Interlude 3 : Son Excellence Alexander

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C’était la deuxième fois qu’Alexander mettait les pieds dans ce que les terriens appelaient un « bar », ce drôle d’endroit où les gens se regroupaient pour boire toutes sortes de boissons. Cela ressemblait un peu aux troquets de Tellusa d’un certain point de vue, bien que les troquets soient en plein air et que le partage y soit de mise. Ici, il fallait « payer » avec des « pièces » ou des « billets ». Déconcertant !

La première fois qu’il était entré dans cette immondice, Alexander venait d’apprendre qu’il avait un deuxième enfant, illégitime, et avait cherché à échapper aux souvenirs qui l’avaient accablé : ceux de Naïwenn lui apprenant sa grossesse entre deux plats, comme elle aurait pu lui demander de lui passer le pain.

Une fois encore, Alexander se souvenait de silence qui avait suivi cette annonce, un silence lourd de sens qui l’avait écrasé : il allait avoir un héritier. L’inquiétude l’avait rendu muet, lui avait donné le vertige. Et s’il n’était pas capable d’élever un enfant ? Et s’il ne l’aimait pas ? Et si Naïwenn cessait de l’aimer lui, trop prise par l’enfant ? Et si, pire, l’enfant ne l’aimait pas ? Naïwenn n’avait jamais eu besoin qu’il s’exprime, de toute façon.

Alexander avait aperçu un petit sourire discret au coin des lèvres de sa femme, signe que sa réaction l’amusait beaucoup. Elle avait fait preuve d’une patience hors pair à son égard, tout le long de sa grossesse, et d’une infinie tendresse. Comme si elle avait su que ses doutes s’envoleraient lorsqu’il verrait son enfant. Bien sûr, elle ne s’était pas tromper. Jamais, il n’avait été aussi heureux.

Le bonheur, pourtant, avait été de courte durée. En l’épousant, elle avait su à quoi s’attendre. Alexander la respectait trop pour lui cacher quoique ce soit. Le fait qu’elle puisse mettre au monde un enfant particulier, au destin tragique avait été une possibilité. Mais le temps avait appris à Alexander qu’il avait peut-être surestimé la force de sa femme. Ou peut-être avait-il, au contraire, sous-estimé la douleur que cela pouvait provoquer chez elle.

Trente-cinq ans plus tard, il se demandait encore où il avait fauté, à quel moment, exactement, il l’avait perdue.

- Mon cher Al ! siffla une voix familière à l’accent chantant. Tu as une mine affreuse !

Alexander dû prendre sur lui pour ne pas laisser voir sa surprise. Non sans un certain agacement, il ferma les yeux lentement pour calmer son cœur tambourinant. Puis il releva la tête vers son interlocuteur qui avait un sourire charmant.

- Amé…Toujours aussi discret, constata-t-il, froid.

Un homme aux cheveux presque bleus se tenait devant lui, les bras en croix, le visage radieux. Il portait un haut à manches longues qui dissimulait sa véritable nature et sur lequel des symboles étrange était dessinés. Il se balançait de gauche à droite selon un rythme tout à fait inhabituel. Cela lui donnait l’air aussi innocent qu’un enfant pourtant il avait l’intelligence de ne pas plonger ses yeux dans ceux d’Alexander et de se maintenir suffisamment loin pour que le Président ne puissent pas le toucher.

- Tu sais ce qu’on dit, il n’y a pas plus délicat qu’une sentinelle.

- L’exil ne ta pas appris ta place à ce que je vois, lâcha Alexander visiblement hostile. Tu as reçu la liste ?

- Moi aussi, ça me fait plaisir de te voir ! Je vais très bien, merci de le demander et toi ? Tu as fait bon voyage ? Le catalyseur ne t’a pas rendu malade ? Personnellement, je suis patraque à chaque fois que je traverse ! A part ça, les affaires vont bien à Tellusa ? La royauté, les trahisons, les complots ?

Alexander le fixa sans mot dire. Il était exténué. Ce n’était pas tant la traversé qui l’avait fatigué que les manigances de la Cour qu’il devait sans cesse déjouer. Mais, même si Amé en savait beaucoup plus que la plupart à ce sujet, Alexander n’était pas d’humeur à parler et, de toute façon, il fallait se méfier de lui plus que de n’importe qui d’autre. Derrière son sourire d’ange, se cachait un véritable démon.

- La liste ? répéta le Président.

Amé tira une chaise et se glissa dessus dans un mouvement aérien. Alexander jubilait. Il n’avait pas que ça à faire ! Alors, sans crier gare, il agita imperceptiblement l’index et un dessous de verre en bois fila dans les airs avant de se planter dans le dossier de la chaise d’Amé. Celui-ci se pencha juste à temps, évitant ainsi une belle entaille au bras.

- Ne me fais pas me répéter, encore, menaça Alexander.

L’autre jeta un regard circonspect tour à tour au Président et à l’arme de fortune plantée à deux centimètres à peine.

- Je l’ai bien reçu, dit-il simplement. Mais ce n’est pas pour cela que tu es là, n’est-ce pas ? Tu ne prendrais jamais le risque de te déplacer en personne pour de simples hybrides. A moins qu’un nom ait attiré ton attention.

- Jessica Lucas.

Amé retira non sans mal le dessous de verre de sa chaise au moment même où le serveur apparut. Ils échangèrent des mots dans une langue qu’Alexander ne maitrisait pas, si bien qu’il laissa Amé faire à sa guise.

Le bar n’était pas très grand pourtant chaque table avait ses banquettes, recouvertes d’une multitude de coussins divers et variés tant au niveau des gabarits que des tissus. Alexander ne comprenait pas l’esthétisme du lieu : les matériaux et les couleurs se mélangeaient dans un capharnaüm évident. Le plus étonnant, c’est que cela semblait plaire aux clients qui entraient et ressortaient visiblement heureux. Quand une jeune fille d’une quinzaine d’années entra en chemise blanche, jupe bleu et cravate assortie, un détail frappa Alexander.

- Pourquoi tous ce gens te ressemblent ? demanda-t-il, suspicieux.

Amé balaya la salle d’un regard enjôleur. Quand le serveur croisa ses yeux, il détourna le regard et leur déposa deux tasses d’un geste maladroit. Sans l’aide discrète d’Alexander, il aurait renversé la moitié de leur contenu. Amé, habitué à ce genre de réaction, lui tendit un clin d’œil.

- Oh, les yeux bridés et les cheveux bruns font sensation de ce côté du monde ! répondit-il alors qu’une bête monstrueuse, grise et blanche, à quatre pattes et à la longue queue lui sauta dessus. Les chats aussi !

Alexander inspecta ledit chat d’un œil inquiet, puis l’intérieur de la tasse devant lui. Il s’en dégageait une odeur de plante qu’Amé devait particulièrement apprécier vu ses yeux miroitant de gourmandise mais qu’Alexander ne connaissait pas.

- Je t’ai commandé une tisane, expliqua Amé. C’est bon pour les nerfs et toi, tu m’as l’air très tendu.

Le Président plissa du nez avant d’envoyer valser la tasse à l’autre bout de la table à l’unique force de ses yeux.

- Pas de tisane, c’est noté, chantonna Amé. Bon, revenons à nos moutons. Jessica Lucas ?

- Tu la connais.

Amé repoussa le chat, non sans l’avoir caressé au préalable et s’avança un peu. Il posa les deux coudes sur la table, déposa son menton sur ses mains jointes et plongea ses yeux dans ceux du Président.

- La protégée du fils. La victime du père… Cette pauvre fille n’a aucune idée de qui elle est, pourtant elle est déjà tristement célèbre. Mais je n’ai pas vu son nom parmi les hybrides de la liste.

- Amélia et Mickaël la chasse. Ils ne la laisseront pas filer. Assure-toi qu’elle rejoigne la Citadelle.

Amé leva les mains en signe d’indignation.

- Je ne l’ai jamais rencontrée, je ne serais même pas la reconnaître même s’il paraît qu’elle est le portrait craché de sa mère. Et vu ce qui lui est arrivé, à sa mère, je suis certain que Jo ne l’emmènera jamais là-bas. Il a comme qui dirait, hérité de ta suspicion naturelle.

Alexander se pencha à son tour sur la table, bien conscient du petit jeu d’Amé. Naïwenn s’était laissé mourir de chagrin après que l’Escorte lui ait enlevé ce qu’elle avait de plus précieux. Même si le roi avait emmené son ex-femme devant le Conseil après qu’elle ait volé le Collier des Lamentations, il n’avait jamais voulu sa mort. Une part de lui, bien cachée au fond de son être, s’était réjouie de sa fuite.

Amé connaissait assez le cœur des hommes pour se rendre compte de la souffrance de cette perte pour Alexander et il en jouait ouvertement. Pour lui rappeler sa place, Alexander pris le contrôle de son corps mais à sa surprise, l’autre ne cilla pas le moins du monde. Alors il lui rendu la parole.

- Il a confiance en Louis, observa Alexander. Oblige-le à intervenir.

Amé tiqua.

- Mais Louis se méfie de tes décisions.

- Ne lui dit pas que cela vient de moi. Tu sais te montrer convainquant quand tu veux.

- Oui, mais cela demande des efforts.

Amé s’autorisa un rictus séduisant, ce qui énerva Alexander au plus haut point. Il referma ses doigts au creux de sa main et bientôt Amé ne pus plus respirer. Il chercha à se débattre, focalisa son attention sur la table à la recherche d’une arme mais il était littéralement pétrifier.

- Le meilleur moyen d’atteindre Louis, c’est de toucher Thomas et on sait très bien, tous le deux, que Thomas ne peut rien te refuser.

Sur ces mots, Alexander lâcha prise. Amé souffla bruyamment en se frottant énergiquement la gorge tandis que le Président se leva et épousseta son jean noir. Puis il y eut comme un courant d’air et la seconde suivante, Amé se tenait debout derrière lui, une lame appuyé contre son flan.

- Où je pourrais te tuer sur le champ, susurra Amé.

Alexander pouffa avant de passer la main dans ses cheveux. Il sentit Amé se raidir un peu ; il avait compris son attention. Au moment où l’autre s’écarta d’un pas, le roi fit un mouvement de poignet. Le canif s’envola dans les airs alors Amé fit une pirouette. Alexander récupéra larme d’une geste rapide et net avant de le projeter en direction d’Amé. Lui, agile comme un chat, s’appuya sur une table et se propulsa de l’autre côté. Le couteau finit sa course dans le pied du meuble. Alexander l’eut à peine entendu fendre le bois qu’Amé avait déjà bondi derrière le bar.

Les clients du bar, paniqués, s’empressèrent de sortir en criant. Alexander les aida un peu en les poussant gentiment dehors à l’aide de ces capacités de télékinésie. D’un autre mouvement de poignet, il referma la porte pour un peu plus de tranquillité.

- Tu n’es pas de taille contre moi, renégat.

- Je ne suis plus renégats, répondit Amé.

Il y eu un nouveau courant d’air, qui l’entourait bientôt.

- Tu as fait de moi un membre de l’Escorte, lui rappela-t-il. Avant de me bannir comme la majorité de tes alliés.

- Je ne t’ai pas banni ; tu as décidé seul de partir.

- L’un de nous devait bien veiller sur la Larme, non ?

Amé se déplaçait si vite qu’Alexander n’apercevait qu’une ombre. Le son venait de partout à la fois. Pourtant, il s’arrêta brusquement et se retrouva nez à nez avec son adversaire qui croisa les bras sur son torse.

- Tu ne me tueras pas, compris Amé. Tu as besoin de moi.

Alexander pivota en s’esclaffant.

- Je n’ai rien contre le fait de tuer un renégat mais je n’aime pas les morts inutiles.

- Qu’est-ce que tu lui veux, à cette fille ? demanda Amé, avant qu’il ne passe la porte.

- Elle doit survivre, coûte que coûte.

- Alors, nous serons peut-être amenés à te tuer.

Alexander se stoppa d’un coup, avant de balancer par-dessus son épaule :

- Soit !

Puis il tourna les talons et rejoint la voiture qui l’attendait devant l’entrée. Le jeune Prude qui la conduisait sortit précipitamment pour lui ouvrir la porte mais Alexander ne l’attendit pas. Il s’installa de lui-même sur la banquette arrière et lui intima l’ordre de l’emmener à la plus proche source d’eau ; le tout en tentant de refouler les souvenirs. En vain.

Il attrapa sa tête dans ses mains, se mit à fredonnait des mots sans queue ni tête mais rien y faisait, elle était partout. Jessica Lucas. Il la voyait encore à travers ses souvenirs, comme on regarde à travers un miroir. Elle était assise sur une vieille tombe, un livre déposé sur ses genoux. Elle était seule dans ce cimetière abandonné pourtant elle lisait un conte à haute voix, comme si elle le destinait à quelqu’un. Elle portait un pull à capuchon gris, beaucoup trop large pour elle, un pantalon noir et des chaussures montantes.

Quand Alexander l’avait vu, ainsi, recroquevillée, il avait douté de son identité. Il n’y avait clairement rien de royal ou d’élégant dans sa manière de se tenir. Elle donnait plutôt l’impression de vouloir disparaître. Comment croire qu’elle pouvait être la fille de la belle, la gracieuse, la douce, la charmante Naïwenn ?

Et puis, elle avait relevé brusquement le menton, sentant probablement le regard brulant d’Alexander sur elle. Alors là, il n’avait plus eu de doutes : hormis ses yeux d’un vert somme toute désagréable, elle était le portrait craché de sa mère. Elle avait le même visage fuselé, les mêmes lèvres discrètes, les mêmes joues saillantes.

Il avait voulu prendre le contrôle de son corps. Il avait voulu…il avait prévu…Mais quand ses yeux avait croisé les siens, il avait eu une drôle de sensation dans la poitrine, une douleur réconfortante, douce-amère.

- Joseph ? avait-elle demandé, les yeux larmoyant d’espoir.

Alexander était revenu aussi brutalement à la réalité que s’il avait chuté du haut de son palais. Il s’était approché rapidement alors elle avait compris son erreur. Mais il ne s’était pas laissé dupé une nouvelle fois par son visage fantomatique, l’avait obligé à rester immobile, avait plaqué ses mains sur son front et avait fouillé ses souvenirs avant d’opter pour une autre option. Quand il eut fini, il l’avait laissé tomber lourdement au sol avant de s’effondrer à son tour.

- Votre Excellence, avait accouru le jeune Prude.

Le tellusien n’était pas vieux à l’époque. Alexander lui avait donné à peine dix-sept ans. Il l’avait étudié longtemps pour ne pas oublier son visage juvénile, ses cheveux blonds bouclés, son air si inquiet. Il l’avait étudié longtemps parce qu’il s’était senti désolé à l’idée de ce qu’il allait faire. Pourtant, à aucun moment Alexander n’avait hésité. Il l’avait tué, ce qu’il referait sans hésiter.

- Votre Excellence, nous somme arrivé.

L’illusion s’envola comme poussière au vent et Alexander entrevit un petit lac, en plein cœur de la ville.

- C’est ici ?

Le jeune Prude hocha le menton timidement alors qu’il lui tendait un flacon au liquide jaunâtre. Alexander l’attrapa brusquement et le jeune Prude étouffa un sursaut. Il ressemblait étrangement à celui qu’Alexander avait tué, quatre ans plus tôt. Son Excellence profita du bref moment où ses doigts rencontrèrent ceux de l’autre pour fouiller ses souvenirs et fut contraint d’avouer qu’il était bien soulagé de ne rien trouver dans sa cervelle qui l’obligea à l’exécuter.

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