Le jour du gros paquet
Au volant du camion, je baille à m'en décrocher la mâchoire, ce soir.
Cette journée m'a épuisé. Le soleil est devant moi sur l'avenue, éblouissant, dessinant des trainées d'ombres immenses derrière les autres véhicules. Par la fenêtre ouverte, le vent s'engouffre jusque dans mon polo, ce qui me maintient un tant soit peu éveillé.
La fin de journée approche et, avec elle, ma dernière livraison.
Chez elle, évidemment, comme tous les jeudis.
Malgré l'épuisement, j'ai le sourire aux lèvres.
C'est d'une humeur très joviale que j'arrive devant la maison de celle que je considérais comme la cinglée, quelques mois plus tôt. L'appeler ainsi ne me traverserait même plus l'esprit, aujourd'hui. Depuis, j'ai appris à l'apprécier.
Je suis paré à ma joute verbale habituelle ; je l'attends même avec une certaine impatience. Pourtant, lorsque je me gare au bout de la route de terre, je remarque tout de suite que quelque chose cloche.
Devant sa porte, un colis plus grand que moi trône comme une injure, hors du carré.
Je sors de mon véhicule, attrape mes colis et me dirige d'un pas décidé vers sa maison. Je pose le tout dans le carré blanc et observe un instant la taille insensée du carton étranger.
Le livreur l'a posé contre la porte.
Je frappe d'un air décidé.
— C'est quoi, ça ? lancé-je, plus agacé que je ne l'aurais souhaité.
La réponse est immédiate.
— Vous croyez que vous êtes le seul livreur dans ma vie ?
Comme toujours, ses réponses me font sourire.
— Je ne vous suffisais plus ?
— J'en pouvais plus de vos petits paquets. J'en voulais un gros.
— Je pouvais pas faire plus gros, mais j'aurais pu faire plus souvent.
Un silence accueille ma répartie.
Au bout d'un moment, elle me pose une question. Sa voix est douce, intéressée.
— Pourquoi vous êtes comme ça ?
— Et comment je suis ?
— Chiant. Têtu. Impossible.
— Ce sont toutes des qualités qui s'associent bien avec la mocheté.
À nouveau, la réponse tarde à venir. Je colle mon oreille à la porte, puis ma main.
— Vous êtes là ? demandé-je.
J'entends quelqu'un qui renifle, alors j'insiste.
— Vous allez bien ?
— C'est trop lourd, me dit une voix chevrotante.
Je fronce les sourcils et observe l'œil-de-bœuf.
— Qu'est-ce qui est trop lourd ? Votre peur du monde extérieur ? Votre dégoût des gens et des maladies ? Votre fuite irrationnelle loin de la vie ?
— Le colis, abruti.
J'observe le paquet, en souriant. De mes mains, je le penche un peu. Il est lourd, mais avec le diable qui se trouve dans le camion, je pourrais le rentrer.
— Y'a quoi là-dedans ? risqué-je.
— Une commode.
— Une commode ?
— Oui, une commode. J'ai fait fuir le livreur.
— C'est pas très commode.
Je ris seul de ma blague ratée, mais sa réponse est souriante.
— Il voulait entrer chez moi, le livreur. C'était un vrai connard.
— Je suis certain qu'il était moche, en plus.
— Il vous ressemblait un peu, c'est vrai.
Tandis que je ris de bon cœur, je me prends à imaginer - à espérer ? - qu'elle fait de même de son côté. Une bonne minute passe, en silence, et je finis par mettre les pieds dans le plat.
— Vous voulez que je le rentre ? J'ai un diable dans le camion.
Une nouvelle fois, j'entends comme un reniflement, puis une voix hésitante me répond.
— Non, je ne veux pas que vous entriez.
— Je sais que j'ai fait des conneries, que je vous ai manqué de respect, mais c'est impossible aujourd'hui. Certaines choses ont changé.
— Comme quoi ?
Sa voix semble encombrée, serrée.
— Je ne sais toujours pas pourquoi vous êtes comme ça, mais je crois que je comprends. Et vous n'avez plus essayé de m'électrocuter depuis au moins deux mois. C'est une grande étape dans notre relation.
Je perçois un rire, ou peut-être qu'elle souffle tout simplement.
— Et puis, lui dis-je, vous savez aussi bien que moi à quel point je peux être chiant.
— Vous avez tenu un an face à la vieille cinglée. Il y aura certainement une distinction pour vous aux trophées des livreurs.
Je secoue la tête, amusé, puis je m'adosse à la porte. Quand je reprends la parole, je suis calme, mesuré. Je murmure presque.
— Toute seule, vous n'y arriverez pas.
— Je sais.
— Faites-moi confiance. Ce que vous pouvez faire, c'est déverrouiller la porte, vous éloigner et m'appeler quand vous vous sentez prête.
Elle pleure, et cette fois-ci, je n'ai aucun doute.
— Je ne crois pas que j'y arriverai.
— J'entre, je dépose les colis et je repars aussitôt. Vous n'êtes même pas obligée d'être dans la pièce.
Silence.
Je m'assois au sol, le dos toujours contre la porte.
— Prenez votre temps, dis-je, je ne suis pas pressé.
— Personne ne vous attend à la maison ?
— Une bière, probablement, et un reste de pizza de la veille.
— Je vois que vous êtes un fin gourmet.
— Une autre de mes innombrables qualités.
Autour de moi, les herbes hautes me donnent toujours cette impression qu'une bête sanguinaire va se jeter sur moi. La grande allée qui mène à mon camion est rongée de mauvaises herbes et de dalles brisées.
L'espace d'un instant, je me sens triste.
Comment en arrive-t-on à ça ? À ne plus croire en la vie si intensément qu'on en vient à tout laisser dépérir. Ça ne colle pas. Elle est peut-être aigrie, en colère, mais elle ne me parait pas lassée par la vie au point de tout abandonner.
Mes yeux se perdent alors sur le petit escalier. La plaque en bois y est toujours clouée pour agrandir la dernière marche.
— Cette plaque, sur la dernière marche, c'était quand même sacrément fourbe.
Derrière la porte, j'entends comme un rire mêlé de larmes.
— Je suis vraiment désolée.
— Ne le soyez pas, vous êtes inventive pour repousser les gens.
— Pourtant, vous êtes toujours là.
— C'est vrai. Il y a une sorte de gravité qui me ramène toujours à vous.
Elle souffle.
— Je crois que je comprends, répond-elle.
Une bonne minute passe sans que nous parlions, puis c'est elle qui brise le silence.
— D'accord.
— D'accord pour quoi ?
— Pour que vous entriez avec le colis, mais n'entrez pas tant que je ne vous appelle pas.
— C'est vous qui décidez.
Je me relève, vais chercher le diable dans le camion et l'installe sous le paquet.
— Je peux entrer ?
— Attendez...
— Tout va bien se passer, je vous le promets.
— Je ne sais pas.
Je pose une main sur la porte.
— J'ai tout mon temps, alors allez-y à votre rythme.
Quelques secondes plus tard, j'entends le verrou, puis, des pas qui s'éloignent à grande vitesse.
— Vous êtes toujours là ? hésité-je.
— Oui, me répond une voix lointaine. Allez-y, mais faites vite.
Je m'apprête à baisser la poignée, mais une sombre idée m'embrouille l'esprit. Ne serait-elle pas en train de se moquer de moi pour m'électrocuter à nouveau ?
— Vous avez coupé le courant ?
Un rire s'élève dans la maison.
— Vous et moi avons passé le stade du coup de foudre.
Je souris, mais j'hésite franchement.
Cœur battant, j'approche le bout de mes doigts, puis effleure la poignée en retirant ma main à toute vitesse. Pas de sensation désagréable. Pas de douleur.
Cette fois-ci, j'y vais franchement et rien ne se produit.
Elle ne m'a pas menti.
Quand je baisse la poignée, la porte s'ouvre.
Comme un enfant qui découvre un monde inconnu, je pénètre lentement dans la maison.
Elle est plongée dans le noir.
Tous les volets sont fermés et aucune lumière n'est allumée.
J'arrive dans une grande pièce à vivre. Sur ma gauche, une grande cuisine, propre et parfaitement rangée, contraste avec l'extérieur. Tout semble avoir une place dédiée, les différents ustensiles sont propres et soignés, presque brillants.
Face à moi, un couloir mène à l'arrière de la maison, tandis que sur ma droite, salon et salle à manger donnent la réplique à la cuisine. Au-delà d'une maison impeccable, ce qui attire mon œil sont toutes les armoires. Il y en a partout. Certaines sont pleines de jeux pour enfant, allant des Lego aux jeux de société - le tout parfaitement aligné -, en passant par des montagnes de cahiers de coloriage. D'autres contiennent des films à n'en plus finir. J'aperçois également des bibliothèques truffées, à ras bord, de livres en tous genres. J'y aperçois un Stephen King bien rouge, un livre de Musso, des romans de Thilliez, l'alchimiste de Coelho ou encore du Dan Simmons.
Éclectique.
Dans un coin du salon, là où la lumière du jour peine à s'immiscer, je l'aperçois, elle.
Elle semble avoir les bras croisés et je distingue ses fameux longs gants.
Elle est recroquevillée, presque ratatinée sur elle-même.
— Je fais au plus vite.
Je chuchote, sans vraiment savoir pourquoi. Tout est tellement parfait et studieux, comme la bibliothèque dans laquelle je me rendais quand j'étais à la fac. C'est une ambiance qui appelle au respect et au calme.
Je ressors, bascule le diable et rentre le colis géant dans la maison.
À peine ai-je terminé qu'elle prend la parole.
— Sortez de chez moi, maintenant.
— Restez où vous êtes, juste trente secondes de plus.
Je récupère mes colis et m'en vais les déposer sur l'îlot central de la cuisine.
— C'est tout bon, murmuré-je d'un air fier, les mains posées sur les hanches. À lundi, madame.
Sur ces mots, je quitte la maison, retourne dans mon camion et rentre chez moi.
Toute la route, j'ai le cœur qui bat à tout rompre et un sourire immense sur les lèvres.
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