Chapitre 5 : Comme dans un rêve
Après avoir fait un long détour pour entrer par les sous-sols et ainsi éviter un maximum d’étudiants, j’avais été la première à entrer dans la salle d’anglais et j’avais choisi de m’installer au dernier rang. J’avais vu tout le monde s’installer. Ellie était venue s’asseoir à côté de moi et Trent faisait l’école buissonnière. Mon amie commença à me parler mais je n’y prêtais aucune attention. J’étais focalisée sur Thomas, Joseph et Louis qui venaient d’entrer à leur tour et s’étaient installés trois rangées devant nous.
- Sinon, il y a cette histoire de loup-garou, s’exclama Ellie.
- De quoi ?
Elle planta son regard dans le mien, l’air agacé, et croisa les bras sur sa poitrine.
- Ça fait une demi-heure que je te parle, Jessy ! Et tu m’ignores de manière spectaculaire.
- Je suis désolée, lui rétorquai-je.
- Pourquoi tu les regardes comme ça ?
Je n’eus pas le temps de répondre. Thomas, qui avait dû sentir mon regard, se retourna et me fit face. Il affichait un sourire placide et mon regard fut plongé dans ses yeux verts émeraude. Je me sentis alors sereine et apaisée ; un sentiment que je n’avais pas l’habitude de ressentir.
Sans que je ne m’en rende compte, Joseph était venu s’installer à mes côtés. Il me fit détourner la tête pour que mon regard croise le sien. Un regard bleu très clair. Quand ses doigts effleurèrent mon menton d’un geste maladroit, une décharge électrique m’attacha à lui. J’étais incapable de décrocher mes yeux des siens. C’était comme si quelque chose de très fort m’attirait, m’aspirait. Une sensation de chaleur m’envahit et ses yeux s’agitèrent à droite, à gauche. On aurait dit qu’il attendait quelque chose.
« Oublie-moi, Jessy, résonna sa voix dans ma tête. Ne me cherche pas. Oublie tout et vis. Je t’en supplie. »
Avant que je ne puisse dire quoique ce soit, la voix d’Ellie m’interpela:
- C’est une blague, Jessy ! Pas la peine de paniquer.
Les deux coudes posés sur sa table, un crayon à papier en guise de barrette à cheveux, elle me regardait de coin. Elle semblait hésiter entre l’ennui, l’inquiétude et une véritable hilarité. Je suivais son regard jusqu’à ma table. J’y étais accrochée fermement et sous mon impulsion, elle tremblait terriblement.
Autour de moi, le décor avait changé. La salle d’anglais c’était muée en amphithéâtre. Je regardai ma montre : 11h15. Cela faisait plus d’une heure que le cours d’anglais était terminé. Thomas et Louis avaient disparu et Joseph se trouvait plusieurs rangées derrière nous.
- Où suis-je ? demandais-je, haletante.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ?
C’était la voix de Trent. Je ne l’avais pas vu arriver. Il me fixait avec insistance. Pourtant, à l’inverse d’Ellie, je ne voyais pas d’inquiétude dans ses yeux, sinon de la curiosité. Une petite voix dans ma tête releva qu’il avait l’air de savoir parfaitement ce qui se passait malgré ses dires.
- J’étais dans la salle d’anglais. Joseph s’est assis à côté de moi et la seconde suivante, je me retrouve là !
- What ?
- Tu es sûre que ça va ? s’inquiéta Ellie. Tu parles comme une folle.
Ils me dévisagèrent, tous les deux avec des yeux ronds. Mon regard glissa sur mes bras, jusqu’à mes mains fermées en poings. Quand je les ouvris, je constatais que j’avais serré si fort que je saignais. Pourtant, je ne ressentais rien, comme si ce corps n’était pas le miens, comme si je n’étais pas vraiment là.
- Peut-être que je le suis…
Ce qui s’est passé ensuite, je ne m’en souviens pas.
Je me retrouvai dans un jardin. La neige tombait sur moi, comme un rideau de coton. Je ressentais le froid, la glace qui venait s’éclater sur mon épaule dénudée et je respirais l’odeur des sapins alentours.
- Oh Louis, j’ai toujours tant aimé cet endroit ! La neige ne t’a-t-elle pas manqué ?
Il me scrutait d’un air inquiet alors que je m’étais laissé tomber dans la neige et que je la tassais pour m’en faire un oreiller confortable.
- Tu n’es pas là pour t’amuser.
- Tu es beaucoup trop sérieux mon cher ! lui rétorquais-je dans un petit rire, en lui jetant une boule à la figure
- Tu n’es plus une enfant ! Les affaires sont graves et tu es ici pour être jugée, quand vas-tu le réaliser ? Il est loin le temps où tu pouvais te permettre d’être insouciante ! précisa-t-il soudain, brisant la plénitude des lieux.
- Je le sais Louis, crois-moi, je le sais. Mais il n’est encore qu’un enfant, presqu’un bébé. Je veux juste le protéger. Je dois juste le protéger.
Mon sérieux le calma, l’émut au point où je ressentais de la tristesse dans le regard qu’il m’adressa. Ou de la compassion peut-être. Louis restait toujours un mystère bien trop difficile à déchiffrer. J’avais cessé tous mes jeux, comme il les appelait sans cesse, et mon ami était venu s’asseoir près de moi. Mais mon attention était ailleurs, quelques mètres plus loin.
Je le regardais, ce petit bonhomme, haut comme trois pommes, ma petite tête blonde, qui pour la première fois de sa vie, découvrait la neige. Il marchait un peu hésitant, tombant quelques fois. Puis il s’y jetait de bonne volonté. Son rire me réchauffait, par cet hiver glacial. Je le regardais, goûter à la neige, la sculpter et rien ou presque n’avait plus aucune importance. Oui je serais jugée pour le crime que j’avais commis et oui c’était une affaire de la plus grande importance, mais il était libre, ma terre en sécurité et ça, ça n’avait pas de prix.
- Pourquoi as-tu voulu l’emmener ? Je ne comprends pas. Un tribunal, ce n’est pas un endroit pour un enfant, surtout de cet âge ! siffla Louis, me coupant ainsi de ma contemplation.
- Je ne peux pas m’en séparer, c’est tout. Et puis c’est une bonne chose qu’il passe du temps avec toi. Bientôt, je ne pourrais plus m’en occuper. Je te le confierai alors. Il faudra le protéger, ce ne sera pas une mince affaire. Et je sais que je t’en demande beaucoup, trop peut-être mais…
- Naïwenn…
- Je compte sur toi Louis, je n’ai confiance qu’en toi. Promets-moi que tu le feras, promets-le-moi !
J’avais haussé le ton, agacée qu’il ne me prenne pas au sérieux. L’homme se renfrogna.
- D’accord, je te le promets. Mais maintenant arrête avec ces idioties.
- Souviens-t ’en Louis.
- Pourquoi faut-il que tu parles comme si tu allais mourir ?
Cette idée me figea. Mes poumons se gonflaient, bien plus qu’à l’accoutumée, et venaient s’écraser contre mon corset.
Mourir.
N’était-ce pas ce qui m’attendait ? Après tout j’avais commis un crime horrible, mis tout mon peuple en péril par pur égoïsme, trahit l’ordre auquel j’avais prêté serment. Du moins, c’est à cela que les faits semblaient. Mais ils pourront bien me tuer, tous autant qu’ils sont, me torturer mais jamais, non jamais je ne dévoilerai ce secret. Jamais ! Je ne pouvais pas. Je perdrais mon enfant si je leur disais. Je le perdrais…qu’elle mère pourrait supporter cette idée ? C’était mon rôle de mère que de me taire et celui de reine que de veiller sur mon peuple. J’étais l’épouse du Président, Joseph son fils. C’était notre devoir de protéger nos citoyens, notre peuple tout entier, notre terre. Je le savais. Et je le faisais. A cet instant précis, même s’ils n’en voyaient rien, qu’un geste de désespoir et d’égoïsme.
« Une Larme à l’océan comme un Homme au monde, pensais-je ». En guise de réponse, Louis pinça des lèvres. Il savait ce que ces mots signifiaient, leur portée.
Le petit garçon nous avait rejoints en une fraction de seconde. Son visage de porcelaine, si fragile mais si parfait se tenait juste devant moi. Moi assise et lui debout, il me dépassait d’une tête, et je pouvais imaginer le grand jeune homme qu’il deviendrait d’ici quelques années.
- Mère, pourquoi pleures-tu ?
- Pour rien Joseph, ce n’est que le froid.
Ses yeux Aigues-marines observaient, étaient en alerte, cherchant le moindre signe de mensonges sur mon visage. Il ne pouvait pas passait mon bouclier. Il ne pouvait pas se reposer sur son hypersensibilité pour deviner mes émotions et il ne maîtrisait pas assez ses autres capacités pour lire mes intentions. Je savais qu’il n’aimait pas ce sentiment d’impuissance et qu’il cherchait un moyen de parer cela. Il était bien trop intelligent pour un enfant de sept ans. J’aurais tellement aimé pouvoir lui dire, tout lui expliquer. J’aurais tellement aimé qu’il sache à quel point je l’aimais. Mais il n’en devait rien savoir. Et il m’en détesterait. Ça aussi je le savais.
La main de Louis se posa sur mon épaule, comme pour m’extirper, une nouvelle fois, de ma contemplation.
- Tu viens petit, on va faire un bonhomme de neige ?
- Oh oui ! super ! exalta le petit garçon de sa voix criarde.
Louis m’adressa un sourire, un de ceux dont il avait le secret, et de sa main, exerça une légère pression.
« Ne t’inquiète pas, tout ira bien, pour lui comme pour toi. »
Sa voix grave raisonnait dans ma tête comme un écho. Je rangeais ces mots, les enregistrais comme un souvenir et je lui souris à mon tour.
« Si tu es là Louis, alors oui, tout ira bien. »
Je sortis brusquement de mon rêve. Il me fallut quelques secondes pour m’habituer à la pénombre et visualiser la pièce. J’étais allongée sur mon lit, encore habillée en jean et en chemise. Le réveil indiquait 21h37. Je descendis aussi vite que je pus, essayant, malgré des vertiges, de ne pas tomber.
- Cathy ? Cathy, tu es là ? demandais-je, affolée.
- Oui, dans la cuisine.
Pendant qu’elle parlait et m’annonçait tout le menu du dîner, je l’avais rejointe, trébuchant de gauche à droite. Elle lavait la gazinière, comme tous les soirs, l’air de rien. Mais, à mon entrée dans la pièce, elle m’avait souri, du même sourire que Louis dans mon rêve et j’avais failli craquer.
- Qu’est-ce que je fais là ? demandai-je.
- C’est ton ami qui t’a ramenée. Il m’a dit qu’une expérience avait mal tourné. Tu murmurais des mots qui n’avaient aucun sens, avait-elle répondu, tout en se retournant pour reprendre son ménage, visiblement rassurée en ce qui concernait mon état. Mais il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que c’était normal, que tu dormirais beaucoup, et qu’à ton réveil tu serais désorientée.
- Trent a dit ça?
- Non, l’autre garçon. Celui qui est beau comme un dieu.
« Celui beau comme un dieu ? ». Je n’avais pas le souvenir d’avoir un tel ami mais j’étais heureuse de l’apprendre !
- Louis ?
C’était le seul nom qui avait bien voulu sortir de ma bouche.
- Non, ce n’est pas comme ça qu’il s’appelle. Tu sais ? Je ne me souviens jamais de son prénom… Un grand blond, un peu étrange… Il n’a d’ailleurs pas changé d’un pouce… Attend ça va me revenir. Jonas ? Non…
- Joseph ?
- Oui c’est ça, Joseph ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il était de retour ?
Je ne comprenais rien à ce qu’elle racontait. Est-ce que j’étais devenue complétement folle ou était-ce elle ? Je grognai, disciplinant mes pensées et repris d’une voix légèrement plus aigüe :
- Comment ça, de retour ?
Cathy me lança un regard malicieux par-dessus son épaule, avant de lever les yeux au ciel. « Bon, je n’aurai pas de réponse. »
- J’ai dormi longtemps ?
- Il t’a déposée, il devait être 13h environ. Evidemment j’ai appelé ton père pour le prévenir, mais il aimerait entendre ta voix.
Tellement concentrée sur sa tâche, elle ne sembla pas avoir aperçu ma panique naissante. Et c’était plutôt une bonne chose. Je n’étais pas d’humeur à faire face à un interrogatoire.
Mon cerveau revisita mes souvenirs les plus récents : la matinée, le cours d’anglais, puis la scène dans l’amphi et le rêve. Je les repassais en boucle le temps que je passe à la salle de bain, que je démaquille mes yeux, que j’attache mes cheveux un peu trop longs dans un chignon, que j’enfile mon pyjama et que je me faufile enfin dans le lit. Mais rien ne prenait de sens. Je saisis alors mon téléphone, appuya sur la touche rappel :
- Allo papa ? c’est Jessica.
- Ah Jessy, je suis content de t’entendre, est-ce que tout va bien ?
Des bruits indistincts me parvinrent de l’autre bout du fil. Une femme brayait dans une langue étrangère que je pensais être de l’espagnol, je captais des bruits de klaxons et mon père qui murmurait à quelqu’un. La connexion était mauvaise. J’avais un mal fou à me concentrer sur ces propos.
- Oui papa ne t’inquiète pas. Tu es où ?
- Au Brésil. Tu as besoin de quelque chose ?
- Un bikini scandaleusement sexy pour me faire repérer sur les plages normandes l’été prochain.
Il eut un long moment de silence. Mon père se racla la gorge, mal à l’aise.
- C’était une blague, balançais-je, alors je le sentis se détendre. Tu rentres quand ?
- Dans un mois ma chérie. Je peux te rappeler plus tard, mon client vient de disparaître au coin de la rue.
- Ok ! Prends soin de toi.
Je raccrochais, épuisée. Les conversations avec mon père avaient toujours cet effet-là.
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