13
Il ne leur fallut pas longtemps pour regagner Slimap. Deux jours après leur exploration de l'ancien Sanctuaire, ils s'entraînaient dans la plaine, tout près de la petite ville. Quelques personnes du village venaient occasionnellement admirer le spectacle de loin. Dina venait tous les jours.
De là où les villageois observaient, ils pouvaient apercevoir par moment de grandes tempêtes de feu se déchaîner et ils sentaient parfois le sol trembler sous les formidables assauts des sifis à l'entraînement. De son côté, Gabriel trouvait ces séances éprouvantes. Nihyr lui imposait des exercices que lui-même ne pouvait pas réaliser. Il voulait faire exploiter à Gabriel tout son potentiel. Et cela se révélait très productif et surprenant. Durant huit jours, il continua de s'entraîner durement. Le soir, alors qu'il allait se coucher complètement épuisé, Nihyr restait de longues heures à étudier de vieilles cartes et d'anciens ouvrages récupérés à Terdrasill.
Le matin fixé pour le départ arriva et Gabriel trouva Nihyr à sa table habituelle, plongé dans la lecture du petit journal à la couverture noire.
— As-tu au moins dormi ?
— Non, répondit laconiquement Nihyr. Tu as trouvé une perle en sortant ce journal de son rayon.
— Ah bon ? s'étonna Gabriel en fourrant une première brioche dans son gosier.
— Les dernières pages sont datées de seulement quelques jours avant la chute de Terdrasill. C'est un journal ayant appartenu à un sifis qui voyageait beaucoup. Il y a de nombreux avant-postes référencés la dedans avec précision. Et surtout il parle à plusieurs reprises du désert de l'ouest et d'une île habitée appelée Nordhe au-delà. Peut-être y'a-t-il un pays tout proche qui a besoin d'aide. Ou qui pourrait en apporter.
— J'ai préparé mes affaires. Quand part-on ?
— Termine d'engouffrer tout ça. Et fais tes adieux à ton amie.
Gabriel alla dire au revoir à Dina et à la patronne, revint à sa table en avalant un morceau de pain et un grand verre de lait.
— Je suis prêt.
Nihyr se leva, rangea les cartes et le journal dans un sac et sortit son élève sur les talons. Ils firent route droit vers le sud, franchirent le gué de Blain dans l'après-midi, atteignirent le massif Dolmed à la nuit tombante et entrèrent dans le Sanctuaire durant la nuit. Les autres arriveraient sans doute pendant la nuit ou le lendemain dans la matinée. Ellohira était déjà revenue, ainsi qu'Urfis et Eréline. Ils devaient déjà tous dormir. Aussi Nihyr et Gabriel se montrèrent discrets en regagnant leurs lits.
En se réveillant le lendemain, Gabriel sauta de son lit, enfila son uniforme et alla directement dans la grande salle. Juena et Arpe venaient d'arriver. Ils semblaient épuisés. Tous les autres étaient présents également. Marli avait l'air sombre.
— Sa mission à réussi ? se risqua à demander Gabriel.
— Sa mission, oui. Elle a tué deux dragons et chassé le gardien de la Source. Mais, disons qu'elle aurait préféré le tuer aussi. Ne me demande pas pourquoi, c'est elle que ça regarde, lui répondit Nihyr.
— Tout le monde est là. Le conseil peut commencer. D'abord à toi Ellohira.
Ellohira se leva et présenta aux autres un élégants fourreau noir et or. Tous se passèrent le fourreau, puis lorsque Urfis l'eut entre les mains, il en sortit un long sabre azuré. Il était magnifique. Urfis le tint en équilibre au bout de son doigt, le fit balancer à droite, à gauche. Observa la couleur de l'acier et surtout le cristal visible à la base de la lame.
— Un travail remarquable. Je dirais qu’il est meilleur que le mien. Félicitations.
Puis il le donna à Juena qui l'examina à son tour.
— En effet, remarquable travail, élégance et puissance. Je reconnais bien là ta signature, Ellohira.
Juena remis l'arme dans son fourreau, s'approcha d'Ellohira et prononça quelques mots, tout en rendant son arme à la jeune sifis :
— Par ton travail, tu t'es montrée digne du rang de Maître. Félicitations, Maître Ellohira Nahir.
Les autres se levèrent et s'inclinèrent. Puis se réinstallèrent.
— Marli m'a déjà fait part des résultats de sa mission. Les objectifs ont été remplis, bravo.
L'intéressée adressa un bref signe de remerciement à Juena qui poursuivit :
— Ce qui nous intéresse donc à présent, ce sont les résultats de votre mission ; Nihyr, Gabriel ?
Nihyr se leva et posa le sac contenant les ouvrages récupérés à Terdrasill sur la table.
— Voici notre butin, annonça-t-il fièrement. Il y a là des cartes intéressantes, des manuels sur divers sujets. Mais la perle, c'est à Gabriel que nous la devons. Il a trouvé ce petit journal ayant appartenu à un sifis des tout derniers jours de Terdrasill. Si les premières pages sont assez insignifiantes, ont trouve tout au long de ses rapports des endroits qu'ils serait très intéressant d'explorer. Et surtout un pays appelé Nordhe, qui serait situé sur une île au-delà du désert ouest.
Juena sembla soudain un peu excitée.
— D'après ce que j'y ai trouvé, la population résistait aux dragons depuis des générations et possédait une technologie avancée. À l'époque, ils semblaient déjà plus avancés sur ce plan que Torgar ne l'est aujourd'hui.
— Pourquoi restent-ils sans rien faire alors ?
— Je pense qu'avoir les grandes fosses du désert à proximité n'aide en rien. Cet endroit grouille de dragons d'après ce qu'on sait, Urfis. Peut-être que ce pays n'existe même plus à l'heure où nous parlons. Mais cela vaudrait le coup de vérifier. Qu'en penses-tu Juena ?
— Tu as raison, Nihyr. Je pense qu'Arpe et moi nous chargerons de cette mission.
— À qui confier Eréline alors ? Je ne peux pas l’emmener sur ma prochaine mission.
— Marli la prendra en charge. Ça ne pose pas de problème ?
— Aucun, répondirent à l'unisson le maître et l'élève.
— Quant à toi Nihyr, je crois que des affaires t'appellent à Torgar à présent. Le prince Anzil sera en âge de prendre le pouvoir d'ici peu.
— Oui. Et à ce propos, je ne pense pas être capable d'assurer l'entraînement de Gabriel pendant cette période.
Gabriel ne comprenait pas tout. Mais il semblait qu'il allait être confié à quelqu'un d'autre. Sans doute Marli. Ça ne le gênait pas outre-mesure, mais il aurait préféré rester avec Nihyr ; il s'entendait plutôt bien avec lui.
— Je le craignais. Mais nous avons un nouveau maître après tout.
Marli venait de se voir confier Eréline, elle ne pouvait avoir deux élèves ! Gabriel allait être confié à...
— Ellohira ? Veux-tu bien prendre Gabriel comme élève pour un temps ?
— Aucun problème, assura la jeune femme, l'air sérieux.
Juena clos le conseil là dessus. Les sifis passèrent le reste de la soirée à planifier les prochaines missions en détail.
Gabriel resta avec son nouveau maître.
— Pourquoi Nihyr doit se rendre auprès du prince de Torgar ?
— Nihyr à été confié à l'Ordre alors qu'il n'avait pas deux ans. Personne ne sait qui sont vraiment ses parents, mais ils faisaient partie de la famille royale.
Gabriel émit un sifflement de surprise. Jamais Nihyr n'avait fait mention de ses origines.
— Donc on va voyager ensemble ? C'est cool.
— Une fois que je t'en aurais fait baver pendant quelques jours, crois moi, tu trouveras ça beaucoup moins “cool”, quoi que ça puisse vouloir dire.
Elle n'avait pas l'air de plaisanter. Mais un sourire rassura le jeune homme une seconde plus tard. Il en baverait, c'était certain, mais au moins, il serait en bonne compagnie.
Dès le lendemain, les sifis se dispersèrent. Nihyr s'en alla vers Torgar, Urfis disparut vers le nord. Marli et Eréline s'en allèrent vers une ville appelée Gortwin, bien plus au nord que Slimap.
— Et nous ? Où allons-nous ? demanda Gabriel une fois au pied du mont Eratar.
— Vers l'est. Nous devons aller au-delà des frontières est de Torgar.
— Pour y faire quoi ?
— Pour trouver le poste avancé d'un groupe de l'ancien Ordre. Il était recensé dans le journal que tu as trouvé comme « extraordinaire ». C'est moi qui ai hérité de ce boulot. Et ce sera une occasion de te montrer quelques endroits où tu devras te rendre pour forger ton sabre.
— Et on en a pour combien de temps ?
— Moins d'un an, si tu arrêtes de poser des questions !
Gabriel ricana.
— Désolé, Nihyr a tellement pris l'habitude de tout m'expliquer.
— Nihyr est plus patient que je ne le suis. Aller, en route. Nous ferons un passage vers le nord avant. Nous allons nous arrêter dans la chaîne des Sept Dames blanches.
— Puis-je demander pourquoi, maître ?
Ellohira soupira un grand coup. Elle leva les yeux au ciel et sourit.
— Je crois savoir comment te faire taire un moment.
Elle émit alors un sifflement si strident que Gabriel fut contraint de se boucher les oreilles. Elle n'appelait pas Iral. Ni aucun autre fenris. Alors qu'il s'apprêtait à poser une nouvelle question, la réponse se présenta d'elle-même à Gabriel sous la forme d'un cri harmonieux. Un cri d'oiseaux, encore lointain, mais puissant. En levant les yeux, il aperçut deux formes blanches et gigantesques qui descendaient du sommet de l'Eratar.
— On va voyager sur eux ? Les callaca... Euh ?
— Callacahys, oui. Ils sont encore plus rapides que les fenris, et ne craignent pas les dragons.
Lorsque les deux oiseaux se posèrent dans un grand courant d'air, Ellohira se hissa prestement sur le cou de l'un d'eux, lui flatta gentiment les plumes.
Ils étaient gigantesques et magnifiques. Semblable dans leur forme à des cygnes, pour leur taille, à un petit dragon. Leur long bec fin scintillait et Gabriel soupçonnait que c'était là une arme redoutable.
— Qu'attends-tu donc ? Grimpe sur celui-là, comme moi. Ensuite tu t'accroches à quelques plumes.
Gabriel s'exécuta, non sans appréhension, mais l'oiseau le rassura d'une manière étrange, comme s'il lui envoyait un sentiment apaisant directement dans le cerveau. Le décollage fut un peu brutal, mais une fois en vol, Gabriel put à loisir apprécier ce moyen de transport peu commun. Ils filèrent à une vitesse folle très haut dans le ciel, si bien que lorsque les oiseaux déposèrent les deux sifis au pied des hautes montagnes du massif des Sept Dames blanches, leurs manteaux et leurs cheveux étaient blancs de givre.
— Qu'est-ce qu'on vient faire là ?
— Nous allons grimper jusqu'au col, là-haut. Il y a une ancienne mine où on trouve un métal rare : l'argent noir. Il en faut pour forger un sabre de maître. Tu dois savoir où en trouver et comment l'extraire.
— Et les oiseaux n’auraient pas pu nous y déposer directement, bien sûr…
— Non, ils sont trop grands pour se poser là-bas, c’est bien trop escarpé. Et puis ça ne te fera pas de mal. Allez, en route !
Les deux compagnons furent d'abord contraints de traverser une vaste étendue rocheuse. De longues et abruptes langues de pierre se succédaient, séparées par de profondes gorges. Gabriel trouva ce passage plaisant ; il lui suffisait de sauter d'une arête de pierre à une autre et, après une heure de ce petit jeu, il eut presque des regrets à atteindre véritablement le pied de la montagne. Lui et Ellohira entamèrent l'ascension. Après de longues heures, ils firent une halte pour manger un peu. Ils se trouvaient juste à l'altitude où la neige commençait à apparaître. Après une courte pause, l'ascension reprit jusqu’à la nuit tombante. Ils se trouvaient à présent si haut que même eux, des sifis, en avaient le souffle court. Le sommet se trouvait pourtant encore loin. Gabriel se demandait s'il y en avait encore pour longtemps lorsque Ellohira poussa une exclamation ravie :
— Ça y est, on y est !
Un peu au-dessus d'eux, Gabriel distinguait une large corniche et une entrée béante. Quelques vestiges de matériel de mineur demeuraient là. Ellohira et son élève se précipitèrent presque à l'intérieur pour se mettre à l'abri du vent glacial qui forcissait depuis déjà un moment.
— Au moins on ne va pas mourir de froid aujourd'hui, maugréa Gabriel.
— Il en faut plus que ça pour venir à bout d'un sifis. Enfin pour ceux qui ne sont pas de faible constitution.
Un ricanement sarcastique accueillit la remarque. Ellohira sourit et fit signe à Gabriel de la suivre. Ils progressèrent un moment dans un boyau obscur à la lueur de la flamme vacillante qu'entretenait Ellohira au creux de sa paume. Elle s'immobilisa soudain. Gabriel distinguait des reflets brillants dans la roche.
— Ici ce sera suffisant, dit-elle en sortant de son manteau deux petits cylindres. Viens près de moi, que je te montre.
Gabriel s'approcha et resta bouche bée tandis qu'Ellohira, appliquant ses doigts autour d'une petite veine de métal brillant, faisait fondre l'argent noir et le recueillait dans un des cylindres.
— Tu vois, c'est tout simple. Tu fais courir le Flux dans l'argent noir pour qu'il chauffe, fonde et tu le récupère là-dedans. Des questions ?
Gabriel se saisit du cylindre qu'Ellohira lui tendait et fit un essai juste à côté. Il trouva l'exercice plutôt facile. Lorsqu'ils en eurent terminé, Ellohira décréta qu'ils passeraient la nuit sur place et redescendraient le lendemain pour se diriger vers l'est. Ils passèrent un moment à chercher un endroit pas trop inconfortable. Lorsque ce fut fait, ils mangèrent un morceau, en silence, écoutant simplement le vent au dehors qui râlait comme un spectre. Il faisait atrocement froid dans la mine et ils furent contraints de se coucher dos à dos, enroulés dans leurs couvertures pour ne pas grelotter.
Ils se levèrent aux aurores. Le vent soufflait toujours, mais les nuages se trouvaient plus bas que la veille. Aussi, avant d'entamer le chemin vers les plaines, ils firent disparaître un peu de leurs provisions dans leurs gosiers en admirant le lever du soleil. Puis ils attaquèrent avec entrain la descente, qui fut plus longue et plus difficile que l'ascension ; sous les nuages une tempête de neige leur bouchait la vue, les glaçait jusqu'aux os et le vent menaçait de les faire tomber à tout instant.
— On aurait pas pu rester un peu plus longtemps dans la mine ? hurla Gabriel pour se faire entendre.
— Non ! On ne doit pas perdre de temps ! répondit Ellohira, quelque part dans la tourmente. En plus, ça te fait un bon entraînement, non ?
Bon entraînement, tu parles ! Pensa Gabriel. Il n'y voyait rien, grelottait et craignait de se rompre le cou en trébuchant sur un rocher ou une plaque de glace. Finalement, ils parvinrent à redescendre à une altitude où la tempête se déchaînait un peu moins. Comme il commençait à faire sombre, Ellohira décida de passer la nuit sur place, dans un recoin abrité du vent. Au matin, les montagnes resplendissaient au soleil, recouvertes de neige fraîche. Les deux sifis parvinrent dans les plaines en milieu de journée et se mirent à marcher d'un bon pas. Ellohira appela peu après Iral et Frayr, leurs fenris, et filèrent à vive allure vers l'est. Il leur fallut deux jours pour atteindre le gigantesque Mur de Torgar et la porte du Sud, qu'ils franchirent à la nuit tombante. De là, ils empruntèrent un aéronef qui les conduisit au Fort du Sud, une importante cité peuplée exclusivement de militaires et bourrée de hangars pleins à craquer de vaisseaux de guerre volants.
Ils passèrent la nuit dans une caserne et reprirent la route au petit matin. Ils devraient faire le reste du trajet à pied. Ils coururent longtemps ce jour-là et, après avoir franchi l'Amérion, un fleuve encore étroit à cet endroit, ils firent halte sur la berge Est, protégés du vent d'Ouest par de hauts roseaux et d'épaisses touffes de jonc.
La principale différence entre Ernùn et Torgar, c'est qu'il n'y avait pas besoin de se soucier du Clan. Ici, ni dragon ni har-lin ne viendrait les troubler. Aussi prirent-ils le temps de faire un feu et de faire cuire un gros rongeur fraîchement capturé. Ellohira en profita pour apprendre à Gabriel comment dépecer et vider un animal. Il fallait bien le faire quand on avait faim, même si c'était un peu écœurant. Après le dîner, Ellohira s'enveloppa dans une couverture au pied d'un gros pin tout proche. Gabriel resta auprès du feu à regarder les flammes danser. Après un long moment, il raviva le feu, remit quelques morceaux de bois et s’endormit à côté.
Dès l'aube ils reprirent leur route vers l'est. En milieu de journée, Ellohira lui montra un gigantesque lac très profond bordé de hautes falaises scintillantes. Des hommes y travaillaient sur de larges embarcations plates.
— C'est la carrière aux cristaux. Tu devras venir ici et plonger pour trouver le cristal de ton sabre.
Ils atteignirent les berges de l'Eau une heure plus tard et les longèrent pendant tout l'après-midi, à allure réduite à cause du terrain très accidenté. Ils passèrent une nuit de plus à la belle étoile et atteignirent le Fort de l'Eau en fin d'après -midi, le lendemain. Gabriel ne sentait presque plus ses jambes en montant la rampe de pierre menant aux lourdes portes de bois et d'acier.
Le Fort de l'Eau : une magnifique construction clairement martiale, juchée sur un énorme rocher solitaire déchirant la plaine de sa masse sombre. Au nord et au sud courait le long de la frontière un mur de cinq à six mètres de haut. Et sous le rocher passait l'Eau, large d'à peine deux mètres dans son profond canal de pierre.
Ils furent accueillit par une femme capitaine qui les mena jusqu'au commandant du fort, un des quatre généraux du pays. C'était un homme vieillissant, mais encore élégant. Il avait des cheveux grisonnants coupés très courts. Il portait l'uniforme à merveille et une splendide rapière.
— Je suis heureux d'accueillir des membres de l'Ordre dans mon fort. Cela fait bien longtemps que je n'avais eu l'occasion de rencontrer l'un des vôtres. Comment se porte Maître Nihyr ?
— Très bien, assura Ellohira en s'inclinant légèrement. Voici d'ailleurs son élève, Gabriel. Il m'a été confié pour un temps.
— Enchanté, jeune homme. J'imagine que votre maître est retenu par quelque importante mission ?
— Il doit se trouver dans votre capitale à l'heure qu'il est, répondit Gabriel. Auprès de votre nouveau roi.
— Ah oui ? Bien sûr, notre bon roi Anzil. Ce garçon a de l'intelligence à revendre, il fera un bon souverain. Pardonnez-moi ce brusque changement de sujet, mais comptez-vous rester longtemps ?
— Seulement cette nuit, répondit Ellohira. Nous devons poursuivre vers l'est dès demain.
— Vous devrez vous montrer prudents alors. Les Glorgs sont agités ces temps-ci. On dirait qu'ils deviennent plus intelligents.
— N'ayez aucune crainte à ce sujet. Nous seront prudents, assura la jeune femme.
Le général les invita à se joindre à sa table pour le dîner, un peu plus tard. En attendant, ils furent conduits à leurs cellules : des chambres pour officier assez confortables malgré un aménagement sobre.
Gabriel se retrouva seul dans sa petite chambre. Il se laissa tomber sur le lit et étendit ses jambes douloureuses. Combien de temps mettrait-il à s'habituer aux efforts infernaux que produisaient les sifis ? Il était loin de se douter que dans la pièce voisine, Ellohira se massait les mollets en se demandant si son élève n'était pas fait d'acier.
On vint leur apporter des vêtements sortis de la garde robe du général. C'étaient de beaux habits, à la mode de Torgar. Le général n'en ayant plus l'usage, il leur en fit cadeau. Gabriel se débarrassa de son uniforme et enfila le costume gris-perle. À sa grande surprise, il sentit le vêtement s'ajuster tout seul à sa taille.
Lorsqu'il sorti dans le couloir après avoir entendu sonner l'heure du dîner, il découvrit Ellohira à sa droite, dans une magnifique robe d'un vert sombre, parsemée de quelques touche de noir et d'or. Cette robe s'accordait à merveille avec ses yeux. Ses cheveux descendaient jusqu'au milieu de son dos et semblaient parcourus de veines d'argent et d'or. Elle était magnifique et « waou » fut le seul son que parvint à articuler Gabriel qui vint offrir son bras à la jeune femme. Elle le regarda d'un air interrogateur.
— Une sorte de coutume de chez moi, dit-il en lui prenant le bras et en l'accrochant au sien. J'espère que ça ne viole pas le protocole maître-élève ?
— Je ne pense pas, non, répondit-elle avec un sourire.
Ils firent leur entrée dans la salle à manger ainsi et furent accueillis par un murmure d'admiration.
— Vous êtes tout simplement magnifiques tous les deux ! s'exclama le général, qui portait son plus bel uniforme.
Tous les officiers présents avaient revêtu les uniformes de cérémonie et c'était un magnifique spectacle que de voir ces gens ainsi assemblés. Le dîner fut une soirée mémorable, tant pour les soldats que pour les sifis, chacun y allant de ses récits. Le général avait, avec une si longue carrière derrière lui, des histoires incroyables. Il restait cependant humble et honnête, n'hésitant pas à mentionner ses erreurs et les démons qui le hantaient.
— Le général est le meilleur combattant de tout le pays ! lança un caporal un peu éméché. Je suis sûr qu'il pourrait venir à bout de votre élève, Maître Nahira.
Le général rit et affirma qu'il en était sans doute incapable, mais qu'il essaierait bien, pour voir.
— Après le dîner, si cela ne vous ennuie pas ?
— Absolument pas, répondit Gabriel après avoir reçu l'approbation d'Ellohira.
Ils terminèrent le repas dans la bonne humeur et se dirigèrent ensuite vers la cour où Gabriel et le général devaient se mesurer l'un à l'autre dans un combat amical.
— Tâche de ne pas le blesser, glissa Ellohira à l'oreille de son élève. Mais méfie toi, cet homme est une légende, il pourrait être coriace, même pour toi.
Gabriel, armé de son sabre, fit face au général qui tira son épée au clair. Ils croisèrent leurs lames et s'inclinèrent, puis se mirent en garde. La femme capitaine leur donna le signal du début du combat. Ils s'observèrent quelques secondes puis échangèrent un premier coup, extrêmement rapide.
Gabriel avait lancé l'assaut, mais le général para à la vitesse de l'éclair. Le jeune sifis en restait troublé lorsque ce fut le général qui partit à l'attaque. Gabriel para et se dégagea. Il fallait prendre cet adversaire au sérieux.
— Surpris par la force d'un vieil homme ? demanda le général en plaisantant.
— Surpris par la vitesse d'un homme, en effet, répondit Gabriel en soulignant là le fait qu'il restait un sifis. S'il avait encore beaucoup à apprendre, sa simple nature lui assurait la victoire sur un homme sans pouvoir particulier. Mais celui-ci ne semblait pas manquer de certaines capacités et le sourire qu'afficha alors le général confirma l'impression de Gabriel. Il n'était pas tout à fait un humain normal.
A deux reprises, Gabriel tenta à nouveau d'attaquer, analysant les réactions du général. Il était vraiment rapide. Alors le sifis décida de se laisser un peu aller à utiliser ses pouvoirs.
— Voyons-voir, laissa-t-il échapper entre ses dents serrées.
Il se laissa envahir par le Flux et libéra une petite quantité d'énergie dans ses membres. Il se jeta en avant. Il s'ensuivit alors un échange extrêmement rapide d'attaques et de parades, mais ni Gabriel ni le général ne parvint à toucher l'autre. Le général ne souriait plus cependant et restait concentré.
— Encore un peu, alors, murmura Gabriel en laissant un peu plus d'énergie le parcourir.
Il se lança à l'attaque, feinta sur sa droite, se glissa tout contre la lame du général, se retourna. D'une main il tenait fermement le poignet du général, désormais incapable de bouger son épée. De l'autre il tenait sa propre lame, tout contre le flanc du général.
— Vous avez gagné, jeune homme. J'admet ma défaite.
Gabriel lâcha prise et s'inclina respectueusement.
— J'aimerais bien voir comment se déroule un combat entre deux adversaires de votre trempe, ajouta t-il en regardant Ellohira.
— ça ne pose pas de problème, si vous me laissez toutefois une minute pour me changer.
Ellohira retourna dans sa chambre afin de revêtir son uniforme et prendre son sabre. Quand elle revint, elle demanda :
— Auriez-vous un cristal d'eau, général ?
— Nous devons en avoir quelques-uns, oui. Vous en faut-t-il ?
— Oui, s'il vous plaît. Un petit fera l'affaire.
Le général se rendit avec la capitaine dans la chambre forte où ils entreposaient les cristaux et revint avec un petit cristal bleuté de cinq centimètres de long à peine.
— C'est parfait, merci. Gabriel, ton sabre s'il te plaît.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Si nous combattons un peu sérieusement, ton sabre va se casser en deux dès le premier coup. Nihyr ne faisait pas pareil ?
— Il faisait quelque chose, mais il utilisait une pierre de rune.
Ellohira n'avait pas de pierre de rune sous la main et préférait donc utiliser un cristal. Et au moins, l'enchantement serait presque permanent. Gabriel tint son sabre à deux mains et fit courir dans la lame autant d'énergie qu'il le put pendant qu'Ellohira fixait le cristal dans l'acier. Rien que cette opération impressionna les officiers. Puis les deux sifis se firent face, s'inclinèrent et se mirent en garde. Gabriel se laissa aussitôt envahir par le Flux. Il voulait gagner.
— Tu n'as aucune chance, lui souffla Ellohira avec un sourire carnassier.
— Nous verrons, répliqua Gabriel le plus froidement qu'il put.
Ce fut le général qui donna le signal et il sursauta en voyant les deux combattants se jeter l'un sur l'autre et en sentant le choc du premier coup. Les vitres du fort tremblaient chaque fois que les deux lames entraient en contact. Ellohira fit glisser sa lame contre celle de Gabriel qui parvint à éviter la défaite d'un cheveu. À trois reprises il faillit perdre le combat. A chaque fois, des exclamations fusaient du côté des soldats qui, dès le premier coup, s'étaient réfugiés sous la galerie entourant la cour.
Finalement, Gabriel risqua une botte que lui avait enseigné Nihyr. Il se jeta en avant, bloqua la lame d'Ellohira et fit un bond au-dessus d'elle en se retournant et en prenant bien garde à ne pas se trouver en position délicate. Ellohira fronça les sourcils en voyant les yeux de Gabriel devenir lumineux. Lorsqu'il reprit pied, la pointe de sa lame s'appuyait contre le ventre de son professeur.
Le général applaudit.
— Égalité ! Magnifique combat. Vraiment impressionnant !
— Pas égalité, corrigea Gabriel. Elle a gagné.
Il sentait la lame de la jeune femme sous sa gorge.
— Les sifis peuvent guérir leurs blessures, expliqua Ellohira. Si la blessure qu'il aurait pu m'infliger est mortelle pour beaucoup, je m'en serais sortie. En revanche, une tête, ça ne repousse pas.
Le général approuva d'un air grave et félicita les deux combattants.
— Je ne pensais pas que vous vous étiez autant retenu contre moi, jeune homme.
— Ne croyez pas ça. Même si je n'ai pas usé de toute ma force, j'ai donné mon maximum technique. Vous restez un combattant dangereux, même pour un sifis.
Après les démonstrations de combat, tout le monde se dirigea vers sa cellule. Il était grand temps de prendre un peu de repos.
— Tu as été plutôt bon, Gabriel. Il faudra que je te corrige sur quelques points cependant.
— Entendu, maître.
Il y eut un instant de silence, puis Gabriel ouvrit la porte de sa chambre et entra. Avant qu'il n'ait refermé, Ellohira bloqua la porte.
— Tu es très élégant, habillé comme ça.
— Tu n'étais pas mal non plus, assura Gabriel en souriant. Bonne nuit Ello.
— À demain.
Ils passèrent une nuit tranquille, perturbée seulement par quelques lointains grondements de tonnerre.
Ils se levèrent à l'aube et furent prêts à partir peu après. Ils prirent congé du général et de son magnifique fort, se dirigeant à l'est, au-delà de la frontière de Torgar.
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