Chapitre 22
Une fleur de prunier se détache de l'arbre qui me surplombe pour tomber à mes pieds. Subjuguée par sa beauté, je me penche afin de la récupérer et la glisser dans mes cheveux. Rien ne gâche ma bonne humeur ce matin. Il faut dire que la mère d'Elliot était absente samedi et dimanche et que j'ai pu passer presque tout le week-end chez lui, alors quand je me rends en classe, je suis encore à moitié dans ses bras. Je suis tellement dans la lune que je ne remarque pas qu'on me regarde. Ce n'est qu'une fois que j'ouvre les portes du lycée que je sens quelque chose de lourd qui me colle à la peau.
Je pose le pied dans le couloir et mon insouciance disparaît sous le poids des regards qui se posent sur moi. Les chuchotements ne prennent guère plus de temps à se faire entendre, accompagnés de gloussements étouffés. « C'est elle, la pute ! », murmure quelqu'un qui ne s'embarrasse pas de politesse. Mon cœur cogne dans ma poitrine. C'est de moi qu'ils parlent ? C'est évident. Ou peut-être pas ? Nerveuse, je regarde en arrière et observe les dizaines d'autres filles qui marchent dans mon dos. Ça peut être n'importe qui… J'enfonce mes mains au fond de mes poches car je ne sais plus quelle posture prendre et me convaincs que ce n'est pas de moi qu'il est question. Je marche jusqu'à ma classe en fermant mon esprit aux peurs qui voudraient se frayer un chemin. De toute façon, je m'en fous, pas vrai… Pas vrai ?
À quelques mètres de l'entrée, j'aperçois Stacy et Rebecca qui discutent et ça semble important. Je fais un signe de la main pour les saluer mais la seconde m'ignore tandis que la première ne sait pas quoi penser, elle parait gênée. C'est quoi ce bordel ? Tant pis, je me faufile dans la classe qui est aussi agitée que le reste de l'école et à la seconde où j'entre, tout le monde se tait. Plus personne ne parle, pourtant, ils ont tous ou presque le regard braqué sur moi. Mes joues s'empourprent et mon visage brûle. Est-ce que j'ai le droit de paniquer maintenant ? Un garçon qui n'arrive plus à se retenir déchire le silence en ricanant derrière ses mains. Ses amis affichent un rictus goguenard et je suis leurs regards qui mènent derrière moi.
«TINA LA PUTE DU BARJOT»
Charmant. C'est ce que j'aurais pensé si ce n'était pas mon nom écrit en grosses lettres sur le tableau noir, mais c'est bien le mien, alors je ne m'entends plus penser. Tina la pute du barjo, Tina la pute du barjo, mon cerveau se coince dans une boucle. Un sentiment d'étrangeté prend le contrôle pour m'en sortir pendant que mon corps demeure figé par le choc. Cody passe sa main sur mon épaule et glisse d'une voix perfide :
— Alors, on s'amuse dans les vestiaires ? Il baise bien au moins le p'tit Elliot ?
Sa voix me désoriente encore plus. Il marche devant moi et Stacy le suit en lui donnant une tape sur la tête avant de lui demander de, je cite, « fermer sa gueule. » Elle n'a pas envie de croire ce qu'on dit, mais les preuves sont là et elle refuse de croiser mon regard. Je balaye la pièce pour trouver un allié, un visage amical, mais la réalité me frappe ; je suis seule. Des larmes me montent aux yeux mais je ne peux pas les laisser me voir comme ça. J'étouffe un sanglot et fais volte-face avant de partir sous les moqueries de ceux que j'ai un jour pris pour des amis. La voix de Cody me parvient de loin.
— Tu vas rejoindre ton Roméo dans les toilettes ?
Il a raison sur un point, c'est que je cours me réfugier aux toilettes. Cachée dans une cabine, je m'effondre contre la porcelaine froide qui mord ma peau. Je m'en fous. Évidemment que non, je ne m'en fous pas. On ne change pas du jour au lendemain. Prostrée face à mon impuissance, je peux rien faire d'autre que regretter. Comment j'ai pu être aussi conne ? Pourquoi j'ai fait un truc aussi stupide ? Je rejoue le moment qui a tout fait basculer parce que ma tête s'agrippe à cette idée : ruminer peut tout changer. Je l'aurais repoussé et l'histoire s'arrêterait là. Malheureusement, ça ne fonctionne pas et rien ne vient à bout du flot de larmes qui brouillent ma vue.
Après une heure enfermée dans ce repaire de fortune, la sonnerie retentit pour mettre fin au premier cours. Des filles commencent à affluer pour se soulager ou se remaquiller avant le prochain cours. Parmi leurs voix, je reconnais celles de Stacy et Rebecca qui résonnent au-dessus du lavabo. Mon ventre se tord. Je penche la tête pour entrevoir par l'interstice de la porte et mon cœur bat si fort que j'ai peur qu'elles l'entendent.
— Franchement, j'en reviens pas que Miss Parfaite se tape le loser de service, persifle Rebecca avant d'ajouter, Berk, rien que d'imaginer ses mains de tordu sur
moi, ça me donne envie de gerber.
Je discerne vaguement le regard mécontent de Stacy dans le miroir.
— Rebecca, ferme-la avec ça.
— Quoi, je croyais que de toute façon, c'était un monstre et que c'est à cause de lui que Mary est morte ? Elle s'arrête. J'aimerais voir la tête qu'elle fait mais mon
champ de vision est parasité. Ou bien ton frère a menti ?
Un boîtier claque et il me semble que Stacy pose son poudrier. Il n'y a plus qu'elles dans la pièce.
— Mon frère, c'est pas un menteur, alors fais gaffe à ce que tu dis, ok ?
Rebecca fait un pas en arrière et courbe l'échine, mais sa soumission est brève car elle est incapable de tenir sa langue de vipère. Lorsque quelqu'un entre, elle est vite interceptée mais je ne peux pas voir qui c'est.
— Oh, tu tombes bien. T'as pas encore eu le scoop de l'année !, Son interlocuteur ne dit rien, alors elle s'empresse d'annoncer, Tina aurait sucé le barjo dans les vestiaires pendant le match.
— Quoi ?!
Quoi ?! Je découvre la nouvelle de mes exploits avec la même stupeur que celle qui possède la voix de Rachel. Est-ce que c'est elle ? Je colle la tête contre le panneau stratifié qui me garde en sécurité. Je ne vois rien, tout ce qui me parvient, c'est le reflet de Stacy et la voix de Rebecca. Elle est tellement heureuse de répéter ces demi-mensonges, que ça me déchire le bide au point de lutter pour ne pas sortir et aller lui coller la tête dans le lavabo. C'est plus qu'un nez cassé que je risquerais de causer et je renonce vite à cette folie macabre.
— Je te jure ! insiste Rebecca. C'est Jimmy qui les a vus.
Je ne me risquerai pas à demander par quel hasard Jimmy se trouvait dans les vestiaires des filles.
— Et... vous y avez cru ?
Cette fois, je n'ai plus de doutes, c'est bien la voix fragile et hésitante de Rachel qui sème le doute.
— Évidemment ! renchérit Rebecca. Pourquoi j'y croirais pas ? Tout le monde sait qu'il lui tourne autour depuis la rentrée ce crétin ! C'est logique, réfléchis !
Rachel demeure un instant silencieuse. Elle connaît la vérité, alors c'est le moment rêvé pour balancer ses secrets.
— Bah, désolée de vous décevoir... réplique-t-elle en secouant sa tignasse rousse. J'étais avec elle pendant le match... elle se sentait mal et je suis restée un peu avec elle...
Le silence qui suit ce mensonge nous rend toutes les trois sourdes mais on a chacune nos raisons d'être choquées. Rachel déteste mentir, pourtant chaque mot est porté avec aplomb comme si elle était persuadée du bien-fondé de son choix de maquiller la réalité. Pourquoi t'as fait ça, Rachel ?
— Je croyais que vous vous parliez plus ?, fait remarquer Rebecca qui est malheureusement moins bête que je ne l'espèrerais.
Mais Stacy se fiche de cette incohérence. Je vois ses sourcils se froncer dans la glace.
— Putain de merde ! Tu l'as raconté à combien de personnes ton histoire à la con ?!
— Je sais pas... cinq ou six, répond Rebecca qui semble bien mal à l'aise désormais. C'est ce petit merdeux de Jimmy, tout ça, c'est sa faute !
Leurs talons claquent sur le carrelage tandis que je vois la main de Stacy agripper le poignet de Rebecca pour la tirer vers le couloir.
— On n'en serait pas là si tu savais mieux tenir ta langue !, sermonne-t-elle en partant.
À présent seule devant les robinets alignés, Rachel lisse nerveusement une mèche derrière son oreille puis soupire. Je la regarde en silence, encore estomaquée par ses mensonges qui peut-être sauront me sauver. Balançant entre ma peur de sortir et mon envie de la remercier, je finis par me décider quand je la vois prête à s'en aller. Je pousse timidement le battant derrière lequel je suis restée trop longtemps cachée et lorsqu'elle me voit, elle sursaute. Elle détourne les yeux mais nos regards se croisent dans le miroir fêlé.
— Merci..., murmuré-je timidement. Merci de pas avoir dit la vérité...
Elle n'ose toujours pas me regarder et le silence devient lourd au bout de quelques secondes à attendre une réponse qui ne viendra pas.
— Rachel, je... J'ai pas..., bredouillé-je, incapable de former une phrase complète pour me justifier.
— Arrête, me coupe-t-elle soudainement. Je sais pas ce que t'as fait et... Je veux pas le savoir. Son regard se voile et elle ajoute enfin, Mais je sais ce que c'est, faire
des choses que les autres ne comprennent pas...
Surprise par cet aveu cryptique, j'étudie ses moindres expressions pour espérer comprendre. Son visage est marqué par la même mélancolie qu'elle a affichée les jours passés. Tes secrets, ils ont l'air plus lourds à porter que les miens. Je m'approche d'elle doucement, puis hésite de peur qu'elle prenne la fuite une fois de plus.
— Hé, Rachel... Tu peux tout me dire, je te le jure. Quoique ça puisse être, si tu as besoin de parler, je suis là, ok ?
Là pour toi, dans tous les cas, je l'ai toujours été, mais après ce que tu as fait, je te le dois plus que jamais. Ses pupilles brillent de plus en plus à mesure qu'elle retient les larmes qui malgré tout s'accumulent. Je la serre dans mes bras et elle se laisse aller contre mon épaule où ses pleurs se libèrent enfin. On reste ainsi enlacé sans un mot, scellant cette réconciliation inespérée. Elle se détache de notre accolade et masque rapidement les faiblesses qu'elle a trop exprimées à son goût. Elle essuie ses larmes avec ses manches, puis attrape ma main pour me ramener à l'évier.
— Je ne peux pas te laisser sortir d'ici dans cet état.
Elle dit cela et pour la première fois depuis trop longtemps, elle me sourit avant d'effacer les traces du mascara qui coulait sur mes joues. Je ne dis rien, je la regarde me redonner un semblant de dignité et mes lèvres s'étirent malgré moi. Tu m'as manqué. Quand elle a terminé, on contemple le reflet de notre amitié retrouvée. Elle se tourne ensuite vers moi et dit :
— Tina, je... Je suis désolée. Elle s'arrête un instant et rassemble le courage requis pour continuer. C'était stupide de réagir comme je l'ai fait... Je me sentais mise à
l'écart et je m'inquiétais. Je croyais que je voulais te protéger mais c'était l'orgueil qui parlait.
Peu importe la raison, ça me semble dérisoire. Je n'ai pas envie de m'attarder sur ce qu'on a mal fait, je veux juste qu'on apprenne à faire mieux.
— Rachel, j'aurais sûrement fait pareil à ta place.
Elle secoue la tête.
— Non, Tina. Tu n'aurais pas fait ça. Tu ne m'aurais pas abandonnée...
— Eh bien aujourd'hui, tu ne m'as pas abandonnée, rassuré-je.
Je glisse un sourire auquel elle répond avec tendresse.
— On devrait retourner en cours.
Oui, c'est là que les choses redeviennent compliquées. Je revois les visages moqueurs, les mots sur le tableau et je me sens incapable de les affronter. Mon amie devine la peur que je n'ose pas expliciter et s'approche de moi pour suggérer :
— On peut... On peut sécher les cours.
Mes sourcils se lèvent aussi haut qu'il m'est physiquement possible et elle pense m'avoir offusquée. Immédiatement, elle se défend d'avoir osé suggérer cela.
— Enfin, c'est pas que je cautionne, mais... Si tu veux pas aller en cours... Je veux dire, ça peut se comprendre, non ?
Je glousse et la rassure avec de gentilles taquineries.
— Oh Rachel, pas la peine de faire semblant. Tu en meurs d'envie !
— Peut-être bien... Je n'ai jamais séché les cours.
— Eh bah, on va changer ça alors !, dis-je avant d'attraper sa main et de la guider hors des toilettes.
C'est mon tour de devenir le petit démon qui murmure à l'oreille de quelqu'un.
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