La bibliothèque de Mr. Linden

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Ca avait commencé comme d'habitude. Jeanne cherchait un nouveau livre pour le soir, un bon livre, elle aimait la qualité. Elle était donc allée chez Mr. Linden, son fournisseur habituel en livres.

Mr Linden était un homme vieux, chauve et maigre, les yeux abîmés par une lecture insatiable parfois à la seule lueur de sa lampe, le dos courbé par le poids des kilos de bouquins qu'il rangeait et dérangeait sans cesse toute la journée. Mr Linden était passioné de livres. Toute sa vie était remplie de livres, de reliures, de pages et de bibliothèques chargées. Il avait travaillé dans la bibliothèque municipale de sa bourgade, avait classé, rangé et prêté méticuleusement des milliers de livres de tous genres et de tous styles, dont il connaissait le moindre recoin de page par coeur. Au début de sa carrière, il chipait régulièrement les livres les moins empruntés et tous ceux qu'il ne connaissait pas encore, ce qui n'apportait aucun dommage à la bibliothèque car il les rendait presque immédiatement, après avoir avalé des centaines de pages en un seul soir, si bien qu'il eut bientôt terminé toute la collection de la bibliothèque, qui comportait plus de 80 000 ouvrages. Il passa le reste de sa carrière à relire insatiablement toutes les oeuvres et à dépenser ce qu'il lui restait d'argent en bouquins de tous genres, jamais rassassié. Lorsqu'il atteint l'âge de la retraite, il avait crée une collection telle que Jeanne avait toujours pensé qu'il aurait pu ouvrir sa propre bibliothèque, s'il avait voulu. Mr Linden passait ses journées à relire ses livres et à en acheter d'autres, alimentant toujours sa bibliothèque déjà obèse. Il avait vécu plus d'aventures que la plupart des gens dans le monde réunis, mais pourtant sa propre histoire devait être écrite sur une page presque vierge.

Pourtant, il y avait quelque chose d'étrange dans la vie de Mr. Linden. Une partie de sa vie dont il ne parlait jamais, et qui semblait s'étendre sur plusieurs années. Comme une page déchirée dans un livre. Les rares fois où il s'étalait sur son passé, il oubliait intentionellement cette partie de sa vie.

En plus d'aimer les livres plus que tout au monde (au point de n'être jamais tombé amoureux), Mr Linden faisait preuve d'une exceptionnelle générosité pour prêter ses livres. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il n'était pas du tout possessif. Au contraire : il aimait partager ses découvertes et son univers aux rares personnes qu'il connaissait.

Jeanne considérait qu'elle avait de la chance de côtoyer une telle mine de savoir. Elle avait rencontré Mr. Linden dans une petite bouquinerie étroite, une de celles où l'on trouve souvent des trésors oubliés de tous. Habituée à cette boutique, elle avait longtemps discuté avec le libraire et arpenté les rayons d'un oeil amical et connaisseur. Elle avait remarqué ce petit homme insignifiant, presque invisible aux yeux des rares clients de la librairie. Il examinait avec un soin inhabituel la quatrième de couverture d'un livre, comme un archéologue aurait examiné sa dernière trouvaille. Jeanne, aussi extravertie que Mr. Linden était silencieux, avait conseillé le vieil homme sur ses achats. Ils avaient lié une amitié presque immédiate, exceptionnelle pour Mr. Linden. De discussions en discussions, ils s'étaient découvert une passion égale pour la lecture. Mais Jeanne était autant avide de voyages et d'aventures que Mr. Linden était renfermé dans ses rayonnages.

Au bout d'un moment, le vieil homme avait fini par inviter la jeune fille à visiter sa bibliothèque, un privilège que Jeanne savait précieux. C'était depuis ce jour que Mr. Linden était devenu le fournisseur en livres principal de Jeanne. De plus, la jeune femme appréciait la grande sincérité que Mr. Linden laissait paraître derrière son mur de silence. Cela changeait des émotions artificielles de son quotidien. Mr Linden était en quelque sorte une façon pour Jeanne de s'évader d'un quotidien répétitif et hypocrite.

Pour la énième fois elle était donc allée voir Mr Linden et sa bibliothèque croulante sous le poids des livres. Elle avait retrouvé l'intérieur désuet, simple, d'un autre temps, offrant un contraste saisissant avec les intérieurs chargés de choses inutiles du monde où vivait Jeanne. Un cocon de nostalgie à la fois poussiéreux et rafraichissant. Comme d'habitude, elle avait discuté un peu avec le vieil homme au sourire timide, et avait parcouru des yeux les rayonnages. Elle était impressionnée. Cela faisait plusieurs semaines qu'elle venait presque quotidiennement piquer un livre ou deux au bibliophile, mais elle trouvait toujours des choses nouvelles à lire et à découvrir. La bibliothèque semblait toujours s'agrandir, et Jeanne se demandait comment elle n'avait pas pû s'écrouler plus tôt...

Alors que Jeanne parcourait les rayonnages d'un oeil émerveillé, le vieil homme était occupé à ranger et reclasser des bouquins dans la bibliothèque. Passant près de Jeanne, il fit malencontreusement tomber un livre. Celle-ci se baissa pour le ramasser.

C'était un étrange bouquin, d'une couleur brune foncée, sans titre sur la couverture. Il paraissait ancien, pourtant, il n'était pas abîmé ni recouvert de poussière. Il exerçait une fascination surnaturelle sur Jeanne, elle ne se l'expliquait pas. Attirée, elle le prit en main et le regarda avec avidité. Il lui sembla que le roman la regardait aussi...

La main frêle et osseuse de Mr. Linden rompit le charme. Elle se posa sur le livre, et le vieil homme tira pour reprendre le bouquin, mais Jeanne le tenait d'une main ferme.

"C'est ce livre que je veux pour ce soir."

"Je ne peux pas vous le prêter, répondit Mr. Linden, le regard étrangement effrayé. Pas ce livre."

"Pourquoi ? s'étonna Jeanne. Vous êtes en train de le lire ?"

"Non, mais..."

"Alors je peux le prendre ! D'habitude vous ne faites pas de chichis ! Vous m'encouragez même à les emprunt.."

"Il m'est très précieux ! l'interrompit le vieil homme d'une voix tremblante. Oui, voilà, il m'est très précieux et je ne puis vous le prêter..."

"Vous mentez très mal, Mr. Linden."

"Mais je ne mens pas !"

"Si, je pense que vous mentez. Et puis, d'habitude, même vos livres les plus précieux vous me les prêtez..."

"Ecoutez-moi bien, mademoiselle Jeanne, s'emporta Mr. Linden. Ce livre est dangereux. Il est maudit. Il m'a volé des années entières de ma vie, et il aurait très bien pu me tuer. S'il vous plaît, ne le lisez pas."

Jeanne regarda le vieil homme d'un air pensif. Il avait les yeux exorbités par la peur, et ses frêles lèvres tremblaient. La jeune femme ne l'avait jamais vue ainsi. Elle hésita un moment, mais se rassura très vite.

"Je crois bien que vous tenez très fort à ce livre. Ou bien vous avez lu trop de fantastiques. Ne vous inquiétez pas, je vous le raménerai dès demain. Je ne l'abîmerai pas."

"Non ! Vous ne comprenez pas. Il est vraiment maudit !"

"Et vous croyez que je vais vous croire ? Pourquoi ne l'avez vous pas détruit, alors ?"

"J'ai tenté de le faire ! Mais on ne peut pas ! cria le plus fort qu'il put Mr. Linden, au désespoir."

Puis, voyant qu'elle ouvrait la porte pour sortir :

"Je ne vous laisserai pas sortir ! Pas tant que vous vous serez ravisée !"

Jeanne regarda le vieil homme, gênée. Elle ne comprenait pas ses réactions. Elle n'allait tout de même pas être obligée de l'assomer pour pouvoire emporter le livre ?

Le facteur la tira de la situation.

"Bonjour, Mr. Linden ! J'avais oublié de vous donner ces lettr..."

Il tomba de son vélo bousculé par Jeanne.

"NON ! Rattrapez-là !"

Elle courut vers l'arrêt de bus le plus proche. Heureusement, Mr. Linden n'était plus en âge de courir vite et le facteur était trop abasourdi pour faire quoi que ce soit.

Justement, un bus arrivait. Décidèment, le hasard faisait bien les choses !

Etait-ce vraiment le hasard ?

************************

Jeanne commençait à regretter ce qu'elle avait fait. Après tout, c'était le livre de Mr. Linden. En agissant ainsi, elle le lui avait volé. Elle décida d'aller rendre le livre à Mr. Linden le soir même, à s'excuser. Elle songea même à se rendre à la police. Elle était d'ailleurs étonnée qu'ils ne l'aient pas trouvée plus tôt. Vu comment Mr. Linden tenait à ses livres, il les avait sûrement appelé.

Elle s'approcha de la table où était posés le livre et une tasse de tisane. Elle se figea. Une aura émanait du bouquin, comme une voix qui murmurait : "Lis-moi... Lis-moi..."

Non. C'était trop tentant.

Prise d'une envie subite, elle attrapa le livre d'une main et sa tasse de l'autre, puis entra dans sa chambre. Elle s'allongea sur le lit et ouvrit le livre à la première page.

Presque aussitôt, sa tasse lui tomba des mains. De l'eau parfumée ainsi que la plante s'étalèrent sur le livre, tandis que la tasse se brisa au pied du lit. Comme par magie, l'eau répandue sur les pages sécha immédiatement, tandis que la plante se flétrit, et mourut.

Mais Jeanne n'y fit pas attention. Elle ne pouvait pas. Pâle comme la mort, elle s'était endormie sur place, dès que ses yeux avaient lu la première lettre. Endormie ? Pire que ça. Elle était plongée dans un profond coma.

Un silence mortel souffla à travers la chambre.

Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant, c'était trop tard.

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