Chapitre 26 : la maison de l'oubli
Personne ne sait à quoi ressemble la mort, on m’avait prévenue. Mais si j’étais certaine d’une chose, c’est qu’elle ne ressemblait pas à ça !
J’avais repris conscience dans un lieu qui m’était inconnu. C’était une petite pièce d’à peine cinq mètres carrés, plongée dans le noir. J’avais d’abord cru que mes yeux ne voyaient plus, avant de comprendre qu’il n’en était rien. J’étais allongée sur un matelas posé à même le sol.
Cela faisait trois jours que j’avais repris connaissance. Du moins, je le supposai. Sans la lumière du jour, il m’était difficile de savoir précisément combien de temps s’était écoulé. La seule source de lumière était celle qui provenait du trou de la serrure.
Des bruits de pas résonnèrent de l’autre côté de la cloison. Ils étaient accompagnés d’un sifflement qui faisait frémir tout mon corps. Je me recroquevillais, ramenant mes jambes contre ma poitrine, et j’engouffrais ma tête entre mes bras.
Mickaël ouvrit la porte et se faufila à l’intérieur de ma geôle. Il fit claquer sa langue, comme si le fait que je sois à sa merci l’excitait au plus haut point. Il balança un morceau de pain sur le matelas et s’approcha dangereusement de ma position, en faisant claquer sa langue de plus belle.
J’écrasais mes oreilles avec mes paumes, cherchant à faire disparaître sa présence de mon esprit. Mais chacun de ses mouvements scindait l’air et je le savais déjà accroupi à mes côtés. Il me saisit le poignet et me balança de l’autre côté de la pièce. Mon corps encore endolori s’écrasa comme une masse sur le sol froid. Un picotement provint de mon avant-bras. Mais avant que je me redresse, Mickaël se tenait déjà face à moi et me frappa : un coup de pied dans le ventre qu’il accompagna d’un « bon appétit ! » morbide. J’étouffais la douleur dans un hoquet et il frappa une nouvelle fois avant de tourner les talons et de quitter la cellule.
Je restais allongée à même le béton, cherchant à reprendre mon souffle. J’entendis le cliquetis de la serrure et le rire affreux de mon agresseur. La douleur se dissipait de plus en plus vite à mesure que je m’habituais aux coups qu’il trouvait très amusant de me donner.
En rampant, je rejoignis ma place initiale, attrapai le morceau de pain rassît qui me servirait de déjeuner et m’assis tant bien que mal. Je croquai dedans, arrachant un petit bout que je mastiquais avec difficulté, tachant d’ignorer les petites décharges électriques que ça déclenchait dans ma bouche. Ma mâchoire inférieure me faisait atrocement mal. Mais je ne me souvenais pas de ce qui s’était passé.
Une fois le petit bout de pain au fond de mon estomac, celui-ci se mit à se contracter frénétiquement. Ça aussi c’était douloureux. Puis il grogna, m’en demandant plus, et je recommençais la torture.
J’en gardais la moitié pour plus tard, le dissimulant sous l’oreiller. Je laissai reposer ma tête en arrière contre le mur.
Je me tenais debout sur une immense étendue de neige.
Comment étais-je arrivée là ?
Je sondai les horizons frénétiquement. Rien. Il n’y avait plus rien que les petits flocons de neige qui s’écrasaient contre mon visage. Ils n’étaient pas froids. Ils étaient doux. Etrangement doux. Tel du coton.
Le brouillard était épais et je n’y voyais pas à deux mètres. J’avançais avec précaution. Je me méfiais davantage de la douleur de mes membres que d’un danger potentiel. Mais je n’avais plus mal. Je ne ressentais plus rien. Plus aucunes émotions.
La neige cessa. Brusquement. Et un torrent de pluie la remplaça. Je détestais la pluie. Je tentais de me protéger et courrai pour trouver un abri.
J’accélérais encore. Mais je semblais faire du sur place.
Dans un grognement, j’augmentais encore la cadence, poussée par une peur aveugle, jusqu'à ce que ma vue se trouble.
Mon pied se prit dans quelque chose, et je m’écroulai au sol. Quand je me redressai, la pluie avait fait disparaître toute la neige, et j’aperçu des quais et des trains.
Non, je ne voulais pas être là.
Toujours assise au milieu de la foule de voyageurs qui ne semblaient pas me voir, j’approchais mes mains de mes yeux pour essuyer l’eau qui dégoulinait sur mon visage mais elles étaient poisseuses et rouges.
J’étais assise dans une flaque de sang. Je détournai rapidement la tête, et aperçus le corps de Trent, inerte, derrière moi, une épée lui transperçant la poitrine.
Un pic de glace me transperça.
Un hurlement m’extirpa de mon cauchemar. Mon hurlement. Je cherchai à tâtons une vieille bouteille d’eau. J’avalais les quelques gouttes qu’il me restait, et me pelotonnais dans le coin de la pièce, le corps tremblant.
Mise à part la visite quotidienne de Mickaël, le reste de la journée était d’un sinistre silence. Il ne venait qu’une fois par jour. Il me balançait un bout de pain. Parfois une bouteille d’eau. Le premier jour, il l’avait vidée au trois quart, avant de la jeter contre le mur, sur lequel elle s’éclata. Et puis il m’avait frappée. Un coup au visage – c’est sûrement là que ma mâchoire fut blessée- et trois coups de pied dans le dos. Le second jour, il avait été plus clément. C’était un bon jour. J’eus le droit à du bon pain et la moitié d’une bouteille d’eau. Il ne m’avait d’ailleurs frappée qu’une seule fois : au ventre. Mais son sifflement n’avait jamais été aussi terrifiant.
Je n’avais plus réussi à fermer l’œil. L’image du corps ensanglanté de Trent semblait gravée sous mes paupières.
Le vent s’était levé à l’extérieur, un vent violent qui faisait claquer les branches des arbres alentour contre les murs de la bâtisse. Le bruit faisait résonnance à ma solitude terrorisante. Il ne faisait qu’aggraver mes cauchemars.
J’attrapais mon morceau de pain et décidai d’avaler ce qui me restait sans en avoir vraiment l’envie. Mais c’était trop douloureux, si bien que j’abandonnais la tâche dès la troisième bouchée.
Le vent s’était calmé et n’était plus qu’un léger sifflement sur lequel je focalisais mon esprit. Je me couchais sur mon matelas, trop fin pour être un minimum confortable, et m’endormis au son de cette étrange mélodie.
Le corps de Trent gisait à côté de moi. Les mains tremblantes je retirai l’arme qui le transperçait de part en part. Une giclée de sang s’échappa de la plaie. Je tentai d’arrêter l’hémorragie en appuyant de toutes mes forces.
- Trent ! Trent !
Je voulais hurler mais les sanglots m’en empêchaient.
- Je suis tellement désolée.
Je m’effondrai sur le corps de mon ami. Les passants déambulaient à nos côtés sans se soucier de nous. Et je ne leur prêtais pas plus d’attention. Je m’accrochais à Trent, continuant d’appuyer sur la plaie. Je n’y voyais plus rien à cause des larmes.
- Ça va aller Jessy.
Le murmure m’extirpa le temps d’une fraction de seconde de la douleur qui me submergeait. Je relevai la tête cherchant d’où cela provenait.
- Ça va aller.
La gare, le corps de Trent, le sang, tout avait disparu et je me retrouvais à genoux sur un tapis blanc.
Une silhouette se dessina au loin, dissimulée derrière le brouillard. Je clignai des yeux, cherchant à éclaircir ma vue, sans succès. Alors, je me redressai et me dirigeai vers elle.
C’était un petit garçon blond aux yeux bleus.
- Qui es-tu ? lui demandai-je, avec une douceur inconnue chez moi.
Il me sourit et je le reconnus.
- Joseph ?
- Ça va aller Jessy.
Je lui tendis la main mais il m’échappa, emporté par la fumée blanche.
- Tu dois te réveiller.
Le vent portait sa voix trop criarde. Ce n’était pas lui que la fumée emportait, c’était moi. Je me débâtis autant que je le pouvais, jusqu’à en avoir le souffle coupé. Je lui tendis la main. En guise de réponse, il inclina la tête, me sourit tendrement et fit volte-face.
- Maintenant ! m’ordonna-t-il avant de disparaître dans les ténèbres.
Lorsque j’ouvris les yeux, je haletais, prise entre le chagrin et la terreur. Je me redressais tant bien que mal, chassant la douleur cinglante dans mes côtes. Un frisson remonta le long de mon échine. Je relevais la tête et une ombre se déplaça près de la porte.
Le sang gicla avec violence dans mes veines et je bloquai ma respiration. Avec une énergie nouvelle je me projetais sans réfléchir contre l’angle de la pièce, à son opposé, protégeant mon visage de mes mains.
L’intrus alluma une lumière, qui pendait au bout d’une chaîne. Je n’avais jamais vu de lampe pareille.
C’était violent. Pour mes yeux et pour mon cerveau. J’enfouie ma tête dans mes bras, cherchant à fuir le feu qui avait embrassé mes iris, et provoqué une migraine.
Il me fallut quelques secondes pour m’habituer à ce surplus de clarté mais l’étranger ne bougea pas de sa position. Lorsque j’osais enfin le regarder, il me fixait, impassible, du haut de ses un mètre quatre-vingt, avec ses deux pupilles vertes émeraude, à la fois fascinantes et effrayantes. Alec. En personne.
- Tu t’es enfin décidé à venir me tuer ? crachai-je.
Il passa la main dans ses cheveux un peu trop longs, et croisa ses bras sur sa poitrine. Il portait un jean délavé, un tee-shirt noir et un gilet assorti.
- Je n’ai jamais eu l’intention de te tuer.
Son regard se durcit et je lui tenais tête, poussée par un courage nouveau.
- Quelle insolence ! rit-il alors qu’il laissa son dos basculer jusqu’au mur, sur lequel il se laissa reposer dans une posture pas du tout royale.
- Qu’est-ce que tu attends de moi ? lui demandai-je.
Il passa une nouvelle fois la main dans ses cheveux foncés.
- De toi, absolument rien. Pas encore.
Il se redressa, s’étira dans un bâillement exagéré. Il dévisagea d’un air perplexe ma couche et reposa ses yeux sur moi. Mon corps tout entier se transforma en torche humaine. Je tentais de refouler cette sensation mais il plongea son regard dans le mien et la chaleur incandescente ressurgit avec une ferveur nouvelle. Je devinais la satisfaction qu’il ressentait de me voir réagir ainsi malgré moi.
- Mais Joseph…
Il s’accroupit, passa la main sur ma joue. Je tentais de lever la mienne pour le repousser mais j’étais totalement paralysée. Il laissa son doigt rouler le long de mon oreille et glissa sur la chaine autour de mon cou. Ses lèvres se soulevèrent dans une expression sévère tandis qu’il examinait avec attention la fleur de lys qui y était accrochée. Alors, je sentais le sang battre à l’endroit même où ses doigts étaient passés. Ma respiration se fit plus forte et saccadée. La peur me consumait.
- Arrête de faire ça ! lui ordonnai-je.
Il éclata de rire. Un rire jaune, qui me glaça le sang. Et comme pour me montrer sa supériorité, il recommença. Il n’avait pas le droit de me toucher. Pas comme ça.
- Jamais Joseph ne viendra, pestiférais-je. Tu ne l’auras pas.
Alec retira sa main d’un geste vif pour la passer dans ses cheveux. Il plissa légèrement les yeux, comme si ma remarque l’avait blessé et se redressa.
- Une fleur de Lys, dit-il en désignant mon collier. Symbole de la septième lignée.
Il se tourna avec une lenteur infinie, sans jamais me perdre des yeux. Je restais prisonnière de son contrôle.
Il ouvrit la porte et gloussa :
- Ma pauvre Jessy… Evidemment qu’il viendra.
Un rire amer lui échappa tandis qui claquait la porte derrière lui.
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