Thomas plongea son regard dans le mien, comme s’il cherchait à me jauger. J’aurais voulu me dérober mais je ne trouvais pas d’échappatoire.

- Pour commencer, tu dois savoir que nous venons d’une Cité nommé Tellusa.

Il marqua une pause.

- Je n’en ai jamais entendu parler, avouai-je.

- Normal, me répondit Joseph qui fixait Thomas avec insistance.

Lui ne semblait pas y prêter attention :

- Ça n’existe pas. Pas ici. Pas maintenant.

Mes yeux passèrent de l’un à l’autre.

- Un monde parallèle, ajouta Thomas.

La stupeur écarquilla mes pupilles. Nerveusement, je saisis ma tasse et avalais une gorgée.

- La légende veut qu’un immortel du nom d’Eon épousa une humaine, Tellus, et qu’il lui bâtit une Cité à son image. Tellusa fut scindée en sept royaumes dirigés par chacun des sept enfants, et prospéra bientôt…

- On peut peut-être passer l’histoire de la création ? le coupa Joseph d’un ton glacial.

Thomas lui lança un regard de coin. Moi aussi.

- Une guerre éclata, continua Thomas, les dents serrées.

- Pourquoi ? demandai-je.

Je me rendis compte que je tenais toujours la tasse. Je la reposai et m’enfonçai un peu plus dans le petit canapé.

- Du pouvoir, du territoire, de la gloire et même l’amour parfois…Les Hommes trouvent toujours une bonne raison de se battre.

Joseph sembla se détendre. Pas Thomas.

- Jusqu’au jour où ils tombent amoureux.

Le garçon brun adressa un sourire à mon frère. Celui-ci chercha mon regard avant de se dérober, l’air gêné. Je rougis sans en comprendre la raison et il replongea dans sa lecture.

- Où ils tombent amoureux ?

- Naiwenn, ma sœur, ta mère, héritière du trône d’Elidrys et Alexander, héritier du clan adverse.

Je ramenais mes jambes contre mon torse et attrapai un oreiller que je calais entre mon menton et mes genoux. Je cherchais Joseph du regard, pas certaine de vouloir entendre la suite mais il avait fui la conversation.

- Elle a préféré épouser son pire ennemi que son propre frère, m’expliqua le garçon en face de moi.

Ses yeux fuirent les miens un instant à ce souvenir et un sourire amer se dessina sur ses lèvres.

- Vous vouliez vous marier avec votre propre sœur ? demandai-je, rebutée.

Son sourire disparut et son regard devint presque réprobateur.

- Tous les Enfants de Tellusa s’unissent au sein de la fratrie, murmura-t-il. Pour la pureté du sang.

Joseph balança son journal. Il adressa à l’hôte un regard rempli de colère tandis que son visage était en feu. Il frappa du point le meuble sur lequel trônait la théière et je sursautai.

- Ça suffit maintenant ! hurla-t-il.

Il me rejoint et me tira par le bras.

- Arrête ! lui dis-je sur le même ton.

Je me contorsionnais mais il ne lâchait pas prise.

- Tu en as assez entendu pour aujourd’hui.

- Non ! ripostai-je.

Tout ce que me disait Thomas était invraisemblable et je n’étais pas sûre de vouloir y croire. Mais je ne voulais pas partir non plus.

- A ce que j’ai compris, continuais-je, hier, c’était moi qu’ils voulaient, les deux fous. J’ai le droit de savoir pourquoi. Tu ne peux pas me mettre à l’écart de ça.

Je le défiais du regard. Il céda, trop facilement. Et sans me lâcher pour autant, il me laissa reprendre ma place, s’installant à mes côtés. J’adressai un regard vif à Thomas. J’avais honte qu’il ait assisté à notre dispute mais cela avait eu l’air de l’amuser, lui.

- Passe ça ! ordonna Joseph.

- Où j’en étais, déjà ? lui demanda l’autre.

- Le mariage, répondis-je

- C’est vrai. Ils se sont mariés, ce qui a permis aux deux clans de trouver un arrangement. Tellusa est alors devenue une confédération de sept royaumes, dirigée par un Président. Ainsi, bien que chaque pays reste sous le gouvernement de sa couronne, les sept avaient une politique commune. Cela permettait de faciliter les échanges et d’éviter de nouveaux conflits.

- Et le Président, qui était-ce ?

- Alexander, grogna Joseph.

- Tout allait pour le mieux, reprit Thomas. Jusqu’à ce que Joseph tombe malade. On n’a jamais su pourquoi. Notre système immunitaire est imparable. Nos cellules se régénèrent d’elles-mêmes, nous empêchant ne serait-ce que de vieillir une fois à maturité. Alors tomber malade… ça n’avait pas de sens. Les savants se sont succédés à son chevet, les talents de Salomon, un autre roi, ont même étaient sollicités. Mais rien n’y faisait. Même le Vieux Sage était impuissant. Et puis un jour son père est arrivé, il avait apparemment un remède. Une histoire avec une pierre précieuse : la Pierre du Temps. C’était vrai, Joseph allait mieux. Mais il a commencé à changer. Ses cheveux et ses yeux sont devenus…ce qu’ils sont devenus et puis il a commencé à oublier. Nous oublier. S’oublier, à avoir des hallucinations…Naïwenn ne l’a pas supporté. Elle a volé la pierre et s’est enfuie.

Il fit une pause. Je ne sais pas très bien si c’était pour moi, pour lui ou pour Joseph à qui il lançait des regards inquiets toutes les trois secondes.

- Et vous, pourquoi êtes-vous là ?

- Louis l’a aidé à fuir. Et bien qu’il fût sous les ordres du Président, Alexander était convaincu que j’y étais mêlé. Il nous a donc banni tous les deux. Et dans sa folie, il a également exclu Nami et Salomon quand ils ont tenté de nous défendre.

Les informations me frappèrent. Ou plutôt rebondissaient dans mon cerveau, comme une balle dans un flipper, alors que je cherchais à comprendre. Je n’avais jamais étais doué pour la politique et je trouvais cette histoire complétement absurde.

- Pourquoi ne pas vous avoir fait exécuter ?

Thomas sourit.

- Pour éviter une guerre, répondit-il. Ou pour garder la sympathie du peuple. Pour paraitre charitable…Je ne sais pas.

J’eus la sensation qu’il ne me disait pas toute la vérité.

Un frisson me traversa tandis que Thomas me fixait silencieusement, attendant ma future question. Pour me rassurer je cherchais le regard de mon frère. Il se leva avant de reprendre sa place initiale et son journal. Je me levai à mon tour et examinai une nouvelle fois la pièce. Marcher m’aidait à réfléchir. Je m’appuyais sur le canapé et ouvris la bouche.

- Et toi, il t’a banni aussi ?

Bien que ma question s’adresse à Joseph, ce fut notre oncle qui me répondit :

- Joseph a toujours été libre. Il a grandi à Tellusa jusqu’à ce qu’il fasse le voyage régulièrement. Il nous a trouvé assez rapidement, finalement. Il a fini par s’installer définitivement il y a quatre ans.

Je contournai le canapé et m’y installai de nouveau. J’enfouis mon visage dans un coussin. Tout cela ne pouvait pas être vrai, c’était trop.

Un nouveau blanc. Je relevais la tête.

- Imaginons que je vous crois, leur dis-je en fixant Thomas de mon regard le plus inquisiteur possible, quel est le lien avec moi ?

- Le Président veut récupérer la pierre.

Je levai les mains au ciel en signe d’impuissance.

- Je ne sais pas ce que c’est !

- Bien sûr que si, objecta Thomas.

Je le défiais, probablement trop pour être convenable. C’était un roi après tout. A cette idée, je me ressaisis.

- Comme tout Enfant de Tellusa, continua-t-il comme si de rien n’était, même en tant qu’hybride, tu portes les souvenirs de ceux qui étaient là avant toi. Y compris ta mère.

Je tressaillis parce qu’il avait dit hybride et je secouais la tête parce que je ne voulais pas croire que les souvenirs de Naïwenn s’étaient perdus quelque part dans mon cerveau. Joseph me regardait avec un air de chien battu. C’était moi qui étais perdue mais c’était lui qui avait l’air bancal. J’avais l’impression qu’au moindre mouvement il allait s’effondrer.

Thomas se leva et par reflexe je m’enfonçais un peu plus dans le canapé. Il garda ses distances :

- Tu dois te souvenir. Ils ne te laisseront pas en paix, sinon.

Maintenant, j’étais horrifiée.

- Et vous, qu’est-ce que vous y gagnez ?

Je n’étais pas dupe : dans la vie, rien n’est jamais gratuit.

- L’espoir de pouvoir rentrer.