L'Incendie
« Il y a un incendie à l'Institut Mayer » dit Isy en retirant sa main de l’épaule de Wyndt alors qu’il se retourne.
Elle tient son téléphone à la main. « Je vais donner un coup de main aux pompiers ; Seren est sûrement là-bas, tu m'accompagnes ? »
Wyndt aimerait lui demander pourquoi elle semble penser que se rendre en plein désastre pourrait l'aider à se changer les idées —passer d'une ruine à l'autre. Mais Isy lui lance un regard tellement insistant que, malgré la rage qui boue à cet instant à l'intérieur de lui, il lui pose la question.
Elle semble surprise. « Sael n'avait pas un ami là-bas ? »
Bon sang.
Sky.
Il préfère sa propre voiture au bout de conduite qu’Isy lui propose et arrive avant elle sur les lieux, malgré l’arrêt qu’il a dû faire au bord de la route à cause d’une série de secousses telluriques. Elles ne sont pas rares à Hwaels depuis une vingtaine d’années et, même si les sismologues s’arrachent les cheveux pour en trouver la cause, elles n’ont encore fait aucun mort et n’inquiètent donc pas la population. À l’Institut par contre, l’ouragan de fumée est impressionnant bien que les pompiers aient presque tout éteint. Seule une aile est toujours en flammes ; le reste du bâtiment ressemble à un immeuble désaffecté.
« Ça faisait longtemps ! » le salue son amie de la brigade en ôtant son casque.
Ses habits noircis empestent le brûlé. « Tu arrives après la bataille —trop occupé à langer les écureuils ? »
Wyndt lève les yeux au ciel et elle rit.
« Que s’est-il passé ? »
Seren hausse les épaules en mentionnant l’hypothèse d’un court circuit ; derrière Wyndt, Isy se gare : il l’entend faire grincer le frein à main, puis claquer la portière.
« C’est un défilé ma parole ! » s’exclame Seren en grattant d’un ongle une cendre dans ses cheveux avant de tendre une paume potelée vers Isobel pour la saluer. « Qu’est-ce qui t’amène dans le coin ? »
« La même chose que toi, pyromane ! On sait ce qui s’est passé ? »
« On n’est pas trop sûr, on dirait qu’il y a eu plusieurs foyers d’incendie. Que veux-tu que je te dise ; on n’a pas fini d’éteindre le feu et tu aimerais que j’aie déjà réponse à tout ! »
Isy se met à rire, et Wyndt s’éloigne des deux femmes. Il vient de repérer madame Ward parmi la masse des secouristes qui s’affairent dans le parc au chevet des rescapés et décide d’aller aux nouvelles.
La directrice de l’Institut se cramponne à un attaché-case comme s’il s’agissait de sa vie. Elle écoute les murmures de deux personnes, un hurluberlu habillé comme pour une foire médiévale et une scientifique qui arbore encore son badge d’accès en sautoir, en les regardant comme s’il s’agissait d’un trou de vers subitement formé devant elle : avec terreur et incompréhension. L’incendie a dû grandement la secouer.
Wyndt profite d’une pause dans leur dialogue pour s’immiscer, et madame Ward pose sur lui un œil un peu perdu.
« Wyndt Brynmor » rappelle-t-il en lui serrant la main. « Famille d’accueil. Comment se porte Sky ? »
Les sourcils de madame Ward se froncent et sa physionomie retrouve soudain sa capacité d’indignation : elle se souvient de lui.
« Non content de noyer un de mes sujets, vous venez en voir brûler un autre ? Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? »
L’homme blond qui lui parlait pose une main sur son bras et madame Ward se fige, les dents serrées sur sa réplique. La scientifique lui souffle quelque chose à voix basse. Wyndt remarque, impatienté, un éclat de lumière sur la boucle d’oreille en forme de larme verte dans les cheveux clairs.
« Sky est encore là-haut » finit par avouer madame Ward à contrecœur. « Au deuxième étage, chambre Pourpre —elle n’est pas vraiment rouge, c’est la couleur de la porte. »
Le garde-chasse s’immobilise. « Vous voulez dire que vous n’avez pas fait évacuer le bâtiment ? »
« Bien sûr que nous avons fait évacuer le bâtiment ! » rétorque Ward avec irritation. « Mais aider Sky sera plus compliqué que le charger sur une épaule pour sortir avec. »
Elle serre si fort les mains sur son porte-documents que ses jointures deviennent blanches.
Wyndt aurait aimé se mettre en colère mais il ne ressent plus rien, juste une immense fatigue. D’un même geste, il arrache le badge d’accès aimanté sur la poitrine de la scientifique en face de lui et fait demi-tour. Il passe devant Isy, qui parle avec leur amie commune, avant de glisser sous les rubans de protection tendus afin d’interdire le périmètre et, tout aussi naturellement, se retrouve à courir vers les flammes.
*
Un pompier tente de l’arrêter, mais ne se précipite pas à sa suite (à sa perte) dans le bâtiment brûlant. Le vestibule n’est pas en feu, mais vibre comme l’air au sol d’une campagne en plein été. Cette sécheresse envahit les narines de Wyndt qui recule instinctivement, replie le bras autour de son visage en clignant des yeux. Il repère les toilettes et s’y précipite en tirant sur le tissu de son T-shirt —il lui faut le trouer contre l’un des robinets pour pouvoir en déchirer une bande qu’il trempe d’une eau déjà tiède.
Cette protection lui colle au nez et à la bouche, l’empêche de respirer normalement. Mais des relents de plastique fondu, des odeurs écœurantes et pugnaces percent déjà au travers du tissu et s’infiltrent dans ses poumons alors qu’il avale quatre à quatre les marches de l’escalier principal. En revenant devant les débris de la porte d’entrée en verre, il aperçoit brièvement Seren qui tente de persuader les autres pompiers de la laisser passer.
Chambre Pourpre. Deuxième étage.
Une fumée âcre saute au visage de Wyndt lorsqu’il pousse le battant lourd du couloir, et ses yeux pleurent bien qu’il n’a pas franchi trois mètres. Il lui est difficile de voir, ses paupières clignent incessamment dans l’atmosphère embrumée.
Il entend les flammes avant de les remarquer au tournant, bruyantes comme un coup de vent, animées et vivantes, blanches et bleues et avides… Il recule face à ces fauves sauvages, qui lèchent le plafond de leurs langues d’or fondu par l’interstice brûlé de la porte.
Le mur dévasté part en lambeaux, révélant des tiges de fer par endroits rougeoyantes qui crépitent en crachotant du plâtre. Les flammes ne se sont pas encore engouffrées dans ce couloir, trop occupées pour l’instant à lutter contre les battants du passage coupe-feu, et Wyndt s’élance tant qu’il en a le temps.
La Chambre Pourpre est noire, un morceau de suie dans ce corridor dont les cloisons fument encore. Une gueule béante de braises chaudes.
Alors qu’il hésite, interdit, un des volets de la porte cède et les flammèches s’élancent le long du mur dans une bourrasque qui le plaque d’instinct au sol. Il remarque dans la pièce obscure, entre les larmes agglutinées de ses yeux enflés, des cadavres de meubles, mais aucun corps.
L’air est plus frais à terre, c’en est presque agréable. Un instant il songe à rester allongé, mais ce serait pour ne plus se relever. Il remet en place le tissu presque sec de son foulard de fortune et se demande ce qu’il fait là.
Tombé dans ce couloir à demi calciné alors que l’immeuble entier râle, craque et claque sous la morsure de l’incendie. Il passe sa langue sur ses lèvres ; sa peau lui cuit, il a soif.
Il n’a pas subi de brûlure grave et le feu n’a pas encore pris d’assaut le corridor. Il se redresse maladroitement alors que sa tête tourne, tousse par réflexe, parce qu’il fait désormais face au brasier.
Sael a disparu et voilà que Sky est mort.
Est-il mort ?
Une bourrasque de flammes ; Wyndt pousse la porte blanche à côté de lui, « Albâtre », pour se réfugier derrière, à la recherche d’un air qui commence à lui manquer.
Il tousse de nouveau, arrache le bout de tissu qui ne le protège plus de rien, se précipite vers le lavabo proche et se brûle la main contre son robinet.
L’eau qui en sort est bouillante.
« Je n’ai pas su en prendre soin. »
Wyndt sursaute, manque de lâcher son bout de tissu trempé en se retournant, tousse de nouveau. Il a beau inspirer il manque cruellement d’air.
Assis au bord de l’ancien lit de Sael, Sky tient un petit pot de terre avec une minuscule plante morte à l’intérieur.
Une quinte de toux lui déchirant la poitrine, Wyndt noue de nouveau le foulard mouillé autour de sa bouche, attrape Sky sans discuter, le charge en travers de ses épaules et saisit la poignée de la porte pour sortir.
Il lui semble que sa main aurait dû souffrir plus de ce contact calcinant, que ses bras auraient dû sentir plus lourdement leur fardeau alors qu’à chaque instant il se demande s’il va lâcher, s’il va lâcher.
Il se retrouve dans les escaliers, l’impression d’essayer de respirer dans l’eau, un souvenir de flammes en travers du corps, un fourmillement désagréable dans la jambe.
Il n’avance plus très droit en atteignant le vestibule, alors que sa vision se brouille et qu’il n’est plus sûr d’avoir descendu les marches. Il arrache son foulard dans l’espoir de capter un peu d’air, mais ses poumons s’activent en vain. Vaguement, il croit reconnaître le visage de Seren parmi les pompiers qui se précipitent vers eux.
Il se visualise par terre à tousser comme un perdu, cherchant désespérément l’oxygène qui ne vient plus, à peu près convaincu d’avoir lâché Sky avant de s’effondrer, des mains s’affairant déjà autour de lui sans qu’il puisse en identifier l’origine.
Tout est flou, puant ; on applique une compresse humide sur les paupières, et il se laisse aller à oublier le monde.
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