Le Bonnet Rouge
Deux cambrioleuses.
Bon.
On peut faire mieux (zéro cambrioleuse), mais on peut toujours faire pire (des cambrioleuses armées par exemple).
À un bras de l’angle du mur, son arme serrée entre deux poings, Wyndt risqua un pas de côté pour jeter un coup d’œil en direction du salon où la famille Koppel était retenue contre son gré.
Un éclat de métal, et il se plaquait de nouveau contre le papier peint.
Deux cambrioleuses armées.
De l’autre côté de la porte ouverte, également dissimulée dans l’axe du montant de bois, sa partenaire fit la grimace, puis un signe de tête.
Ça va ?
Il inspira profondément. Pas trop, non. Pour une première mission sur le terrain, on pouvait faire mieux. Il inspira de nouveau.
Un signe de tête.
Ça va.
Un enfant pleurait dans le salon, des sanglots de peur que personne ne parvenait à atténuer.
La voix ferme et calme de leur capitaine d’équipe, venue en renfort lorsque le cambriolage s’était transformé en prise d’otage, résonnait dans le salon au travers de ces cris. Sans la confiance rassurante de Marie, Wyndt aurait autrement paniqué.
Son excitation à l’idée de se rendre pour la première fois sur le terrain —mission de routine, vérifier la raison du déclenchement d’une alarme— avait fondu comme neige au soleil.
Il lança un regard du côté de Babirye qui, de l’autre côté de la porte, prenait son mal en patience en suivant de son mieux le déroulement des négociations.
Contrairement à lui, elle avait déjà quelques années de terrain sous les bottes et maintenait sans peine une apparente tranquillité ; Wyndt pouvait cependant la voir se mordiller l’intérieur de la lèvre. Sa peau sombre frémissait légèrement à cet endroit-là.
Il respira calmement durant quelques instants.
Il n’y avait aucune raison que cela se passe mal. Les cambrioleuses ne sont pas forcément des tueuses. Certes, leur mauvaise posture les rendait plus dangereuses parce que désespérées, mais…
Marie passa lentement la porte à reculons, les mains levées quoi qu’elle n’ait pas lâché son arme, passant entre Wyndt et sa partenaire et bientôt suivie de sa propre coéquipière.
Elle fit un signe de tête à ses deux agents pour leur intimer la prudence.
« On recule, dit-elle. Leur voiture est arrivée. »
Babirye obtempéra immédiatement en se dirigeant vers le hall d’entrée et Wyndt se maudit d’avoir attendu une demi-seconde un complément d’instruction.
Toute la bonne volonté du monde ne peut compenser le manque d’expérience.
Marie leur fit prendre position de part et d’autre de la pièce ; Wyndt se retrouva derrière une table basse en bois vernis surmontée d’un vase en lapis lazuli vraisemblablement précieux.
Les cambrioleuses n’étaient pas venues par hasard.
Elles approchaient, d’ailleurs, l’air étonnamment confiant, poussant la famille Koppel devant elles de la pointe du canon l’une d’un fusil de chasse, l’autre d’un pistolet de tir.
Les Koppel étaient habillés pour sortir, de grosses chaussures fourrées, une veste épaisse et des manteaux, des écharpes en laine enroulées autour du cou des deux enfants, un bonnet sur chaque tête avec un pompon.
Le père portait l’enfant qui pleurait, le plus jeune, qui avait passé les bras autour de son cou. Une petite bouille reniflante aux yeux humides et au nez rouge.
La mère restait en arrière, surveillant calmement l’autre bambin que les cambrioleuses avaient gardé près d’elles.
Neuf, dix ans, songea Wyndt. L’enfant resté en arrière, la tête enfouie dans un épais bonnet de laine rouge, se frottait le bout d’un nez presque rouge avec le dos de ses moufles.
Wyndt gardait dans son axe de tir les pieds de la procession, soigneusement pointée par terre mais assez proche des criminelles pour se relever immédiatement au besoin. Luttant pour ne pas trembler, angoissé malgré les centaines d’heures d’exercice destinées à le préparer précisément à ce type de situation. Une boule étranglait son estomac sous la protection rigide du gilet pare-balle.
Ce ne serait pas à lui d’agir, de toutes façons ; bien qu’il ait donné l’alerte, il n’était plus ici qu’en renfort d’une équipe bien plus compétente.
Lui venait tout juste de rejoindre les A.S. ; il était techniquement au niveau délits mineurs et sauvetage de chatons. Babirye lui jeta un nouveau regard.
Toujours ok ?
Il lui fit signe que oui. Ou du moins que cela aurait été pire sans une mentor aussi professionnelle. Wyndt prit note de l’en remercier plus tard, pourquoi pas autour d’un verre.
« Nous allons sortir, maintenant » exposa Marie d’une voix forte et claire un peu avant de passer l’embrasure de la porte d’entrée.
« Les parents d’abord, puis mes Agents Spéciaux. »
Wyndt ravala sa salive et s’efforça de raffermir ses jambes fléchissantes. Babirye et lui formaient désormais l’arrière garde et occupaient donc la place la plus vulnérable dans l’unité.
Il se força au calme. Être brave, c’est affronter sa peur.
Plus le groupe approchait de la sortie, plus Marta Koppel semblait se tendre. Wyndt la vit jeter plusieurs regards soucieux à l’enfant qu’encadraient les cambrioleuses. L’une avait posé une main ferme sur la petite épaule pour le faire avancer, ou le retenir.
Au moment où la lumière du jour toucha la chaussure de Tonis Koppel, le regard des parents se croisa et Wyndt y surprit l’apparition d’une décision muette, suivi du plus subtil mouvement d’acquiescement du père.
Dans le même temps, les deux cambrioleuses se tournaient vers Wyndt et Babirye, seuls agents encore présents avec elles dans la pièce, si vite que Wyndt n’eut pas le temps de relever son arme.
Choc violent au niveau du ventre —puis une autre explosion de douleur aiguë à la poitrine, qui lui coupa la respiration alors que plusieurs coups de feu éclataient dans les airs.
Malgré son gilet protecteur, l’impact le projeta en arrière contre le mur —par réflexe, alors que son arme, suivant la trajectoire de sa main, se retrouvait à mi-hauteur, il appuya sur la détente.
Juste avant que sa tête ne heurte le béton il remarqua l’explosion rouge formée par la tête de l’enfant dans les bras de son père, une gerbe de couleur dont il aurait pu décrire chaque détail —une image qui lui parut un instant immortelle et hors du temps.
Puis il percuta le mur et s’effondra, se rendit compte que des cris résonnaient dans le bourdonnement de ses oreilles, que des coups de feu étaient encore tirés. Le souffle coupé par la douleur, il se força à se redresser sur un coude, s’exhortant sans y parvenir à se relever, l’esprit asphyxié par l’angoisse et cette image de crâne éclaté.
Babirye gisait à terre de l’autre côté de la pièce, sur le dos, le regard fixe. Il pouvait voir la racine de ses dents sur le côté de la mâchoire.
Tombée de côté, la criminelle qui lui avait tiré dessus ne remuait pas non plus. Celle qui avait voulu tuer Wyndt gisait à présent sur le ventre, sur le ventre parce qu’on lui avait tiré dans le dos —dans le dos parce que Babirye, alors que l’autre femme pointait son arme sur elle, avait choisi de protéger Wyndt.
Ses jambes tremblaient.
Il se redressa lentement, comme si le monde pesait soudain des tonnes. Il était glacé.
Marta Koppel était morte, visiblement tuée peu après Babirye. Le père et l’autre…
Wyndt secoua la tête pour en chasser l’image qui y restait gravée, son doigt sur la détente alors qu’il était projeté en arrière, le bruit du coup de feu, la gerbe rouge dans les airs.
Assis entre tous ces morts, il restait l’enfant au bonnet rouge.
Depuis un moment, quelqu’un s’agitait devant Wyndt, Marie essayait de lui parler, de le faire réagir ; il remarqua que ses lèvres bougeaient, mais lui n’entendait qu’un sifflement.
Une explosion rouge. Une gerbe de sang.
Il avait moins froid, on l’avait enveloppé d’une couverture. Des agents avaient délimité le périmètre et embarquaient déjà les corps.
Il n’y avait plus personne, mais Wyndt croyait encore voir le petit enfant dans son bonnet rouge assis au milieu de la pièce, sonné, deux moufles retenues par des fils pendant sur le parquet.
Son doigt sur la détente. La résistance du métal quand il avait tiré.
Le bouquet de fleurs rouges s’élevant dans les airs.
Il avait mal à la tête. Il s’était cogné. Il s’en souvenait maintenant.
Son épaule aussi était douloureuse.
Ses côtes, et sa poitrine.
Sa chemise était ouverte ; quelqu’un l’avait examiné. Sa veste protectrice reposait désormais sur une chaise. Un éclat rouge dans sa mémoire.
Des bleus jaune et mauve sur sa peau, qui déjà se violaçaient.
L’enfant assis au milieu de la pièce.
Wyndt ferma les yeux pour ne plus voir tout ça, le mettre de côté, penser à autre chose.
Derrière ses yeux fermés explosaient encore et encore des bouquets de fleurs rouges.
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