Le cours avait commencé depuis quinze minutes quand j’entrai dans l’amphithéâtre. J’avais décidé de monter un étage de plus, afin de ne pas déranger le professeur pendant son exposé et, surtout, me faire remarquer le moins possible. Mais à ma grande surprise, le prof était absent et la moitié de l’auditoire commençait déjà à sortir. J’enfilai les écouteurs dans mes oreilles, montai le son à fond, baissai les yeux vers la moquette bleue mouchetée, soufflai un grand coup et entrepris de descendre la trentaine de marches de l’allée centrale.

Assise au premier rang, Ellie avait commencé à rédiger ses fiches de révisions en vue des prochains examens. Tout chez elle était parfaitement réfléchi : que ce soit sa chevelure de jais soigneusement lissée, son style pinup des années soixante ou la hiérarchie de couleurs sur sa feuille bristol. Comme à son habitude, elle était si concentrée qu’elle n’aurait pas senti la terre trembler. Délicatement, je lui tapotai l’épaule, dans le but de l’avertir de ma présence sans l’effrayer. Pourtant, à mon contact, elle sursauta.

- Jessica ! Tu nous honores finalement de ta présence ? me lança-t-elle, l’air taquin.

- J’ai hésité à venir et comme d’habitude, je n’ai pas pris la bonne décision, maugréai-je en pointant l’estrade déserte.

Elle redressa la tête d’un geste brusque et balaya l’amphithéâtre d’un regard noir. J’étais soulagée de voir qu’elle n’était pas encore au courant de mes mésaventures. Parce qu’Ellie finirait par le savoir. Elle finissait par savoir toujours tout.

- Effectivement!

- Trent ? lui demandais-je en le pointant du menton .

Elle haussa les épaules.

- Hé Trent ! Tu dors ? lui lança-t-elle.

Notre ami était affalé sur la table, la tête enfouie dans ses bras, les écouteurs dans les oreilles. On pouvait entendre sa musique à plus d’un kilomètre à la ronde. Du Pachelbel, peut-être bien, mais je n’en aurais pas mis ma main à couper. Précautionneusement, Ellie tendit le bras et fit glisser une oreillette sur la table. Elle l’appela à de maintes reprises mais le garçon ne broncha pas alors elle fronça les sourcils et tira la langue sous l’effet de la concentration en replaçant l’oreillette. La voir faire preuve de délicatesse était une chose surprenante, si bien que je la regardais faire, interloquée.

- Il dort ! avait-elle conclu, dans un sourire qui lui fendit les lèvres.

Trent Bowen était anglais et avait débarqué en France pendant notre année de première, dans un français parfait. C’était un garçon brun aux cheveux bouclés, très grand et très maigre, ce qui ne faisait qu’allonger son corps davantage. Sa mère était morte en couche sans avoir le temps de révéler l’identité de son père. Alors ses grands-parents maternels en avaient eu la charge jusqu’à ce qu’ils soient touchés tous les deux par un Alzheimer précoce. A dix-sept ans, il fut donc contraint de quitter l’Angleterre pour venir s’installer chez un vieux cousin toujours absent. Ça n’avait pas dû être facile, pour lui, de tout quitter du jour au lendemain. En y songeant, mon cœur se serra. C’est la voix d’Ellie qui m’extirpa de mes pensées :

- Tu comptes faire le pied de grue encore longtemps ?

- Pardon?

- Viens t’asseoir !

Je me glissais sur le siège qui les séparait, en tâchant de ne pas songer à ce que ce siège vide pouvait signifier.

- Jessy ? susurra mon amie, les yeux fuyants et les joues cramoisies.

- Oui ?

Elona Tolé qui semblait gênée d’aborder un sujet, voilà qui n’annonçait rien qui vaille. Je l’encourageais à poursuivre d’un mouvement de menton.

- J’ai lu ton bouquin et c’est nul, s’exclama-t-elle alors qu’elle me le tendait.

En voyant son air de dégoût, je m’efforçai de retenir un sourire.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Trent, qui sortit aussi brutalement du sommeil qu’il pouvait y entrer. Bonjour Jessy !

- Salut ! Ellie n’aime pas Dracula.

- Je ne vois franchement pas pourquoi tu en fais tout un pataquès, grommela-t-elle.

Je penchai la tête, troublée.

- Dracula, me lançais-je, c’est une œuvre d’art. C’est un pur mélange de fantaisie ou d’horreur, de tragédie et de romantisme. C’est un livre à l’image de l’humanité.

Ellie, un crayon à papier en équilibre sur son oreille, un autre dans la bouche, me dévisageait perplexe.

- Si ce sont des histoires d’amours impossibles que tu aimes, je te conseille Roméo et Juliette, siffla mon amie.

- Et puis Shakespeare était anglais ! s’empressa d’ajouter le jeune homme à mes côtés, tout en m’enfonçant son coude dans les côtes.

- Oui, c’est une jolie histoire, consentis-je.

- Mais ce n’est pas pareil, n’est-ce pas Jessy ? me souffla Trent au creux de l’oreille, si bien qu’Ellie n’entendait rien. Parce que ce n’est pas ce livre qu’il t’a offert.

Je n’avais aucune idée de qui était ce « il » et ce que ça venait faire là-dedans. Je lui adressai un regard interrogateur, soulevant mon sourcil jusqu’à la cime de mon front mais il se contenta de m’adresser un sourire discret. Les anglais, parfois, je vous jure !

Je passais mes doigts sur la reliure à moitié déchirée et recouverte de tâches diverses et variées. Combien de fois l’avais-je dévoré, ce bouquin ? Dix fois? Cent fois ? Probablement bien plus que ça au vu de l’encre qui commençait à s’effacer. Je ne me souvenais plus comment je l’avais obtenu. J’ouvrais la première de couverture et me laissais enivrer par l’odeur familière du vieux livre que je humais avec plaisir.

- « Une larme à l’océan comme un Homme au monde… », lu Ellie par-dessus mon épaule. Qu’est-ce que ça signifie ?

Je m’attardais, moi aussi, sur la dédicace écrite à l’encre rouge. Je ne me souvenais pas l’avoir déjà remarquée. Je rangeais mon livre, en restant perplexe.

- Aucune idée.

Ellie soupira et reprit ses activités en marmonnant quelque chose d’incompréhensif. J’attrapai mes notes de maths et les parcourais rapidement, sans vraiment y prêter attention. Trent, quant à lui, avait sorti son cahier de croquis. En voyant ses grandes mains s’agiter sur le papier, je ne pus m’empêcher de le trouver touchant. Il dessinait. C’est Ellie qu’il représentait, avec ses longs cheveux lisses d’un brun soyeux, sa mèche déstructurée qui retombait dans ses grands yeux noirs. Elle était belle. Plus belle sur le dessin qu’en vrai, parce que c’est comme ça qu’il la voyait.

- Je vous préviens, fit Ellie. Ne comptez pas sur moi pour vous passer mes notes.

Trent et moi nous redressions d’un même geste.

- Sorry ?

- C’est toujours pareil avec vous, vous rêvassez au lieu de travailler et au moment des examens, vous venez me voir en pleurnichant pour que je vous aide. Cette fois, c’est hors de question !

Trent et moi échangions un regard surpris.

- Tout va bien, Ellie ? demandais-je, sur mes gardes.

Elle ne répondit pas. Elle récupéra le crayon à son oreille et tira un trait sur sa feuille. Elle appuya tellement qu’elle se déchira. Elle se leva en hurlant de rage, enfouie ses affaires dans son sac et disparut à toutes jambes.

- Qu’est-ce qui lui prend ? m’enquis-je à mi-voix.

- Elle a passé le weekend chez son père...

- Ceci explique donc cela.

Depuis le divorce de ses parents, Ellie passait peu de temps avec son père mais à chaque fois qu’elle le voyait, cela la mettait dans un état monstrueux. Un problème d’affinité avec sa belle-mère, je crois. C’était difficile à dire parce qu’Ellie refusait de m’en parler et qu’elle avait ordonné à tous nos proches de garder le silence en ma présence. Elle pensait me protéger. J’avais été abandonné par ma mère et mon père n’était jamais à la maison alors elle ne s’autorisait pas de se plaindre de ses parents devant moi. J’avais beau lui répéter qu’abandonnée ou non, je n’en restais pas moins son amie et qu’elle pouvait tout me dire, ce sujet-là était tabou.

Trent soupira et partit à sa poursuite en s’excusant platement. Il était le seul à pouvoir la tempérer quand elle faisait ce genre de crises. Parce qu’il avait la patience qui le lui permettait.

Quand, quelques minutes plus tard, il y eut des bruits de pas derrière la porte, je m’attendais à les retrouver, tous les deux, lui le sourire aux lèvres, elle confuse. Au lieu de quoi la porte s’ouvrit sur Thomas, Louis et Joseph, trois garçons que je connaissais à peine.

Les trois jeunes hommes étaient frères. Enfin, c’est ce que j’avais conclu quand ils avaient débarqué en ville sans jamais se présenter à nous, comme si nous ne les intéressions pas. D’ailleurs, ils ne semblaient pas prendre conscience de notre existence. Ils ne participaient à aucune soirée ni événements universitaires. Ils ne prenaient jamais aucune note, ce qui ne les empêchait aucunement d’être les têtes de promo. Les voir, comme ça, se pavaner tous les trois, j’avais envie de leur balancer mes feuilles remplies de formules à la figure, à défaut de pouvoir faire plus. Mais ils m’auraient pris pour une folle. A juste titre, sans doute.

Le premier, Thomas, était relativement petit par rapport aux deux autres, bien qu’il doive mesurer un bon mètre soixante-quinze à vue de nez. Il était toujours impeccable, propre sur lui. Je pouvais dire sans hésitation qu’il était le plus séduisant. Il avait le teint de lait, les traits fins, des yeux verts émeraude qui lui donnaient un regard profond et envoûtant, et qui contrastaient à la perfection avec ses cheveux bruns très courts.

Le plus étrange de tous, c’était Joseph. Il était élancé, plus grand encore que Trent. Il s’était teint les cheveux en blond, quoi qu’à bien y réfléchir, ils étaient peut-être blancs. Il était visiblement fan des piercings puisqu’on pouvait en compter cinq sur chaque oreille en plus d’un à l’arcade. Il aimait également porter un gros collier orné de pics et une bague représentant une tête de mort.

Quant à Louis, il était le plus réservé de tous, toujours habillé en jean, basket et chemise. Il n’était pas particulièrement beau, mais il dégageait une aura positive bien que meurtrie.

- Tu y es allé un peu fort, non ? signala Joseph. Je te croyais plus délicat.

- Cette jeune fille a les nerfs à vif, se défendit Thomas. Je n’y suis pour rien.

Le trio se déplaçait toujours de concert, Thomas au centre, légèrement en avant et les deux autres derrière, comme s’ils avaient peur de lui faire de l’ombre. Cette fois-ci ne faisait pas exception. Mais lorsqu’ils croisèrent mon regard, ils se figèrent. A croire qu’ils avaient vu un fantôme.

Je crus apercevoir le visage de Joseph pâlir tandis que ses yeux s’ouvrirent en grand lorsque je croisais son regard, avant qu’il ne se ressaisisse pour se refermer telle une huitre, ne laissant plus apparaitre aucune émotion.

- Ils ne la lâcheront plus maintenant qu’ils l’ont retrouvée, dit-il, les dents serrées.

- Tu veux la ramener, maintenant ? lui demanda Louis. Qu’en est-il d’une vie libre loin du monde, de toi, du Président ?

L’autre leva les yeux au ciel.

- Nous devons faire quelque chose, la ressemblance est trop frappante. Qui pourrait avoir un doute ?

Je n’aimais pas l’expression suffisante avec laquelle il me pointait du menton.

- S’ils avaient voulu s’en prendre à elle, nous n’aurions pas cette conversation, lui répondit simplement Thomas.

Louis soupira et j’entendis l’inquiétude dans sa voix :

- Alors quoi ? On attend docilement de voir ce qui se passe ?

Thomas inclina la tête sur le côté, tandis que Joseph serra les poings.

- Quelque chose nous échappe, souffla Thomas, perplexe.

Je soutenais leurs regards quelques instants, portée par un courage nouveau, mais je n’arrivais pas à déchiffrer leurs pensées. Une petite voix en moi m’intima de prendre mes jambes à mon cou et de ficher le camp, au lieu de quoi je restais à les fixer, incapable de bouger.

Avant que je ne puisse leur demander quoique ce soit, une horde d’élèves pénétra dans l’amphithéâtre, dans un vacarme impressionnant, emportant les trois garçons.