Interlude 4 : Shin
Il faisait déjà nuit noir quand Shin sortit du bureau de Sa Majesté Thomas, une théière en argent et deux tasses de porcelaine sur un lourd plateau. Elle s’était éclipsée aussi discrètement que possible quand le téléphone avait sonné, rappelant le roi à ses obligations avec l’armée. Au vu du nombre de documents sur le bureau, elle savait déjà qu’il ne se coucherait pas avant l’aube. Elle avait donc entreprit de lui rapporter une quantité suffisante de théine pour le maintenir éveillé.
- Shin, fit la voix de Son Altesse Joseph. J’ai un service à te demander.
La lueur de la lune dansait sur son teint opalin, lui conférant une beauté dangereuse, à la fois similaire à celle des autres Enfants de Tellusa et pourtant singulière. Ses cheveux blancs se détachaient dans l’obscurité et ses yeux bleus, si froids, rappelait à Shin qu’il pouvait être aussi cruel que ceux absolument convaincus d’œuvrer pour la bonne cause.
- Vous tentez de fuir ?
- J’ai simplement des affaires à régler.
Shin poussa un soupir. A chaque fois qu’il avait besoin de ses services, les hybrides y étaient pour quelque chose. Cette fois-ci, elle avait la nette impression qu’il fuyait la vérité. Après tout, il avait tenté de protéger cette Jessica Lucas de la vérité pendant de longues années et le fait qu’elle soit confortablement installée dans une des suites de la Citadelle sonnait sa défaite. Quoiqu’il en soit, la fuite n’était jamais la bonne option mais ce n’était pas le rôle de Shin que de le lui rappeler.
- Avez-vous besoin que je vous prépare votre…
Elle s’interrompit en voyant Son Altesse jeter un bref regard par-dessus son épaule. Dans son ombre, Louis se dissimulait comme un fauve se cache avant d’attaquer. L’état de santé du prince était un secret ; personne à la Citadelle n’était au courant et il ne tenait pas à ce que les choses changent.
- …sac, acheva-t-elle. Je ne sais pas de quoi vous auriez besoin, cela dit. Où allez-vous ?
- Ce ne sont pas tes affaires, rétorqua-t-il brusquement alors qu’un souffle s’éleva de son dos.
Shin sentit la colère monter en elle. Non pas à cause de la remontrance de Son Altesse, de cela elle avait l’habitude. Non, ce qui l’agaçait, elle, s’était la réaction de Louis. Il avait osé souffler, comme s’il était désolé pour elle, comme s’il en avait quelque chose à faire, comme s’il disait à Son Altesse qu’il était déçu de son emportement. Le pire, c’est que le plus jeune avait accepté l’insulte sans dire mot.
- Tu vas rester caché encore longtemps ? râla-t-elle.
- Je ne voulais pas t’imposer ma personne, répondit-il d’une voix douce en se détachant du mur.
Shin le percevait à peine dans la pénombre du couloir. Elle n’aperçut qu’un petit sourire fendre ses lèvres. Cette simple vision la mettait dans une fureur sans fin. Elle avait bien tenté de l’apprécier par le passé. Il le fallait bien, il ne quittait jamais Sa Majesté d’une semelle ! Elle avait même dû prendre des cours de combat avec lui. Mais toute cette proximité n’avait fait qu’aggraver le dégoût et la rage qui dormait au fond d’elle et qui resurgissait avec violence quand elle voyait Louis. Malgré tous ces efforts, Shin finissait toujours par s’emporter.
- Eh bien, c’est raté ! Cela empeste la pourriture à un kilomètre à la ronde !
- Voilà qui est nouveau, rétorqua Louis dans un calme qui imposait le respect. Tu ne m’avais encore jamais insulté.
Son Altesse Joseph laissa son regard glisser de l’un à l’autre, visiblement troublé. Shin essayait de garder pour elle ce que ses fréquentations lui inspiraient. Mais là, visiblement, elle n’en avait plus rien à faire.
- Ça suffit, vous deux ! Shin, quel est ton problème à la fin ?
- Vous le savez très bien, Votre Altesse !
- Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, grinça-t-il.
Il enfouit ses mains dans ses poches ; son corps paraissait crispé. Il se détendit un peu quand Louis lui pressa l’épaule. En le voyant si proche, Shin lâcha un long râle plaintif.
- Reprends-toi, lui ordonna Son Altesse, qui s’avança d’un pas.
Il la dominait de son corps frêle et osseux, mais non moins puissant. Penaude, Shin baisa la tête vers le sol.
- Je suis désolée, Votre Al…
Elle s’interrompit une fois de plus en le sentant se raidir. Elle releva doucement les yeux vers les siens. Elle avait pleinement conscience qu’elle le contemplait comme elle n’aurait pas dû, entièrement abandonner à son souhait. Un sourire illumina les traits de Joseph et Shin se remémora l’instant où il l’avait emmenée ici. Ce jour-là, elle avait eu le même regard implorant. Il avait pris l’habitude de se fournir en Panamol chez l’apothicaire de Reiv et de venir à l’orphelinat lors de chacune de ses visites, pour narrer ses histoires sur la Terre, ses mystères et ses aventures. En l’écoutant parler, Shin n’avait pu s’empêcher de remarquer sa fascination et elle en avait oublié tout le reste. Elle n’avait eu plus qu’une seule conviction : celle de devoir le suivre. Bien sûr, à l’époque, il n’avait pas cru bon de stipuler qu’elle vivrait sous le même toit qu’un monstre.
- Je ne recommencerais plus.
- Tu mens, lui dit-il en désignant le plateau.
Elle serrait si fort les poings pour y maintenir sa colère que le plateau tremblait, faisant vibrer les tasses. Elle le posa promptement sur la petite déserte prévue à cet effet, près de la porte du bureau.
- Ça va peut-être te paraître surprenant, mais j’ai réellement besoin de toi, dit-il.
- En effet, c’est surprenant. Mais je serais ravie de vous aider.
- Bien ! Je pars ce soir, j’ai besoin que tu t’occupes de Jessy pendant mon absence.
Si elle l’avait encore dans les mains, Shin en aurait lâché le plateau. A la place, elle laissa ses bras tomber le long de son corps.
- Pardon ?
En guise de réponse, Joseph hocha le menton et disparut dans une grande enjambé.
- Il est sérieux ? marmonna Shin.
- Complétement !
C’était la voix de Louis qui avait répondu. Elle l’avait oublié, celui-là ! Il l’a contourna sans lui prêtait plus d’attentions, posa la main sur la poigné de le porte mais se ravisa.
- Je sais ce que tu penses d’elle…commença-t-il.
- Non !
- Bien sûr que si. C’est une hybride et tu as été élevée parmi les Prudes. Crois-moi, j’ai vécu longtemps au milieu d’eux et j’ai moi-même pu appréhender la profondeur de la haine qu’ils nous vouent.
Shin était incapable de dire s’il exprimer du dégoût, du mépris ou un certain ébahissement pour cette information.
- Tu ne fais rien pour rentrer dans nos bonnes grâces, releva Shin.
- Quoiqu’il en soit, tu devrais te méfier.
- Qu’est-ce que tu insinues ?
Amé s’esclaffa en voyant sa moue.
- Joseph apprécie ta dévotion mais peu importe à quel point tu la déteste, ce n’est rien comparé à la force de son amour pour Jessy. Rien égal les liens du sang, chez les Enfants de Tellusa. Il n’existe pas amour plus fort, plus sacré, que celui unissant des frères et sœurs.
Shin avait ouvert la bouche pour répondre. Ce qu’elle s’apprêtait à lui dire, elle n’en avait pas la moindre idée. Mais cela n’avait pas d’importance. A cet instant, Sa Majesté Thomas avait ouvert la porte. Shin ressentait déjà la douceur de sa capacité ; c’était aussi doux qu’un bain de lait.
- Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
- Rien, répondit Louis dans un sourire divin. Une petite conversation amicale. Joseph venait seulement prévenir Shin que nous partions. Il a reçu un message d’Amé. Il a besoin de nous, un hybride présumé risque de lui poser problème. Nous partons dans deux heures.
- Bien.
Louis disparut dans le bureau. Shin entendit les roulements du coffre-fort où Thomas rangeait les passeports de tout le monde et une somme importante d’argent. Tout le monde à la Citadelle connaissait le code et pouvait se servir en cas de besoin. Une trop grande preuve de confiance de la part de Sa Majesté, selon Shin.
Elle tendit un solennel signe de tête à Sa Majesté et récupéra le plateau qu’elle avait abandonné quelques minutes plus tôt. Elle préférait leur laisser leur intimité. Elle entendit au loin la mise en garde de Sa Majesté et la réponse de Louis qui lui priait d’aller se reposer.
Quand elle revint, une dizaine de minutes, des sandwichs coupés en triangle et une théière pleine plus tard, elle trouva Sa Majesté de nouveau absorbé par ses dossiers. En tâchant de ne pas le déranger, elle posa son plateau sur la déserte, et lui servit une tasse de thé qu’elle déposa sur un coin de bureau.
- Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda le souverain.
- Pardonnez-moi ?
Il releva la tête. Il avait l’air exténué, les yeux pétillants de sommeil. Pourtant, il scrutait la jeune fille avec insistance. Tant et bien, qu’elle ne put garder le silence.
- Il s’agit d’une chose que m’a dite Louis.
- Je suis ravi de constater que ses propos ne troublent pas uniquement ma personne.
Shin sourit pour mieux dissimulait l’écœurement qu’elle ressentait quant à ce sujet, ce qui ne servait strictement à rien puisqu’aucune de ses émotions n’avaient de secret pour Sa Majesté. Il eut pourtant la politesse de faire comme si de rien était. Il posa les coudes sur son bureau et glissa son menton sur ses mains jointes, prêt à l’écouter attentivement.
- Il m’a dit qu’il n’y avait pas plus fort que l’amour fraternel pour les Enfants de Tellusa, dit Shin, mais je ne suis pas certaine de comprendre.
- C’est quelque chose que les homos sapiens n’appréhendent que difficilement, siffla-t-il. C’est comme une vibration à l’intérieur de nous. Un murmure. Un appel. Une évidence. Des frères et sœurs se retrouveront toujours, quoiqu’il arrive, où qu’ils soient. Ils se comprennent mieux que quiconque. Sans avoir besoin de mots. Ils savent ce que l’autre veut, ce dont il a besoin. Ensemble, ils sont capables des meilleures choses ou des pires et peuvent se montrer extrêmement cruels l’un envers l’autre, jusqu’à vouloir se détruire. Mais si l’un vient à disparaitre, l’autre aussi, d’une certaine manière. C’est un lien éprouvant.
- Si ce lien est si spécial, pourquoi ne pas avoir épousé votre sœur ?
Il se racla la gorge en se levant et contourna le bureau lentement pour se positionner en face de Shin.
- Je te l’ai dit, c’est un lien cruel. Elle ne supportait pas l’idée que je puisse aimer une autre personne qu’elle et a usé de ses charmes pour m’en priver.
- Vos fiançailles avec Sa Majesté de Tharr-Yam furent votre réponse ?
- Mes fiançailles ont été décidées alors que je n’étais qu’enfant, ria-t-il. Et ce n’est pas là un sujet qui devrait t’intéressait. Mais, de toute façon, je n’ai jamais aimé que les hommes.
- Veuillez pardonner ma curiosité, répondit-elle en se recroquevillant un peu. je ne voulais pas vous manquer de respect.
Sa Majesté secoua la tête en rejoignant son siège, un sourire sur les lèvres, tandis que Shin se dirigeait vers la sortie.
- Pour répondre à cette question que tu n’oses pas me poser, lança Sa Majesté, oui, les hybrides aussi ressentent ce lien. Enfin, je suppose. Après tout, ils sont Enfants de Tellusa pour moitié. Alors si tu tiens un tant soit peu à Joseph, tu ne souhaiteras aucun mal à Jessica.
Là-dessus, et sans un mot, Shin disparut dans sa chambre en maugréant.
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