Au sommet du palais, dans la salle du trône, attendaient déjà le régent ainsi que ses principaux conseillers. Nihyr arriva en même temps qu'Elebrùn, le célèbre pilote et officier Rénart de Torgar, le pays voisin. Ce dernier avait en charge le détachement Torgien présent dans la cité.

— Bien. Tous sont arrivés, nous pouvons commencer, dit Galdrill, le régent. Je vous prie d'abord de bien vouloir prendre place.

Il désigna la longue table rectangulaire autour de laquelle s'alignaient de nombreux sièges d'allure confortable. Dès que tous les intervenants se furent installés, il reprit :

— Cette réunion à pour but de vous informer de tout récents événements. La Vigie vient de nous transmettre son rapport et...

Nihyr se dit qu'il n'y avait rien d'anormal à cela. La Vigie, un réseau d'observation situé sur les remparts du palais et dans quelques endroits clefs, fournissait des rapports très réguliers. Au moins une douzaine par jour, si rien d'anormal ne se produisait dans le pays. Tout le problème se trouvait là : “si rien d'anormal”.

— Et on m'a rapporté des mouvements du Clan, au nord de leur repaire, le volcan Erkat.

Là encore, rien d'inhabituel, se dit Nihyr en attendant la véritable information.

— Je ne trouvais rien d'anormal dans tout cela, jusqu'à ce que je découvre les chiffres. J'avoue qu'encore maintenant je peine à croire ce que j'ai sous les yeux. La Vigie a observé aujourd'hui un vol d'environ soixante-dix individus.

— Soixante-dix ? demanda un des conseillers. Est-ce possible ? La Vigie a sans doute commis une erreur.

Nihyr s'éclaircit bruyamment la voix et se leva. Tous les regards se portèrent aussitôt vers lui.

— Il me semble que le système de surveillance de la Vigie a depuis longtemps fait ses preuves. Si elle fournit un rapport comme celui-là, c'est qu'il y a bel et bien eu un vol aussi important aujourd'hui. Nous ne devrions pas perdre de temps à discuter le vrai du faux.

Nihyr se tourna alors vers Galdrill :

— Avez-vous d'autres informations ?

— Le vol se composait principalement de jeunes, accompagnés par un nombre restreint de femelles adultes. Il se dirigeait au nord, près de l'embouchure du Morion.

Les conseillers échangèrent quelques chuchotements.

— Ils représentent l'avenir des forces du Clan. Ils représentent un danger immédiat pour l'équilibre naturel du pays.

— Peut-être faudrait-il frapper ? suggéra Elebrùn en militaire qu'il était. Il suffirait de faire sortir le Nebu et son escorte.

— Qu'en pensez-vous Nihyr ? demanda Galdrill.

— Un nombre aussi important de jeunes dragons est inquiétant. Il serait cependant dangereux d'en tuer autant. Comme vous le savez, les dragons sont des créatures intimement liées à l'équilibre de notre monde. Aux équilibres, devrais-je dire. Les Forces qui régissent les courants de la magie dépendent en partie d'eux. Nous ne devrions pas les tuer. Il nous faut trouver autre chose.

— Et que voulez-vous faire ? s'emporta un des conseillers. Nous n'allons tout de même pas les laisser se reproduire encore et encore jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien !

— Un peu de calme, je vous prie.

Galdrill avait parlé d'un ton tout à fait anodin. Pourtant, le conseiller sembla gêné, presque apeuré.

— L'avis d'un membre de l'Ordre est toujours bon à écouter. Que proposez-vous, Nihyr ?

— Prévenez les autres membres de l'Ordre par la Vigie. Demandez-leur de se rassembler dans le massif Dolmed au plus vite. Je dois connaître l'avis des autres. En attendant, ne faites rien. Ces mouvements n'ont rien d'hostiles. Ils pourraient presque être rassurants.

— Rassurants ? Comment la découverte de près de soixante-dix jeunes dragons peut-elle vous sembler rassurante ?

Nihyr adressa un sourire au conseiller.

— Je crois avoir compris, dit Elebrùn. Si les jeunes sortent avant l'heure de leur nid, c'est qu'ils n'y sont plus en sécurité. C'est ça ?

— C'est exact. Depuis quelques temps, il y a de profonds changements dans les courants. Les dragons sont devenus encore plus brutaux et bestiaux qu'auparavant, plus corrompus. Avec un peu de chance, ces soixante-dix-là sont les restes de la dernière portée.

— Les restes ? demanda le conseiller à la droite de Galdrill.

— Cannibalisme ? suggéra le régent.

Nihyr approuva gravement. Des expressions horrifiées apparurent sur les visages des conseillers.

— Ou simplement violence gratuite. Le résultat reste le même. Ils doivent sortir pour rester en vie et avoir assez de nourriture.

— Très bien messieurs. Je vous libère, dit Galdrill aux conseillers. Nihyr, Elebrùn, pouvez-vous m'accorder un moment s'il vous plaît ?

Les conseillers sortirent, discutant entre eux. Galdrill se leva et s'approcha de la grande baie vitrée. Quand la grande porte se fut refermée, il soupira un grand coup.

— Il est difficile de continuer à vous soutenir dans ces conditions, Nihyr. Je parle de la position de l'Ordre, entendez bien.

— J'en ai parfaitement conscience, Galdrill. Mais nous ne pouvons pas risquer de plonger le monde dans le chaos. Ces Forces sont réelles. D'elles dépendent toute forme de magie et de vie, elles dirigent les courants. Et celle dont dépendent les dragons est déjà grandement affaiblie.

— Je le sais bien, Nihyr, je le sais. Mais le conseil tremble et des rumeurs inquiétantes se répandent dans la ville. Tout le monde n'a pas conscience de ces choses. Elles semblent abstraites aux yeux du plus grand nombre. Sans importance.

— Ce n'est pas sans importance pour un rénart, intervint alors Elebrùn. Nous sentons aussi les bouleversements dans les courants. Nous ne comprenons pas tout cependant. Nos talents sont moindres que ceux des sifis.

— Pas pour le pilotage en tout cas ! Je vous ai vu ce matin à bord de votre Flèche d'argent.

— Cela m'est propre, je crois, répondit le rénart en riant, ce qui parvint à arracher un sourire au régent.

— Je vais battre le rappel pour vous, Nihyr. Quant à vous Elebrun, j'ai une mission à vous proposer.

Nihyr s'inclina et sortit, laissant le rénart et le régent entre eux.