18
Le dernier groupe de réfugiés, dans lequel se trouvaient les jeunes sifis ressorti de terre alors que trois gros aéronefs survolaient la forêt. Parmi les engins, se trouvait le Nebu, qui laissait derrière lui un panache de fumée bleue.
— La ville est perdue, murmura Ellohira. Même le Nebu bat en retraite.
Son murmure se répercuta dans tout le groupe. Des conversations commencèrent, produisant une sorte de bourdonnement incessant.
— Je me demande comment vont les autres, fit Ellohira en se rongeant un ongle.
— Ils vont bien, Ello. Ne t'en fais pas pour eux, répondit Gabriel.
— Tu as raison, pour l'instant, je dois vous conduire en sécurité. C'est tout ce qui importe. Un peu plus vite s'il vous plaît ! ajouta-t-elle à l'adresse des réfugiés qui, après avoir entendu la nouvelle, avaient sensiblement ralenti leur marche.
Les bois qui s'étendaient entre Azulimar et le Mur ressemblaient en tous points à l'une de ces forêts maléfiques des contes. Il y régnait une atmosphère étouffante, la chaleur et l'humidité rendaient l'endroit désagréable. Une mousse sombre et épaisse recouvrait la plupart des troncs centenaires. Ici et là, on voyait un tronc d'arbre pourri recouvert de champignons entre deux mares nauséabondes dans lesquelles pullulaient moustiques et autres insectes indésirables. En dehors de ce chemin, soigneusement entretenu, la forêt ne devait être le terrain que des bêtes sauvages.
Alors qu'un essaim de moucherons s'en prenait à Gabriel qui s'empressa de les faire griller, quelqu'un cria à l'arrière du groupe. Ellohira se précipita pour voir.
Un groupe de survivants venait d'apparaître derrière eux, assez loin.
— Gabriel, va voir s'il te plait. Demande leur des nouvelles.
Gabriel courut à la rencontre des soldats. Il y avait une douzaine de personnes dans ce groupe, dont un médecin qui s'acharnait à maintenir en vie deux hommes, allongés sur des civières que portaient leurs camarades.
— Quelles nouvelles ? cria Gabriel en arrivant auprès d'eux.
— Il y a d'autres survivants, annonça l'officier allongé sur la première civière. Par centaines, d'après ce que je sais. Peut-être un millier, au plus. Il fit une grimace de douleurs et le médecin lui ordonna de se tenir tranquille.
— Les dragons ont souffert tout autant que nous, seigneur. Mais l'armée des har-lin est encore forte. Ils sont encore plusieurs milliers.
— Pas de nouvelles concernant les membres de l'Ordre ?
— Pas la moindre, seigneur. Mais les vôtres semblent avoir plusieurs vies, ils vont sans doute bien.
— J'ai peur justement qu'ils n'aient épuisé leurs réserves, répondit Gabriel d'un air sombre. Mais vous avez raison, s'il reste des survivants, ils sont sans doute parmi eux. Je vous remercie.
Là dessus il s'empressa de rapporter ces maigres renseignements à Ellohira. Elle le renvoya aussitôt vers les soldats pour les aider à soutenir leurs blessés.
Il fallut de longues heures de marche pour atteindre enfin l'autre bout de la forêt. Un point de ravitaillement se trouvait là et Ellohira ordonna une halte avant de s'engager sur la plaine qui les séparait encore de la porte menant vers Torgar et le salut. Des dizaines de survivants arrivèrent pendant les quelques heures qu'ils restèrent sur place. Le père d’Ellohira officiait dans une tente, mais ils n’eurent pas l’occasion de le voir. Et toujours aucun signe des sifis.
— Ils auront voulu rester jusqu'à la fin, supposa Eréline.
Peu après, leurs inquiétudes furent en partie levées : un rescapé leur affirma avoir rencontré au moins deux maîtres de l'Ordre en vie, au palais. Ils restaient en arrière pour coordonner la retraite des survivants.
Rassurés, les jeunes parvinrent à se détendre un peu. Ellohira ordonna le départ un peu plus tard et la colonne de réfugiés reprit lentement sa route, s'étirant sur des centaines de mètres. Ils n'avaient pas fait la moitié du chemin lorsqu'un aéronef vint à leur rencontre, venant de Torgar. C'était un transporteur, à son bord se trouvait Elebrùn. Du sud arriva également un groupe de soldats, en charge de la surveillance du secteur.
— Une partie de l'armée ennemie se dirige par ici, annonça l'officier. Ils sont encore à une heure de nous au moins, mais il faut faire vite.
Elebrùn chargea le plus de personnes et de matériel que le permettait son transporteur, puis il décolla en direction du mur. La colonne continua son chemin, à une vitesse plus soutenue, poussée par la nécessité. L'armée des har-lin ne parvint pas à rattraper les réfugiés, mais il s'en était fallu de peu. Plusieurs aéronefs furent envoyés en patrouille pour récupérer les survivants qui ne manqueraient pas de sortir des bois et tenter de chasser les créatures.
Gabriel passa son temps à soutenir Ellohira dans sa tâche d'amener Thomas et Eréline en sécurité jusqu’au palais d'Amenoth, où ils furent bientôt invités à s'entretenir avec le prince Anzil.
— J’ai déjà mis tous nos moyens à votre disposition, leur dit-il, je ne peut faire plus.
— Merci, Anzil, c’est déjà beaucoup.
— Ce n'est rien, maître Nahir. Si Azulimar reste entre les mains du Clan, le Mur ne tiendra pas éternellement. C'est le devoir de notre nation de vous soutenir. Vous avez subi de terribles pertes. D'ailleurs, n'avez-vous aucune nouvelle des vôtres ?
— Très peu, répondit Ellohira. Mais je suis confiante, ils referont surface très bientôt.
Et en effet, Ellohira ne se trompait pas. À peine arrivés dans leurs quartiers, les jeunes sifis virent arriver Urfis et Marli. Ils avaient l'air abattus, mais ils semblaient aller plutôt bien.
— Ou sont mes parents ?
— Ils arrivent, Eréline. Ils essaient de trouver quelqu'un qui puisse soigner ton père. Il a reçu un éclat d'écaille dans la cuisse.
Ellohira et Eréline firent la grimace.
— C'est dangereux ? demanda Gabriel.
— Oui. C'est très douloureux, nécrosant et ça empêche toute cicatrisation.
— Et Nihyr ?
— Il est vivant, annonça Marli. Mais il est dans un sale état. Il a été obligé de sauter dans le vide depuis le sommet des remparts. C'est déjà un miracle qu'il ait survécu.
— Je peux aller le voir ? demanda Gabriel.
— Non, mon garçon. Pas pour le moment.
Nihyr devait vraiment se trouver dans un état déplorable pour qu'il n'ait pas droit aux visites.
— Mais si ça peut te rassurer, il a demandé à te voir, lui aussi.
Au moins, il était conscient.
— Il y a un premier bilan ? demanda Ellohira.
— Oui. C'est terrifiant. On compte déjà plus de vingt-cinq mille disparus. Il va sans dire qu'il y a peu de chance qu'un seul de ces disparus soit encore vivant. Et nous sommes loin d'avoir terminé la liste d'appel.
Azulimar comptait environ sept millions d'habitants. Un peu plus d'un million et demi de soldats, autant de défenseurs d'autres corps, comme les lanceurs de feu, des rénarts, des mages, etc... Pour le moment, seules les listes de l'armée étaient disponibles.
Les jours suivants furent maussades, de tous les points de vue. L'état de santé de Arpe ne s'arrangeait pas : l'éclat d'écaille dans sa cuisse restait apparemment soudé très solidement dans les chairs. Nihyr se remettait peu à peu, mais ne tenait pas encore debout. La liste des disparus, présumés morts, s'élevait à plus de deux cents milles, rien que pour l'armée. Les défenseurs volontaires commençaient à être recensés également et les pertes dans leurs rangs étaient très semblables. Le ciel lui-même semblait porter le deuil : il restait désespérément noir et déversait chaque jour sur Amenoth des trombes d'eau. Il fallut attendre le septième jour pour que les nouvelles deviennent un peu moins mauvaises : Arpe était guéri et Nihyr parvenait de nouveau à marcher. Il leur avait fallu à tous les deux l'intervention de chirurgiens et de guérisseurs. Le ciel se dégagea et Torgar lança dans les airs un nouvel aéronef, de même classe que le Nebu. Il fut baptisé Vengeance et son commandement fut confié à une femme capitaine, celle-là même que Gabriel et Ellohira avaient rencontré au Fort de l'Eau.
Le huitième jour, tous les membres de l'Ordre furent conviés à une cérémonie au palais : Elebrùn venait de recevoir le grade de Général de la flotte, en raison du départ en retraite de son prédécesseur. Il restait néanmoins le commandant du Nebu, vaisseau amiral de la flotte.
Durant la cérémonie, Gabriel fut impressionné de voir une foule immense, réunie pour l'occasion dans la grande cour du palais, saluer, le poing droit fermé sur le cœur, le nouveau général. Lorsque le roi Anzil déposa sur les épaules du rénart les symboles de ses nouvelles fonctions (deux aigles tenant dans leurs serres des serpents), des acclamations explosèrent partout dans la foule.
Ce ne fut que six jours plus tard, alors que les pertes définitives avaient été établies, que le régent Galdrill, son conseil ainsi que les maîtres de l'Ordre, furent conviés à une réunion. Réunion qui devait décider au plus vite de la position à adopter.
De cette première journée de discussion ne ressortit qu'une seule chose : Azulimar devait absolument être reprise. Personne cependant ne savait comment s'y prendre. Aussi des espions furent dépêchés dans la cité déchue ainsi que dans tout Ernùn, à bords de petits aéronefs rapides, afin de rassembler des informations sur l'ennemi.
Les derniers rapports revinrent deux jours plus tard et une nouvelle réunion se tint au palais, pendant que d'autres opérations de renseignement se poursuivaient afin de surveiller la situation, le temps qu'un système d'observation semblable à la Vigie se mette en place sur le Mur.
Il apparut très nettement que les dragons, malgré une victoire écrasante, n'en étaient pas moins très affaiblis eux-même. Seule l'armée des har-lin représentait encore une force suffisante pour repousser un assaut de grande envergure.
“Les dragons sont assez peu nombreux, disait l’un de ces rapports. Les deux observations font état de seize créatures indemnes. Une dizaine de plus seraient en vie, mais blessés assez gravement. Rakrargat lui-même à été blessé et est incapable de voler. Il reste cependant dangereux et le Seigneur du Clan reste auprès de lui en permanence. Les portes principales sont toujours à terre, obstruées du côté sud par les tirs du Nebu et son escorte. Il semble que le palais et le port aérien soient intacts. En dehors de la dernière cellule, la ville est détruite à hauteur de quatre-vingt pour cent.”
Suite aux premiers rapports, la deuxième vague d'observation fut chargée de recenser le plus précisément possible le nombre d'har-lin encore présent dans la ville.
Trois semaines après la chute d'Azulimar, il semblait que la ville contenait encore un peu plus de trente dragons et près de deux-cent mille har-lin. Une grande armée restait également stationnée à l'est de la cité, entre la vieille forêt et le Mur de Torgar. Elle comptait environ cinquante mille têtes.
Rapidement, une stratégie commença à prendre forme : il fallait tuer Rakrargat. Les dragons se retrouveraient alors sans meneur et leur moral s'en ressentirait. Cela risquait aussi de les rendre fous de rage. Il fallait également se débarrasser du Seigneur qui représentait un danger : en tant que chef suprême des har-lin et des dragons, il pourrait maintenir la cohésion dans ses rangs. Un groupe de choc fut donc formé afin d'accomplir cette impossible mission et, bien entendu, ce groupe comptait les maîtres de l'Ordre, mais également Eldrilll, le frère du régent, ainsi que trois autres personnes : un colosse de la Garde, corps d'élite d'Ernùn, ainsi qu'une femme du même régiment et un mage de Torgar qui avait la réputation d'être le plus doué et le plus puissant de sa génération. Un autre groupe, beaucoup plus imposant, devait également se rendre dans la capitale par les mêmes voies cachées afin de tenir à distance l'armée des hommes-dragons le temps que le Seigneur et Rakrargat soient tués. Deux attaques aériennes devaient également être menées simultanément. La première devait éradiquer les troupes stationnées à l'est de la ville, la seconde devait se rendre au-dessus de l'ancienne capitale d'Ernùn, Terdrasill, afin d'effectuer une attaque sur un groupe de dragons réfugiés là depuis quelques jours. Les préparatifs furent lancés et l'expédition fut prête à partir exactement trente jours après la terrible bataille.
— Nous allons avec vous ? s'étonna Gabriel lorsque Juena lui demanda, à lui ainsi qu'à son frère et Eréline, de se préparer à partir.
— Vous n'allez pas vous battre, mais vous nous suivrez. Si jamais nous échouons, vous repartirez par où nous serons venus. Ellohira restera avec vous. Si nous réussissons, nous aurons trop peu de temps pour nous permettre de revenir vous chercher ici.
Depuis trois jours, Gabriel avait suivi un entraînement terriblement épuisant. Ellohira et Nihyr semblaient s'être mis d'accord pour le tuer à la tâche. Eux-même, épuisés, se relayaient toutes les deux heures afin de tenir le choc. Gabriel en tirait une certaine fierté, lorsqu'il retrouvait assez d’énergie pour penser.
— Je peux me battre, dit-il à Juena. Je peux vous être utile.
— Même si tu était deux fois plus puissants, je ne te laisserais pas te battre, tu n'as pas l'âge requis.
— Il s'en faut de quelques jours seulement ! protesta Gabriel.
Depuis son arrivée à Ernùn, il comptait les jours et avait établi un calendrier. Son vingt-et-unième anniversaire approchait, l’âge limite pour qu’un membre de l’Ordre puisse être envoyé au combat ou accéder au rang de maître.
— La loi est établie depuis des siècles et je la respecte à la lettre. Ellohira non plus ne prendra pas part à ce combat, bien qu'elle ait l'âge.
Gabriel savait pertinemment que Juena ne faisait pas ça que pour les protéger. Si jamais l'affaire tournait mal, Ellohira serait alors le dernier membre de l'Ordre ayant le titre de Maître. Gabriel soupçonnait qu'il y avait autre chose, mais il n'osait pas poser de question.
Lorsque le moment du départ arriva, tous se dirigèrent vers le palais. Ils gagnèrent l'aire d'envol et prirent place à bord d'un aéronef qui les mena jusqu'au Mur. Ils franchirent les portes à pied, gagnèrent la forêt en courant et parvinrent à l'entrée du tunnel communiquant avec le palais à la tombée de la nuit. La contre-attaque était prévue pour le lendemain, à l'aube.
Les sifis, ainsi qu'Eldrilll et son escorte, se rendirent dans une pièce au centre du palais où ils prirent quelques heures de repos. Puis ils descendirent dans les profondeurs de la ville, empruntant des tunnels encore intacts, pour parvenir sous le premier cercle, où se trouvait le Seigneur du Clan, Rakrargat et une bonne partie des dragons survivants. De temps en temps, des secousses indiquaient qu'à la surface, les créatures corrompues continuaient d'abattre les bâtiments et de ravager la cité. Les vibrations étaient tellement fortes qu'Ellohira et les trois élèves restés au palais les ressentaient. Ils attendaient dans la pénombre d'une pièce sans fenêtre, éclairée seulement par quelques bougies.
— Tu crois qu'ils vont réussir ?
— Bien sûr qu'ils vont réussir, Eréline, la rassura Ellohira en la serrant contre elle. Ils sont toujours revenus entiers jusqu'à maintenant, non ?
Eréline ne dit rien. Gabriel comprit qu'elle pensait au mari et au fils de Marli. Eux n'étaient pas revenus, un jour. Et chaque jour ou presque, les sifis risquaient leur vie.
— Ils reviendront, assura Ellohira, comme pour se convaincre elle-même. Tu verras.
*
Au dehors, Rakrargat sommeillait. Son aile le faisait souffrir en plus de l'empêcher de voler. Il lui restait encore suffisamment d'esprit pour maudire cette femme qui l'avait blessé, au travers de toute la rage qui lui obscurcissait les pensées. À côté de lui, le Seigneur du Clan veillait, son épée démesurée à portée de main. Il pressentait à raison quelque chose de mauvais pour lui car, quelque part sous terre, huit personnes s’apprêtaient à bondir hors de leur cachette dans le but de l’occire. Plusieurs centaines d'hommes attendaient également un peu partout autour. Lorsque le mécanisme du palais signalant l'aube se mit en marche, un formidable bruit se répandit dans toute la ville. Rakrargat s'éveilla et ses pensées devinrent encore plus noires que d'habitude. Ce son le mettait hors de lui. Ce son lui signifiait son impuissance à faire tomber cette fichue tour d'argent. Aussi gigantesque et puissante fut-elle, cela le rendait furieux. Le Seigneur du Clan de son côté aurait souhaité prendre possession de ce palais. Il dégageait une telle puissance ! Mais il n’y pouvait rien, ceux de sa race ne supportaient décidément pas cette abjecte énergie que les hommes nommaient le Flux.
L'un comme l'autre furent immédiatement sortis de leurs rêveries par un bruit incroyable, une explosion qui souleva un nuage de poussière et fit voler des débris en tous sens. Du nuage surgirent alors ceux qu'ils voulaient voir mourir depuis un bon moment déjà : les maîtres de l'Ordre, au grand complet.
D'un grondement, Rakrargat envoya deux gardiens proches à la rencontre des assaillants. D'un rugissement, il appela des renforts.
Le premier gardien, une terrible créature de quarante mètres de long aux écailles rouges sang, tomba sous les coups furieux de Marli. Elle avait reconnu en lui ce même gardien qui, des années auparavant, avait ôté la vie à son époux et à son fils et qui lui avait échappé trop souvent. Le second gardien fut balayé en une seconde par une explosion qui lui arracha la moitié de la gueule. Il s'écroula, sous le regard satisfait du mage responsable de sa fin. Deux autres dragons se jetèrent en avant. Un gardien surgit au loin, suivi d'un autre, puis d'un autre. Au total, quatre dragons venaient en renfort depuis l'est, six depuis l'ouest. Les deux premiers dragons furent abattus par les sifis, non sans efforts. Lorsque les dragons venant de l'est parvinrent à leur hauteur, les sifis se jetèrent en avant, vers Rakrargat et le Seigneur, sans tenir compte des nouveaux arrivants. Eldrill déchaîna alors toute sa puissance et les dragons se retrouvèrent face à une créature d'argent scintillant, tout à fait semblable à eux même. S'engagea alors un combat de titans duquel sorti vainqueur la créature d'argent née de l'esprit d'Eldrill. Les six autres dragons, perdirent l'un des leurs avant même d'arriver sur place. Une puissante décharge d'énergie l'avait parcourut, et il était tombé raide mort. Encore une fois, le mage montrait l'étendue de son talent.
Devant se déroulait à présent un combat féroce entre les sifis, le dragon Rakrargat et le Seigneur du Clan. Au loin, l'armée des hommes surgissait de toute part, prenant les har-lin par surprise, causant de terribles pertes dans leurs rangs.
Des six dragons venant de l'ouest, il n'en restait plus que trois lorsqu'ils parvinrent à rejoindre leur maître. L'un d'entre eux tomba sous les coups du dragon d'argent d'Eldrill avant que ce dernier ne disparaisse. Eldrill s'effondra alors d'épuisement et le colosse qui l’accompagnait l’emmena à l'abri tandis que le mage et la femme guerrière tentaient de retenir les dragons quelques instants, le temps de couvrir sa fuite.
De leur côté les sifis ne parvenaient pas à faire la différence. Tous leurs assauts restaient vains face à la terrible puissance du duo maléfique leur faisant face. Urfis reçut de plein fouet un coup de queue du dragon, ce qui l'envoya s'écraser contre un pan de mur qui s'écroula sous le choc, dix mètres plus loin. Marli courait dans tous les sens, glissait, bondissait, infligeant de multiples blessures au dragon qui n'en était que plus furieux. Arpe et Nihyr livraient un combat féroce contre le Seigneur du Clan sur le dos même du dragon. Juena fut expulsée loin du combat d'un coup de patte et disparut sous les décombres d'une tour.
En quelque secondes, les sifis furent désarmés, repoussés. Alors qu'ils reprenaient leur souffle et que Rakrargat rugissait, se dressant sur ses pattes arrières, il se produisit quelque chose qui poussa le dragon et son maître à revenir sur la défensive. Les décombres sous lesquels Juena se trouvait volèrent en éclat, furent projetés en tous sens et une violente bourrasque souleva un nuage de poussière. Au milieu de ce petit cataclysme se tenait la doyenne de l’Ordre, terrifiante. Elle se tenait droite, le sabre à la main, le visage légèrement baissé. Arpe éprouva un certain soulagement en voyant qu'elle allait bien, mais en même temps, il fut effrayé, comme les autres. Elle avait un regard de tueur. Ses yeux brillaient comme des phares d'une lumière éclatante, d'un bleu extrêmement pâle et tout son corps semblait se décharger d'un trop plein d'énergie.
— Oh, que t'arrive-t-il, insecte ? gronda le dragon, moqueur.
Juena ne répondit rien, elle fit simplement un pas en avant, puis un autre et encore un autre. Lorsqu'elle avançait, les pierres encombrant son chemin roulaient, glissaient ou se brisaient sous l'action d'une force invisible.
— Que crois-tu ? Humaine insignifiante, tu...
Le dragon ne parvint jamais à terminer sa phrase. En un éclair, Juena avait bondi. Elle se retrouva sur l'épaule du dragon, le sabre planté dans la gorge de la créature, à vingt mètres du sol. Le Seigneur du clan, furieux, se jeta vers la femme, mais le temps qu'il parvienne à elle, elle avait déjà disparu. Tandis que Rakrargat le dragon s'affaissait, mort, son maître reçut la lame de Juena en travers du corps. D'un seul mouvement ample, la femme sifis retira son arme du buste du har-lin, tournoya sur elle-même et trancha la tête du Seigneur du Clan.
Elle contempla un instant son œuvre, puis ses yeux redevinrent normaux, l'énergie émanant de son corps disparut et elle s'écroula à terre, sans connaissance.
*
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Gabriel.
Lui et les autres se trouvaient encore dans le palais. Ellohira, Eréline et Thomas venaient de se mettre debout, tout comme lui, comme s'ils avaient eu des ressorts à la place des jambes.
— Aucune idée, répondit Eréline.
Thomas resta silencieux.
— J'ai déjà ressenti ça, lâcha Ellohira. Quand tu as activé le sceau, dans l'est.
Sur le champ de bataille, le combat continuait. La perte de leurs chefs avait rendu les har-lin fous de terreur et leur efficacité au combat s'en ressentait. Il fallut se battre jusqu'au milieu de l'après-midi pour se débarrasser complètement de l'armée noire, au prix de nombreuses vies. Aussitôt, des mages et des soldats s'en allèrent se poster sur les murailles afin de commencer à reconstituer les défenses magiques de la cité. Les portes furent condamnés à l'aide de débris et à grand renfort de magie, dans l'attente de pouvoir faire mieux. Une garnison entière fut postée à l'entrée de la ville et des messages furent immédiatement envoyés au gouvernement en exil.
Ellohira et les autres durent attendre la tombée de la nuit avant que quelqu'un ne vienne les prévenir de la victoire. Il leur fallut un certain temps avant de rejoindre l'air libre, obligés de passer par des tunnels en partie éboulés. Gabriel en sortit juste derrière Ellohira. Ce qu'il découvrit le glaça d'horreur. Il aurait préféré ne jamais voir ce qui s'étendait devant lui.
La cité, si puissante encore quelques semaines plus tôt, tombait en ruines. Les maisons, les immeubles et les tours, toutes abattues, recouvraient le sol défoncé. La poussière et la cendre des incendies qui ravageaient le peu qui pouvait encore être détruit davantage rendaient la respiration difficile, voire douloureuse.
Mais plus encore que cette destruction, ce fut l'horreur de la vision du sol maculé de sang, de l'odeur de putréfaction, des corps empilés en un charnier formant un tas de cadavres de vingt mètres de haut duquel dégoulinait un répugnant jus malodorant, formant un ruisseau, rejoignant d'autres ruisseaux de sang et d'immondices. L'armée noire n'avait fait aucune différence entre les cadavres de leurs ennemis et de leurs alliés : hommes, dragons, har-lin empilés les uns sur les autres. Pire encore, ils semblaient s'être servis de ce charnier comme festin de victoire. Ellohira restait les bras le long du corps, incapable de prononcer un mot face à cette désolation. Gabriel n'eut pas le temps d'empêcher Eréline et Thomas de sortir du tunnel, trop étourdi par l’horreur pour réagir. Eréline mit sa manche devant son nez et baissa les yeux, triste et dégoûtée. Thomas fut pris de nausées. Il ne fallut pas dix secondes avant qu'il ne se retrouve plié en deux, vomissant ses tripes.
— C'était ma ville, se désola Ellohira d'une voix sans timbre, regardant les ruines s'étendre à perte de vue.
Elle répéta ces mots une deuxième fois avant de fondre en larmes. Gabriel tenta de la consoler en la prenant par l'épaule, alors elle se blottit contre lui, pleurant toutes les larmes de son corps. Derrière eux, Thomas se sentait un peu mieux et Eréline s'était assise, l'air perdu et hébété.
— Regardez ! s'exclama Gabriel. Les voilà.
Les maîtres de l'Ordre arrivaient effectivement. Nihyr boitait, Marli se tenait le bras en grimaçant et Arpe soutenait une Juena affaiblie au visage anormalement émacié. Urfis avait le visage en sang. Mais ils étaient tous vivants. Eréline se précipita vers ses parents en pleurant, ne pouvant retenir plus longtemps ses larmes. Juena tomba à genoux et serra sa fille dans ses bras.
— Nous allons avoir beaucoup de travail, dit Nihyr en s'approchant de Gabriel et Ellohira. Sèche tes larmes, Ello. Les hommes n'ont pas besoin de voir les sifis aussi abattus.
— C'est une très jeune femme avant tout, intervint Eldrill qui venait de les rejoindre.
Lui aussi avait besoin de soutien pour se déplacer.
— Les hommes pourront pardonner à une jeune fille, sifis ou pas, d'être abattue devant ça, ajouta-t-il.
Mais Ellohira avait déjà séché ses larmes. Elle se dégagea doucement de l'étreinte de Gabriel.
— Tu as raison, Nihyr. Pardon.
Elle se retourna vers Gabriel et le mot “merci” se dessina sur ses lèvres. Il lui adressa un sourire puis alla relever son frère.
— Nous allons vraiment avoir beaucoup de travail, répéta sombrement Nihyr en contemplant sombrement le désastre.
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