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Jusqu'ici, toutes les théories de Youri s’avéraient, mais il garderait pour lui la suite de ses pensées. Ses followers n'avaient pas à savoir qu'au fond, Youri se doutait qu'un gain bien plus important l'attendait quelque part dans les parages, et qu'il n'avait qu'à bien ouvrir ses sens pour comprendre ce qu'il ne voyait pas pour le moment. Il ne faisait pas partie du spectacle comme s'amusaient à le prétendre certains trolls sur son live. S'il avait été complice de cette mise en scène, pour sûr, il aurait gagné en visibilité sur la toile, et très certainement encore, son nom aurait été connu de tous. Mais Youri n'était pas dupe : ceux qui travaillaient pour Eyewright Inc. étaient déjà vendus, et la compagnie ne gagnait rien à soudoyer un homme soumis.

L'influenceur se laisserait acheter, mais il avait un prix. Il se ferait désirer, il tirerait sur la manche jusqu'à ce que la gloire coule à flot. Youri rêvait en grand, aussi.

Il se souvenait de la première révélation choc de Eyewright Inc. Dans une entrevue avec un journal britannique, la compagnie avait révélé une tragique histoire survenue dans leurs premiers locaux, en 1990. A l'époque, ils n'avaient qu'une vingtaine d'employés, et parmi eux, des étudiants en stage. Probablement à cause de la rancœur des gens à propos des tueries dans les écoles américaines, l'entrevue avait beaucoup ému. Il était fait mention d'un incident où un stagiaire d'à peine 18 ans avait ouvert le feu sur ses collègues et tué 4 mères de famille au passage. La toile s'était enflammée : qui étaient derrière Eyewright Inc. et pourquoi n'entendait-on plus parler d'eux qu'aujourd'hui ? Alors, tout ce qui a été dit plus tôt avait été déterré. Cependant, c'était à peu près tout ce qu'on connaissait de la compagnie à l’époque. Et soudain, un mystérieux tweet, publié par un auteur intraçable, ni par son adresse IP, ni par les informations de son profil, vint à pointer du doigt qu'en vérité, il était fait mention de Eyewright Inc. dans Medical Farm, un film d'action psychologique mettant en scène Janet Dustin et qui avait gagné plusieurs prix, deux ans plus tôt.

Le message comportait une capture d'écran qui fut retweetée plus d'un million de fois. Sur celle-ci, une scène culte du film, et cerclé de rouge, le logo bien caché de la compagnie. Par la suite, de nouvelles sources prouvèrent qu'en vérité, le logo avait été inséré dans plusieurs décors du film, comme un message subliminal. D'ailleurs, les théories à ce sujet ne manquèrent pas d'abonder sur le web.

La toile s'était enflammée après que Eyewright Inc. eut accepté de tout dévoiler sur la fameuse tragédie de 1990 dans un documentaire de 120 minutes disponible sur Netflix. Des bouts du long métrage avaient fuité sur les réseaux sociaux, lui permettant une meilleure visibilité et assurant à Netflix de nouveaux abonnés chez ceux qui souhaiteraient absolument voir le reportage après avoir vu les aperçus ailleurs. C'était leur stratégie publicitaire - pour le film, oui, mais surtout pour gonfler leur réputation intrigante. Dans le long-métrage, une entrevue exclusive du tireur fou de 1990, toujours derrière les barreaux à ce jour. De plus, les témoignages émouvants des enfants aujourd’hui adultes qui avaient perdus leur mère ce triste jour-là. Quelques employés de l'époque prenaient aussi la parole pour relater de ce qui s'était passé.

Tous s'entendaient pour assurer que c'était une terrible tragédie, et que le monde était injuste d'avoir laissé un tel drame passer sous le radar en fin du vingtième siècle. En effet, personne n'avait eu vent des événements, même si quelques-uns étaient persuadés du contraire.

Dans tous les cas, à présent, tout le monde se demandait quelle merveille préparait la compagnie. Si le géant de l'informatique n'avait fait absolument aucune déclaration à ce sujet encore, chacun s'entendait pourtant à dire que de toute évidence, ils cachaient quelque chose de gros. Le triangle des Bermudes, disaient certains. La preuve de l’Antéchrist, disaient d’autres.

Youri s'était - encore, comme ça lui arrivait souvent - perdu dans ses pensées. Merde ! pensa-t-il en souriant à la caméra du live d'où ses abonnés s'amusaient de sa "sale tronche", "t'es dans la lune, mon pote !", "Youri, wake up !".

Aaah ! Vous me connaissez bien, les mecs. Trop bien, d'ailleurs ! A tel point que je parie que vous saviez à quoi je pensais à l'instant même.

Depuis un moment, l'animateur ne faisait plus que danser et amuser la foule qui débordait d'énergie. En vérité, Eyewright Inc. a engagé un clown. C'est une distraction, c'est évident, se dit le jeune homme.

Suivez-moi, chuchota-t-il à ses abonnés.

Les commentaires ne se firent pas attendre. Emojis, jurons et autres vulgarités tonnèrent : Youri leur faisait manquer toute l'action ! Qu'il revienne sur ses pas, et presto ! Mais l'influenceur leur fit un clin d'œil assuré et continua son chemin vers la porte du magasin. Il avait une idée d'où il s'en allait, mais ce n'était encore qu'une idée vague. Il espérait ne pas se tromper, car déjà le flux de ses followers commençait à tirer de la manche. Youri décida alors d'improviser une nouvelle capsule tandis qu'il tentait de repérer subtilement un indice prouvant qu'il avait eu raison de quitter la foule endiablée du magasin de jeux vidéo.

Bon, les mecs. Parlons de Eyewright Inc. Vous trouvez pas bizarre qu'ils fassent leur grande annonce dans un lieu aussi miteux ? Moi, si.

Il ralentit le pas pour lire quelques commentaires, puis renifla en hochant du chef.

Ouais, je suis d'accord. C'était louche, ce truc ! Pas réglo, pas rigolo. T'as raison Benito. Mais moi, ce que je pense, c'est que la compagnie, là...

Youri se tapota la tête d'un doigt.

Ils sont pas des idiots. Il y avait une raison à cette annonce improvisée. Et je veux dire, oui, évidemment, ça va leur faire de la visibilité et tout le monde saura qu'ils seront en live le 13 mars, ouais, ouais...

Il était essoufflé car il s'était mis à marcher d'un pas vif. Le centre commercial étant assez petit, il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour trouver les locaux des employés. Youri se souvenait, lorsqu'il travaillait chez McDonald, ils avaient une fois accueilli un véritable clown pour la fête d'un enfant. Celui-ci avait fait gonfler un ballon qu'il avait collé à la porte de la salle des employés pour signifier qu'il s'y reposait. Youri ne pouvait s'empêcher de comparer le représentant à ce clown. Ainsi, il cherchait un signe quelconque sur les trois portes des locaux des employés.

Et bingo. Le logo de la compagnie avait été apposée, pratiquement transparent, sur l'une des portes, et barré d'un S. Le même S que l'on retrouvait dans la mystérieuse publicité qui défilait sur le net depuis un mois déjà.

Je-le-savais ! s'écria Youri avant de s'étamper la main sur la bouche pour étouffer un éclat de rire.

Il reprit son souffle, béant devant ses abonnés qui ne comprenaient rien à l'enthousiasme soudain de l'influenceur et qui gagnaient en frustration.

D'accord, d'accord ! Bon, vous voyez, ça ?

Il cibla le logo avec son appareil, puis se recadra.

Ça vous rappelle un truc ?

"Les backrooms !", "L'effet papillon !", "C'est la pub d'Eyewright !". Toutes ces réponses étaient somme toute bonnes. Les théories avaient enflammé la toile sur ce que signifiait la fameuse publicité qui ne représentait absolument rien d'autre que le logo de la compagnie, barré d'un grand S qui pulsait en rouge. La musique qui accompagnait la courte vidéo était ce qui animait le plus les débats. Certains juraient connaître la mélodie, d'autres prétendaient qu'il s'agissait d'un son conçu exprès pour hypnotiser ou tuer les neurones. Ceux qui en parlaient comme d'un souvenir oublié se référaient aux histoires de creepypasta telles que les backrooms, et au phénomène de l'effet papillon qui décrivait de communément se souvenir d'un détail qui n'a vraisemblablement jamais existé. Les exemples abondaient sur le net.

Youri taquina l'audience. Il prétendit cogner à la porte, retenir son geste, recommencer. Le flux de curieux sur son live avait décuplé cette fois et il continuait de gagner en visiteurs qui s'abonnaient ou posaient des questions du genre "Je suis où ?" ou "C'est quoi le sujet ?". Tant mieux, ils seraient nombreux à assister à son triomphe. Il le sentait qui n'était plus qu'à un centime de lui. Son téléphone surchauffait, lui était en extase.

Il prit un air sérieux et se refit une beauté devant la caméra, puis :

Je cogne ?

Des "Oui, putain !" fusèrent, mais aussi quelques "Non, surtout pas !" Pourtant, au moment où il allait vraiment cogner, la porte s'ouvrit. Un agent de sécurité baraqué apparut et Youri perdit toute consistance. L'homme avait l'air mauvais. Il montrait littéralement les dents, et ses narines palpitaient. Pourtant, il lui tendait une boîte avec un joli ruban.

Cadeau, gronda-t-il.

Youri se saisit du paquet, tremblant comme une feuille. La porte se referma pratiquement sur lui. Avec son téléphone qui frémissait dans sa main, il fixa l'objectif sur le fameux cadeau et demanda à ses followers s'il n'avait pas bien fait de suivre son instinct.

Putain, j'étais à deux doigts d'y passer, là ! Hein les gars ?

Et il éclata de rire tout en reprenant son souffle. Il ne savait pas ce que contenait le boîtier scellé, et il proposa à ses abonnés de se retrouver pour un prochain live où il déballerait le paquet devant eux.

Le flot commença à ralentir, les gens quittaient le live lentement mais sûrement, satisfaits de la tournure des choses. Youri rangea son téléphone dans sa poche et s'assit non loin des bureaux en soufflant. Cet événement l'avait épuisé, tout comme de maintenir le live en continu sans perdre la face. Lorsqu'il avait décidé de se fier à son instinct et de suivre son propre chemin jusqu'aux petits locaux, une part de lui était persuadée de marquer la fin de sa toute fraîche carrière. Pourtant, rien de tel n'était arrivé, bien au contraire. Youri pouvait se vanter d'avoir eu raison sur toute la ligne, et il n'en était pas peu fier. Sa boîte-cadeau à la main, il comptait bien attendre le représentant de Eyewright Inc., qui devait avoir été retenu à la boutique pour répondre aux questions des badauds attroupés.

Soudain, la porte du local se rouvrit sur une majestueuse femme se tenant de profil. Son regard rencontra celui de Youri, et elle baissa la tête avec un petit sourire de prédateur. Ou charismatique ? Difficile à dire, mais en tout cas, le jeune homme était tout à fait époustouflé. Elle lui fit un discret signe de se lever, et aussitôt, il était debout et s'avançait vers elle.

Youri sentait sa chance lui sourire. La femme l'invitait d'un mouvement gracieux à la suivre dans le local duquel s'échappait une douce musique - celle de l'épique publicité qui allait jusqu'à se faufiler dans les songes, la nuit. Il savait qu'il allait à la rencontre de sa destinée : la gloire et le succès assurées, offerts sur un plateau d'argent, rien que pour lui.

Et l'influenceur disparut à la suite de l'envoûtante femme, qui ferma doucement la porte derrière elle en s'assurant d'abord de retirer le collant du logo de l'entreprise sur la porte.

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