plus grand ; elle demeurait reconnaissante.
Sa reptation s'accéléra, son souffle aussi. Là-bas, une vague lueur. Pugnace, la créature s'accrocha aux derniers mètres. L'épuisement et la douleur la submergèrent. Elle respira les quelques molécules d'oxygène restantes, retint son souffle, émergea, se dépouilla du masque. Elle reprenait vie. Comme l'enfant se libérant du ventre de sa mère, elle s'arracha au conduit. Étourdie, prête à crier sa renaissance, elle demeura pourtant silencieuse, retomba les bras en croix, pantelante, l'œil tourné sur un ciel de roche : une étape se terminait.
*
Déterminé, il pénétra dans un atelier éblouissant de lumière crue ; on s'y affairait autour d'un poste de travail complexe et rutilant. Satisfait, mais dardant sur l'ouvrage en cours un regard critique, il s'avança.
— Où en sommes-nous ?
Quelques paires d'yeux rougeoyants se levèrent, se baissèrent tout aussi rapidement. Le chef d'équipe fut le seul à répondre.
— Quelques heures, Ordonnateur.
— Vous ne pouvez pas être plus précis ?
— Nous éprouvons quelques difficultés avec la matrice émotionnelle, il y a des incohérences, rassurez-vous, elles seront surmontées avant la cérémonie de transfert.
— Je croyais que vous aviez réglé cela hier ?
— Des bugs successifs et inattendus se sont présentés. Une voie de résolution a néanmoins été trouvée, nous avons bon espoir…
— Faites diligence et veillez à ce qu'aucun retard supplémentaire n'intervienne si vous ne voulez pas être condamnés au néant cybernétique.
Après cette interruption énoncée sur un ton coupant, nulle autre parole ne fut prononcée, l'atmosphère de l'atelier redevint industrieuse. Satisfait, l'ordonnateur s'installa sur un siège métallique et patienta.
*
La créature ne resta pas longtemps, étendue, à se féliciter d'avoir franchi le premier obstacle. Elle se releva, ramassa l'appareil respiratoire, en extirpa d'un repli de tissu un petit objet oblong. Il se glissa dans l'unique poche de son seul vêtement : un short de toile taché de terre. Ceci fait, elle inspecta les alentours. La caverne s'avérait étonnamment lumineuse, de nombreuses géodes insérées dans les murailles donnaient à l'endroit un éclat irréel. L'air que l'on inhalait était glacé. D'où venait-il ? La créature s'interrogea brièvement, puis son devoir prit le pas sur ses questions, elle marcha vers l'une des parois.
Les informations demeuraient inaltérées dans sa mémoire. Elle y piocha sans peine celles qui lui étaient nécessaires. Ses gestes s'enchainèrent mécaniquement. Sans l'ombre d'une hésitation, elle passait sa main sur la pierre froide, cherchant le repère invisible qu'elle savait être là. Ses doigts investigateurs éprouvaient le grain de la roche, en devinaient les aspérités. Soudain une très légère cavité, un clic. Un pan de pierre bascula, révélant un colimaçon montant au sein d'une obscurité poisseuse.
Elle s'y engagea, l'ouverture se referma après son passage : aucun retour possible.
*
— Tout est prêt, Ordonnateur.
Ce dernier sursauta et releva son regard luisant sur le chef d'atelier. Confus, il réalisait qu'il s'était laissé engloutir par ses pensées. Ainsi avait-il fait abstraction de ce qui l'entourait. Une distraction impardonnable pour quelqu'un qui se réclamait comme le guide de la grande civilisation cybernétique ! Il se releva avec détermination et s'approcha du poste de travail. Son subalterne, qui lui emboitait le pas, assurait :
— Tous les bugs sont corrigés, la matrice est opérationnelle, rien ne devrait empêcher la célébration de se dérouler sans heurts.
— Bien, vous évitez le pire !
Cette phrase dite, il se dirigea vers la sortie, il ne lui restait plus qu'à attendre l'heure de la cérémonie.
*
Les ténèbres l'enveloppaient. Depuis combien de temps gravissait-elle cet escalier ? En réalité, quelle importance ? Elle progressait, voilà où se trouvait l'essentiel. Dans son esprit, elle comptait.
1001,1002,1003,1004...
Une volée de marches qui n'en finissaient pas. Le souffle régulier, l'œil aveuglé, elle ne voyait que la finalité. Même les muscles de ses jambes qui s'endolorissaient ne freinaient pas l'escalade.
1050,1051,1052,1053...
Sa peau nue se coupait, se constellait d'ampoules, mais le leitmotiv ânonné à mi-voix continuait.
1101,1102,1103,1104...
Des perles salées paraient son front, dévalaient ses joues, se perdaient sur ses lèvres, se répandaient sur sa gorge.
1205,1206,1207,1208...
Elle égrenait les chiffres, sa vitesse restait constante et ses pieds saignaient, ses mains glacées suivaient le roc froid d'une rampe salutaire.
1350,1351,1352, 13...
Blocage net, plus de balustre, un palier et un mur devant elle.
Pas prévu ça ! Mais c'est le seul chemin, l'unique, il n'y en a pas d'autre.
Ainsi son conditionnement, s'exprimait-il. L'incompréhension l'empoigna, ses mains tâtonnèrent désespérément, ses ongles raclèrent, se cassèrent sur la pierre. Elle s'acharna longtemps. Pour finir, le courage abdiqua, la douleur physique s'empara d'elle, ses automatismes devinrent obsolètes, la colère la dévasta. La créature frappa de ses poings cette muraille infranchissable avec une puissance rageuse. Elle s'écorchait, fendait sa chair, parait l'obstacle d'écarlate.
Peu à peu ses forces s'épuisèrent, elle s'appuya contre l'obstacle glacé et se laissa glisser jusqu'au sol. Sanglots et gémissements se répercutèrent en échos. Cet échec ne lui laissait plus qu'une option : s'ensevelir de désespoir, se noyer dans l'obscurité ambiante, et… périr.
*
Il se sentait presque fébrile lorsqu'il pénétra sur le balcon. Celui-ci surplombait une esplanade éclairée par un soleil radieux. Les rayons de l'astre faisaient étinceler les corps miroitants du peuple cybernétique. Les oriflammes et drapeaux de leur république triomphante claquaient au vent. Leur guide s'avança encore, suivi par les ingénieurs qui poussaient devant eux une civière flottante. Allongée sur celle-ci, un corps d'acier. Ce n'était encore qu'une carcasse sans âme, mais bientôt elle recevrait celle de l'ordonnateur. Une immense ovation parcourut la nation venue assister à la célébration de transfert.
Le héros du jour s'installa sur une imposante chaise de métal, incrustée de diodes colorées. L'analogie avec un trône était aisée à faire, mais c'était avant tout, un outil extrêmement sophistiqué. Alors que l’ovation se calmait, les ingénieurs approchaient la civière et la connectaient au siège.
Maintenant un silence total régnait sur le parvis. L’Ordonnateur, les bras soigneusement posés sur les accoudoirs, ferma les yeux, confiant, il ne résista pas lorsqu’un flux électronique commença à le parcourir. Le transfert débutait.
Brusquement un arc électrique jaillit de la civière et vint frapper l’Ordonnateur. En hâte, on débrancha le siège. Ensuite de façon progressive, de nombreuses fumerolles accompagnées de flammèches apparurent sur toute la surface du guide. L’allure Hiératique qui le caractérisait quelques minutes tôt, n’était plus. Avachi sur l’engin, il ne ressemblait plus qu’à un tas de ferraille, inutile.
Le nouveau corps ne valait pas mieux, quant à l’esprit de l’ordonnateur, tous comprirent qu’il était perdu.
La translation avait échoué. Cette journée qui aurait du être exceptionnelle, sonnait comme le plus grand fiasco de la civilisation cybernétique.
*
La créature s'étiolait. Sa mission ayant échoué, sa vie lui semblait inutile. Elle perdait la notion du temps, sa raison se délitait. Par chance, ce n'était pas douloureux, elle s'éteignait juste, comme une bougie en pénurie de cire. Ainsi s'endormit-elle avec l'étrange impression de s'éveiller, enfin...
*
Quelque part, en un endroit secret, deux personnages observaient le plan holographique et très détaillé d'un sous-sol. Une petite lumière rouge, qui clignotait depuis plusieurs minutes de façon irrégulière, venait de s’éteindre.
— Bon, ce n'est qu'un échec de plus, mais... il faut réduire le champ des probabilités.
— Difficile à envisager quand on sait qu'il y en a des milliers.
— Nous n'avons plus qu'une poignée de sujets conditionnés à disposition. En former d'autres demandera du temps. Mais le bon côté des choses, c'est que le transfert de l'Ordonnateur a échoué, remercions-en la providence.
— Une expression appropriée, Général, mais qui ne change rien à notre problème. La cité cybernétique nous demeure close et inaccessible.
— Vous pensez peut-être que je ne le sais pas ?
Il se détourna de l'écran et darda sur son subordonné des yeux étincelants. L'autre les soutenait sans peur.
— À ce rythme, nous ne reprendrons jamais le pouvoir.
— Prenez garde !
— Je ne dis que la vérité, c'est là mon rôle, Général.
Ce dernier le savait, aussi il se détourna et éteignit le cartographe. Son subalterne reprit la parole.
— Puis-je me permettre une question ?
— Vous ne semblez pas avoir de problèmes à vous exprimer.
— Lorsque nous aurons enfin atteint la cité, que ferons-nous d'eux ?
— Hum… Nous aviserons, ils peuvent toujours être utiles.
Il effleura une touche, un volet d'acier à leur gauche se souleva, dévoila une salle gigantesque.
—Utiles à quoi,Général ?
Aucune réponse, d'ailleurs pouvait-il y en avoir une ? Tous deux se contentèrent donc de river leurs regards cybernétiques sur les cuves cryogéniques dans lesquels dormaient, comme autant d’instruments potentiels, des milliers d'êtres humains.
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