Interlude 6 : Shin
Un vieux dicton tellusien disait « L’amour est un luxe que les Enfants de Tellusa n’ont pas. » On disait aussi que c’était d’autant plus vrai pour les hypersensibles.
Shin n’avait jamais compris cet adage. Elle avait appris leur histoire et plus récemment partagé leur toit. Il lui semblait bien qu’ils connaissaient l’amour, aussi bien que n’importe qui. Il suffisait de surprendre le regard de Louis sur Thomas ou d’écouter Joseph parler de Jessy pour s’apercevoir qu’ils pouvaient aimer et être aimés en retour.
Pourtant, en voyant la disposition presque inconsciente qu’avaient les terriens à tourner la tête alors qu’ils passaient devant la cabine du train à la recherche d’une place, elle comprit.
- Les Hommes sont des êtres peureux et quoi de plus effrayant que l’inexplicable attraction du mystère ?
Shin ne connaissait pas suffisamment cette voix pour la reconnaître, bien que la petite intonation chantante que prenait l’homme pour parler lui fût familière.
- Et les Enfants de Tellusa sont singulièrement mystérieux aux yeux des homos sapiens, tellusiens ou terriens, continua-t-il.
L’homme en question était avachi contre la porte, les mains croisé sur la poitrine. Il avait les cheveux bleus coiffés en raffiné désordre, les yeux bridés et tombant. Des yeux qui brillaient d’une détresse captivante.
C’était un hybride. Un renégat, même. Amé. Shin ne l’avait jamais rencontré en personne, préférant s’excuser lors de ses brefs séjours à la Citadelle. Il n’y restait jamais très longtemps, deux ou trois jours au plus, si bien qu’elle arrivait à l’éviter sans trop de difficultés. De plus, quand il était là, Son Altesse Thomas sortait davantage pour le rencontrer dans les jardins. Elle n’avait donc plus à faire des allers-retours entre ses appartements, son bureau et la cuisine pour lui servir sandwichs et tasses de thé. Enfin, en ce qui concernait Son Altesse Joseph, sa fièvre le laissait en paix. Bien qu’elle les entende tous deux souvent râler à son sujet ou le réprimander, elle avait pourtant l’impression qu’ils n’avaient plus besoin d’elle quand Amé était là.
- Aimer, c’est se libérer de la peur, lâcha-t-elle, sèchement. Les Prudes en sont le parfait exemple.
- Les Prudes n’aiment pas les Enfants de Tellusa. Ils ont juste appris à camoufler leur crainte derrière une dévotion sans faille. Et c’est parce que les hybrides, impures de sang, ne sont pas dignes de cette dévotion que vous nous haïssez autant que vous les admirez. Parce que vous ne savez pas quoi faire de toute cette terreur qui s’insinue en vous comme un serpent glisse dans les fourrés.
Il plongea son regard dans celui de la jeune fille, un regard d’une intensité nouvelle.
- Quant à l’amour, ma petite Shin, il ne libère rien du tout. Il n’est que duperie. Tout à fait envoûtante, certes, mais duperie tout de même.
La jeune fille sentit ses joues rougir en l’entendant prononcer son nom. Il le disait comme seuls ceux qui avaient vécu dans son royaume pouvaient le faire, comme si le « i » suivait le mouvement d’une vague.
- Comment va-t-il ? s’enquit-il, en désignant Son Altesse Joseph endormi sur l’autre banquette d’un mouvement de menton.
- Mal.
Le prince avait la tête coincé entre le cousin et la vitre. Pour que ce soit plus confortable, Shin avait ôté son pull et l’avait soigneusement placé sous sa joue. Depuis lors, elle le regardait dormir, enveloppé dans plusieurs couches de vestes pour se protéger du froid.
Le fait de voyager de train en train comme ils le faisaient depuis une semaine était déjà assez exténuant pour Son Altesse mais avec la fièvre, c’était encore pire. L’élixir ne suffisait plus et Shin arrivait à cours de Panamol. Elle avait la sensation que la fièvre engloutissait le garçon toujours un peu plus. Elle s’efforçait, cependant, de ne pas y penser où elle perdrait la tête.
Sans s’inquiéter de savoir où et comment il avait fait pour les retrouver, une toute petite partie de Shin était soulagé qu’Amé soit là. Mais elle aurait bien aimé que Shoshana l’accompagne.
Shoshana aussi était une hybride ; une ancienne renégate. Avec Amé, ils faisaient la paire, à ce que Shin en savait. Enfin bon, elle ne les avait vus ensemble que très rarement. Mais là, les talents d’apothicaire de Shoshana aurait été les bienvenues. Shin avait acquis quelques compétences dans le domaine mais aucunes leçons qu’elle pourrait prendre n’égaleraient jamais les aptitudes innées des apothicaires. Les Prudes disaient qu’ils pouvaient communiquer directement avec les plantes.
Amé fit un léger signe de tête à Shin, indiquant vaguement le wagon-bar. Elle ne savait pas trop quoi penser de ça. Il avait soif ?
- Shoshana est là-bas. Elle lui concocte un petit remède.
- Tu as lu dans mes pensées ? s’enquit la jeune fille, en se frottant les yeux.
- Ce n’est pas très dur, gloussa Amé.
Le peu de réconfort que Shin avait trouvé en sa présence fut dévoré par un élan de colère et de dégoût confondu. Si les hybrides partageaient les même capacités que leurs aînés Enfants de Tellusa, il y avait quelque chose de souillant dans le fait qu’un être impur s’insinue en elle de la sorte. Pire encore, il insinuait qu’elle était un esprit faible.
- Ah. Je suis fatiguée.
- Si cela peut te faire plaisir, disons que c’est pour ça.
Un petit sourire moqueur se dessina sur la bouche du garçon, bouche qu’il avait très jolie soit dit en passant. En réalisant qu’Amé devait encore lire en elle, Shin se rabroua immédiatement de s’être laisser charmer par cet être répugnant par ailleurs.
Quand elle fixa de nouveau son attention sur Son Altesse Joseph, elle remarqua, stupéfaite, qu’il fixait d’un regard absent ce qui se trouvait devant lui.
- Jessy, marmonna-t-il, Jessy.
Avant qu’elle ne s’en rende compte, Amé s’était placé à croupi proche de lui.
- J’ai entendu ton appel, lui dit-il. On s’en est occupé, elle va bien.
- Jessy, répéta-t-il en se redressant. Où est-elle ?
- A la Citadelle. Thomas et Louis s’en occupent.
Son Altesse se tourna pour lui faire face avant de se pencher vers Amé et approcha son visage si près que leurs nez pouvaient presque se toucher. Il scruta un long moment ses yeux, puis le contour de son visage. Il donnait l’impression de voir un être humain pour la première fois et cette idée terrifiante gela Shin sur place.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il enfin.
- Joseph, c’est moi, Amé.
- Amé…, répéta-t-il, comme s’il fouillait sa mémoire.
- C’est ça. Ton ami, Amé.
Son Altesse Joseph posa brusquement ses deux mains de part et d’autre de son visage et ses yeux s’écarquillèrent.
- Ce n’était pas de ta faute, lâcha-t-il en inclinant la tête sur le côté, avant de reprendre en la renversant de l’autre, puis de l’autre. Si. Non. T’a-t-il seulement aimé ? Comment peux-tu demander cela ? Sois honnête. Alors ne demande pas cela. T’a-t-il seulement aimé ? Il n’en sait rien. Si, il sait. Mais tout a changé, tout est gâché.
Il parlait avec un débit si rapide que Shin n’était pas certaine de comprendre tous les mots qu’il prononçait. Sans compter qu’il pencher la tête de manière si brusque qu’il donnait l’impression d’être deux êtres en pleine dispute ; cette idée était tout bonnement intolérable.
- Joseph ! tenta de le résonner Amé.
- Tu l’as tué, Il te hait ! répondit-il en enfonçant ses ongles dans les pommettes du garçon. Non ce n’était pas de ta faute. Une lame dans le corps. Une Ombre. Ta main sur la lame.
- Joseph, arrête !
- Et lui, l’aime-t-il ? Oui. Non. Mais le désir est roi. Laisse-le en dehors de ça ; il n’est pas question de lui, seulement de toi. Bien sûr que si, c’est une question de Louis, ce n’est jamais que ça. Une lame dans son corps. Tu le tue. Tu n’as pas le choix. T’aimes-t-il ? Non.
Amé se résout alors à lui attraper les bras, d’un geste doux mais ferme à la fois.
Avoir ce genre de réponse n’était pas aussi simple, d’ordinaire. Pour de multiples raisons. Tout d’abord, seuls les Prudes et les Enfants de Tellusa étaient autorisés à entrer en contact avec un être royal. Ensuite, même si Son Altesse Joseph avait enfermé ses capacités, il n’en restait pas moins un hypersensible, triplé d’un mnésique et d’un télékinésiste. Le toucher ainsi, c’était se livrer tout entier à son bon vouloir, sans défenses, sans secrets. Rares étaient ceux qui s’y souscrivait. Ce geste, pourtant innocent apriori, révélait bien plus sur les liens qui les unissaient que tous les mots qu’ils auraient pu dire.
Son Altesse Joseph relâcha Amé avec la même violence qu’il l’avait attrapé.
- Mon pauvre Amé, lui dit-il, le trouble gravé sur le visage.
A cet instant, il pleurait. Le garçon colérique, sûr de lui, parfois même impétueux avait disparu derrière cet être fragile, complétement égaré et même, Shin s’autorisait à peine à le penser, un peu fou. Ce n’était pas seulement triste de le voir ainsi. C’était une calamité.
Quand il se recroquevilla comme un enfant dans le coin de sa banquette, comme s’il cherchait à disparaître dans les murs, Shin prit inconsciemment la même position.
- Que lui arrive-t-il ? demanda-t-elle dans un murmure.
Elle n’espérait pas obtenir la réponse mais elle avait besoin de prononcer ces mots. Elle avait besoin de s’assurer qu’Amé venait d’assister au même cauchemar, à la même scène d’horreur qu’elle.
- Il est la Larme, répondit Amé en se relevant doucement pour venir s’assoir à côté d’elle. Il ne fait qu’un avec le Collier des Lamentations ce qui lui donne des visions du Temps. Du passé. Du futur.
Les deux mains sur les genoux, Amé parlait d’une voix éteinte sans lâcher Son Altesse Joseph des yeux. Les mots qu’il lui avait adressés, s’ils n’avaient aucun sens pour Shin, l’avaient profondément bouleversé.
- De quoi il s’agissait, à l’instant ? Du passé ou du futur ?
Amé haussa les épaules.
- Les deux, je crois.
Son Altesse qui se tenait maintenant les cheveux, se balançait d’avant en arrière dans des petits mouvements lents, en marmonnant des mots incompréhensibles.
- Le Collier l’appelle, observa Amé. Mais une part de lui refuse de le retrouver. Je crois que nous venons d’avoir un aperçu de ce qui se passe dans sa tête, à chaque instant.
- C’est…répondit Shin à court de mots.
- Ouais, c’est…
Amé non plus n’avait pas de mot suffisamment juste pour définir cette scène à laquelle ils avaient assistée et le sentiment qu’elle leur laissait.
- Qu’est-ce qu’on peut faire pour l’aider ?
- Je n’en sais rien, avoua le garçon. Mais si nous ne faisons rien, il finira par mourir, c’est certain.
A cet instant, Shoshana passa la tête par la porte. Tout habillée de noir, elle se confondait à merveille avec les ténèbres qui entouraient le train et se donner à voir par les grandes fenêtres. Shin avait l’impression qu’elles les engloutissaient et qu’elles s’insinuaient jusqu’au fond de leurs âmes. Lui revint alors les paroles d’Amé sur les Prudes. Ce qu’elle ressentait, à cet instant précis, ce n’était rien d’autre que de la terreur.
Sans se soucier de l’état quasi végétatif dans lequel Amé et Shin se trouvaient, Shoshana fit une grande enjambé vers son Altesse royal, sortit un flacon de sa poche et bientôt le parfum des fleurs emplit la cabine. Shin se focalisa dessus pour ne pas se laisser sombrer. Elle tenta de reconnaître certaines d’entre elle. Elle perçut la douceur du lys dissimulé derrière l’appel mystique de l’iris.
Un bref coup d’œil en direction d’Amé, qui avait les yeux clos et le nez légèrement relevé, lui appris que lui aussi devait s’essayer à ce genre d’expériences pour se recentrer.
- Ce mélange appelle à la rêverie, ne trouves-tu pas ? lui demanda-t-il.
- Hum.
Shin n’avait pas son talent pour les images poétiques.
- Avec ça, il sera apaisé.
Quand Shoshana sortit une seringue et un élastique marron pour faire un garrot à Son Altesse Joseph, Shin s’apprêtait à bondir, presque malgré elle. Mais Amé lui attrapa le bras. Avant qu’il ne dise quoique ce soit, cependant, Son Altesse Joseph releva la tête vers Shoshana, le regard nerveux et lui tendit le bras, sans qu’elle n’ait besoin de lui demander de le faire.
Alors Shin comprit. Il avait besoin que pour un temps elle cesse d’haïr les hybrides. Peut-être pouvait-elle-même apprendre à leur faire confiance ?
Elle fit un léger signe de tête à Amé et Shoshana piqua Son Altesse Joseph.
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