Chapitre 25

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Après un long moment, j'entends ma mère rentrer en bas. Si je me fie au son, elle se bat avec la poussette et des sachets de courses. Avec Rachel, on décide de descendre lui donner un coup de main. Quand elle nous voit arriver, elle nous dit, essoufflée, qu'on tombe bien. On le sait, c'est pour ça qu'on est là. On attrape les sacs qui encombrent ses bras et les dépose dans la cuisine. Pendant qu'on range, Suzy nous observe pour s'assurer qu'on fasse les choses bien. Lorsque sur la table, il ne reste plus que des sachets vides, ma mère nous remercie.

— Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue, Rachel. La dernière fois, c'était au championnat l'an dernier, il me semble, dit ma mère qui est d'humeur à nous tenir la

jambe.

Rachel toute timide, hoche la tête et ma mère lui sourit.

— Tu restes jusqu'à quelle heure ?, demande ma mère.

Mon amie ne sait pas, moi non plus, on n'avait pas vraiment envisagé la séparation. On craint toutes les deux de rester seule avec nos pensées ce soir. Je prends une voix mielleuse et demande :

— En fait, on se demandait si elle pouvait rester pour la soirée...

— Passer la soirée ? Mais vous avez cours demain.

— Ouais mais...

Je m'approche de ma mère et chuchote quelques mots qui suffisent à susciter sa pitié, assez pour qu'elle dise oui. Elle accepte, non sans me faire promettre qu'on se couchera à une heure raisonnable. Je la rassure d'un sourire, trop heureuse qu'elle ait dit oui. Rachel se méfie de ce que j'ai bien pu lui raconter. Ne t'en fais pas, je n'ai pas dit la vérité. Elle joue encore avec sa manche, et je commence à deviner pourquoi elle se sent obligée de sans arrêt tirer dessus.

On remonte dans ma chambre, et une fois la porte fermée, Rachel me demande ce que j'ai bien pu raconter pour qu'elle nous laisse filer. Je sens dans sa voix qu'elle est anxieuse, alors je hausse les épaules et confesse :

— J'ai dit qu'un garçon t'avait brisé le cœur.

Un sourire malicieux se dessine sur mes lèvres et les siennes ne tardent pas à suivre. On se retient de rire mais finalement ça éclate et résonne contre le mur mansardé. L'atmosphère s'allège, on respire mieux. On passe le reste de la soirée à discuter, à rattraper le temps perdu. Rachel me raconte ses lectures, ses projets d'écriture. Soudain, un bruit nous fait sursauter du lit. Moi je sais ce que c'est, j'y suis habituée, mais elle pas encore. Je me retourne et aperçois les mains d'Elliot qui cherchent une accroche au rebord de ma fenêtre entre-ouverte. Je me lève pour l'aider et il atterrit maladroitement sur la moquette.

— Elli, je t'ai dit de pas venir quand il ne fait pas encore nuit !

— Ouais, je sais, mais avec le bordel qu'il y a eu au lycée, je devais te parler, dit-il en époussetant son blouson.

Il se redresse et s'apprête à me serrer dans ses bras lorsqu'il se fige en voyant Rachel. Un silence tendu s'installe. Rachel me dévisage, les yeux écarquillés, tandis qu'Elliot semble cloué sur place, ne sachant comment réagir. Je me racle la gorge, mal à l'aise.

— Hum... Rachel, je te présente Elliot. Elliot, voici Rachel.

Ils se jaugent du regard, méfiants. Je vois les rouages tourner dans la tête de Rachel tandis qu'Elliot se dandine d'un pied sur l'autre, visiblement mal à l'aise.

— Désolé de débarquer comme ça, marmonne-t-il. Je voulais juste... voir comment t'allais, après tout ce qui s'est passé aujourd'hui.

Je hoche la tête, touchée par sa sollicitude. Rachel nous observe, et je peux presque entendre les questions qu'elle se pose dans sa tête, mais elle veut me faire confiance. Elle peut me faire confiance, alors elle se décide à faire le premier pas.

— C'est... gentil d'être venu, dit-elle en s'adressant à Elliot. Elle a besoin de nous. De ses amis...

Elliot la dévisage, surpris par sa réaction qu'il imaginait plus hostile. Il hoche lentement la tête.

— Ouais... carrément...

Un sourire hésitant se dessine sur les lèvres de Rachel et Elliot se détend un peu. Encore crispé, il tourne en rond dans la pièce, promène son regard à droite et à gauche comme s'il découvrait l'endroit pour la première fois. On est tous les trois un peu cons à ne pas oser se regarder quand soudain, le visage d'Elliot s'illumine.

— Hé, c'est Donjons et Dragons ?!, s'exclame-t-il en apercevant la boîte sur le lit. J'y jouais tout le temps au collège !

Les yeux de Rachel s'écarquillent, et un large sourire fend son visage.

— Toi aussi ?! J'adore ce jeu ! Tu jouais quelle classe ?

Et les voilà partis dans une discussion enflammée, comparant leurs personnages, leurs campagnes, leurs anecdotes. Je les regarde, abasourdie par ce rapprochement inattendu. Ils parlent de choses que je ne comprends pas mais je ne m'en plains pas, je suis ravie que le silence se soit tu.

Emportés par leur enthousiasme, ils déballent le jeu, sortent les dés, les fiches.

— Allez Tina, viens jouer avec nous !, lance Rachel, les yeux pétillants.

Je proteste, arguant que je n'y connais rien, mais ils balaient mes objections. Elliot me tend une fiche de personnage vierge.

— On va t'apprendre. C'est pas compliqué, tu verras !

J'hésite mais les deux ne me laissent pas vraiment le choix. Elliot m'aide à faire un personnage pendant que Rachel esquisse les contours d'une aventure improvisée. Ça se voit qu'elle a l'habitude de faire ça. « C'est pas compliqué », plus la soirée passe et plus je me dis que je me suis fait avoir.

— Ok, je fais un jet de sauvegarde de dextérité et... Elle s'arrête pour observer le dé rouler tandis qu'Elliot et moi retenons notre souffle, enfin, moi je ne suis pas certaine de savoir ce que j'attends exactement. Quatorze, ça passe !, s'exclame-t-elle. Lance-moi deux dés huit.

Un dé huit... c'est lequel déjà ? Il y en a tellement qu'au tour précédent quand elle m'a demandé de lancer un dé six, je me suis demandé quelle forme ça a. Elliot me tend l'objet avec un regard malicieux. Pour une fois, ce n'est pas lui l'idiot du groupe, alors il ne se gêne pas pour me taquiner. Comment c'est possible de retenir autant de règles mais d'être incapable de rendre une dissertation acceptable ? Je saisis le dé de ses mains et lance, deux fois... et maintenant ?

— Tu as un modificateur à appliquer ?

Un quoi ? Je les regarde avec ce qui doit être le regard le plus vitreux possible et Rachel me secourt en pointant un chiffre sur ma fiche. Évidemment, pourquoi ne l'ai-je pas vu ? Mes pensées font du sarcasme car je préfère ne pas gâcher l'ambiance avec une fierté blessée par un jeu qui m'est trop compliqué. J'ajoute le chiffre à mon lancer et Rachel me dit qu'à deux points près, j'ai réussi à terrasser notre ennemie. Elliot s'en réjouit. Ça y est, c'est terminé ? Est-ce qu'on a gagné ? Nan, ce serait trop simple, Rachel a plus d'une goule dans son sac pour nous mettre en difficulté.

C'est sans fin ce jeu. Quand le téléphone sonne, c'est une délivrance et je me précipite sur le combiné qui attend sur ma table de chevet. Je décroche et finalement, je me dis qu'affronter des monstres fantastiques, ce n'est pas si mal...

— Allô, Tina ?

Elliot et Rachel me dévisagent, inquiets de me voir me décomposer sous leurs yeux. En entendant sa voix grésiller, j'ai presque envie de raccrocher, mais si je peux venir à bout de morts-vivants, je peux bien lui parler.

— Salut, Stacy...

Le nom flotte dans la pièce et mes amis se rapprochent pour entendre ce qu'elle veut me dire. Elle n'est pas plus à l'aise que moi, je l'entends respirer dans les petits trous du combiné.

— Tina je suis désolée.

Je n'ai pas anticipé cela. Stacy est fière, elle ne s'excuse pas, ou très rarement.

— J'ai tout de suite dit à Rebecca que Jimmy a dû lui raconter de la merde mais tu sais comment elle est.

Perfide ? Sournoise ? J'ai l'embarras du choix pour la qualifier. Avec toi, c'est plus difficile, Stacy. Depuis que tu traînes avec elle, je ne vois que ce qu'il y a de plus laid en toi. Quand tu parles, c'est Rebecca, tes parents ou encore ton frère que j'entends. Pourtant, ce matin, tu n'as pas été de ceux qui m'ont jeté la première pierre, tu n'en as même pas jeté du tout. Je te crois si influençable... alors comment ça se fait que tu deviennes insondable ? Je ne dis rien, j'attends de voir jusqu'où elle ira pour conserver notre amitié qui n'existe déjà plus qu'à moitié.

— Je... hum... Cody aussi veut s'excuser.

Elle s'écarte du téléphone pour ne pas m'exploser les tympans et appelle son petit ami qui me gratifie d'un, « Ouais, ouais, je suis vraiment désolé. » Quelle sincérité... J'ai juste envie de vomir quand j'entends sa voix que je n'associe plus qu'à ses insultes. Je te trouvais déjà franchement con avant, mais maintenant, je crois qu'une merde de pigeons mériterait plus d'estimes que toi. À présent que je sais qui sont les premiers à se délecter de ma chute, j'ai gagné en acuité.

— Il s'est vraiment comporté comme un connard sur ce coup, avoue-t-elle d'une voix plus fragile que d'habitude. Écoute, avec Jason, on a fait ce qu'on pouvait

pour réparer les dégâts... C'est pas encore parfait mais d'ici quelques jours, je te garantis que personne n'osera en reparler.

J'imagine que Jimmy a passé un mauvais moment. Cela dit, je n'ai pas envie de le plaindre après ce qu'il est allé raconter. Rachel et Elliot me fixent toujours, ils n'entendent pas assez pour comprendre, alors, ils pensent que mon visage pourra les éclairer. Ce n'est pas le cas, et quand je me mets à parler, c'est encore pire.

— Je... merci pour tes excuses, Stacy...

Je pourrais lui dire la vérité, lui dire que Jimmy n'a menti qu'en partie et que j'étais bien avec Elli. Après tout, la moitié du chemin a déjà été faite, non ? Pourquoi m'arrêter ici ? C'est comme dans D&D, je peux décider de fuir, ou de rester, et affronter les démons, même s'ils me font peur. Mais si je dis la vérité, j'expose Rachel, je la force à plonger avec moi et je ne peux pas lui imposer ça... Est-ce une excuse que je me cherche ? Si valable soit-elle, je n'en sors pas moins lâche. Je mords mes lèvres à en saigner, et regarde Elliot, puis Rachel. Je ne sais plus comment faire, alors j'improvise et reste évasive.

— C'est vraiment... gentil de ta part... d'avoir fait ça, réponds-je en cherchant mes mots.

J'entends Stacy soupirer à l'autre bout du fil. Elle cherche quoi ajouter, mais rien ne vient. Finalement, elle lâche :

— C'est normal, j'ai toujours cru en toi, je sais que tu ne ferais jamais un truc pareil. T'as toujours été la plus futée de nous trois !, dit-elle en riant.

Plus que toi, ça, c'est certain, mais pas pour les raisons que tu crois.

— Si tu as besoin de parler, je suis là. On est amies, pas vrai ?

« On est amies. » Vraiment, Stacy ? Alors prouve-le. Prouve-moi que notre amitié compte plus que ta popularité. Plus que l'opinion de Rebecca et des autres.

Prouve-moi que tu serais capable de croire ce que j'ai à dire. Que tu n'abandonnerais pas Rachel si tu savais son secret. Prouve-moi que j'ai tort, car moi je ne suis plus capable de t'aimer pour de vrai.

— Merci, Stacy. C'est... c'est bon de le savoir.

Ma voix sonne faux, même à mes propres oreilles, mais Stacy ne remarque rien. À moins qu'elle fasse semblant pour que ça ait l'air bien. Encore quelques banalités échangées pour faire comme si tout était arrangé et je raccroche. En relevant les yeux, je croise les regards inquisiteurs de Rachel et d'Elliot. Ils attendent que je parle, que je leur explique, alors je raconte tout et Rachel est heureuse car elle sait que c'est grâce à elle si tout est rentré dans l'ordre. Elliot se montre plus indéchiffrable. Il ne comprend pas, alors Rachel lui explique qu'elle a menti pour nous couvrir et elle est plutôt fière d'être notre héroïne en armure. Elliot a le regard qui se vide, ce n'est pas ce qu'il avait espéré. Ça lui semble égoïste, alors il se tait, mais mon choix l'est aussi, tu sais. Je force un sourire et lance d'un ton faussement enjoué :

— Bon, on en était où dans cette partie ? C'est à qui de jouer ?

Rachel ne masque pas son enthousiasme et annonce en regardant ses feuilles que c'est à Elliot de jouer. Il a encore le regard perdu dans le vague lorsqu'elle dit cela mais comme d'habitude, il masque ses humeurs derrière un voile rieur.

— Je vais lui balancer une boule de feu à ce troll de mes deux !

Il s'empare des dés avec un enthousiasme exagéré et commence à jouer, comme si de rien n'était. Rachel ne voit rien, elle n'en sait pas assez. Elle annonce les dégâts et avec Elliot, ils miment des giclées de sang comme deux enfants. Je les regarde interagir, feignant de m'intéresser à la partie, mais mon esprit est ailleurs. « Quand tu disais que tu t'en foutais... Tu le pensais ? », je voulais le penser, mais entre vouloir et faire, il y a un cap qu'il me reste à passer. Je suis désolée, Elliot...

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