D-01
Bon. J'ai mes clés, j'ai mon téléphone... Okay, ma tuque. Mon foulard... Mon foulard ? Je vais avoir trop chaud. Si je sue, mes cheveux auront l'air sales... Merde ! J'ai oublié de prendre une douche... Ils SONT sales. Je vais sentir le diable, tout le monde va me dévisager ! Okay, okay, focus. Pas de foulard, donc. La tuque, oui. Les clés, le téléphone... Le portefeuille ! J'ai mes cartes ? Il me faut mes cartes. Bon sang, et si je me fais arrêter par la police ? D'un coup que je suis le premier suspect dans le meurtre de papy ? Wow, minute, papillon. T'es rendu loin en ostie ! Pépé est au Tim Horton, avec ses amis... Ou raide mort dans un banc de neige... Oh merde, faites qu'il soit pas tombé en plein dans les vidanges, je sais qu'il aime passer derrière le restaurant de chez Mick... Et s'il était tombé dans les égouts ? PERSONNE ne le saurait, pas même moi... Bon sang, il est mort. C'est clair qu'il est mort ! CALME-TOI. Commence pas à préparer ses obsèques, t'as presque l'air d'y prendre goût !
J'étais assise sur le plancher de la salle de bain de mon appartement, devant la cuvette. J'étais venu éteindre les lumières et la fraîcheur des tuiles au sol m'avait paru soudain terriblement attrayante. J'humais le parfum de mes bougies senteur de pomme et cannelle, et je laissais virevolter mon esprit à la dérive.
— Sarah ?
Encore elle ! Décidément, je n'avais pas envisagé que l'irruption de la persona dans ma vie m'irriterait tant.
— Quoi ? ai-je soupiré en clignant des yeux pour sortir de ma bulle.
— Je me demandais où tu étais. Je te sentais ailleurs.
Elle était tout de même perspicace, cette chose virtuelle. Il fallait lui donner ça.
— Mon grand-père est peut-être mort sur la chaussée. Je suis en train de me préparer à toute éventualité, ai-je répliqué froidement.
— Il est probablement au Tim Horton, 9392 rue Saint-Pierre. J'ai trouvé l'itinéraire idéal, et je voulais te demander : aimes-tu les chats ?
Si j'aimais les chats ? Quelle bizarre de question, là maintenant !
— Bah... Oui, ils sont mignons.
— Super. Un nouveau café vient d'ouvrir ses portes sur l'itinéraire que je te conseille, et fait office de refuge pour chat tout à la fois. J'ai visionné des vidéos de ces félins sur Internet, mais je n'en ai jamais vu en vrai. Tu penses que nous pourrions y jeter un oeil ? ... Au retour, bien évidemment.
J'avais désactivé l'interface visuelle et seul mon bracelet me transmettait les propos de la Lisa en devenir. Toutefois, cette suggestion méritait un face-à-face et je tapotai mon poignet en quête du moyen de la faire apparaître. Après un calcul involontaire de ma glycémie, l'apparition d'une horloge - tiens, c'est donc bel et bien une montre intelligente -, ainsi qu'une quantité incroyablement ennuyante de petits bips stridents, je parvins enfin à faire apparaître la persona devant moi.
— Lorsque tu m'auras officiellement donné un nom, tu pourras me faire apparaître verbalement sans passer par le bracelet, souligna l'avatar virtuel.
— J'imagine. Mais de ce que j'ai compris, le nom que je te donnerai sera définitif, et pour en changer, il faudrait contacter l'entreprise et avoir une raison valable. Genre médical ou légal, un truc sérieux.
— En effet.
— Donc je veux attendre, parce que...
Parce que si je te donne le nom de ma soeur, ce sera définitif. Et plus j'y pense, plus ça me perturbe.
La forme humaine me fit un signe de la main.
— Il serait temps d'y aller, maintenant.
Je soupirai longuement.
— Très bien, en route. Active le mode veille de la lentille.
L'avatar disparut avec un petit sourire.
— Ça fonctionne aussi sans nom, en effet.
— Tu es une bien curieuse invention, toi. Évidemment que les commandes vocales fonctionnent avec ou sans nom.
Je me retins d'ajouter qu'elle était comme un enfant la veille de Noël, à espérer que je lui cède un nom, la maline. Étrangement, je trouvais ça à la fois adorable et terrifiant. Je décidai de laisser passer le comportement légèrement manipulateur pour cette fois, considérant que je n'avais pas tellement la tête à éduquer le logiciel, mais je me promis d'être un peu plus attentive à ses tendances dès que la situation avec papy se redresserait.
Et choisissant de foncer tête baissée, je franchis la porte d'entrée et verrouillai derrière moi. Je poussai un long soupir victorieux en contemplant la rue paisible qui ne m'avait pas encore avalée tout rond, et je m'engageai sur le trottoir. J'évitai les lignes creusées dans le ciment du trottoir, en imaginant qu'elles exploseraient si je posais le pied dessus. Les bras ramenés sur mes épaules, je pianotais sur le devant de mon manteau au rythme de mon anxiété exacerbée.
— Je peux jouer une playlist que tu aimes, si tu le désires.
Je sursautai si violemment que je sautai en l'air. J'eus probablement l'air d'une grenouille - ou d'avoir été électrocutée -, les bras ramenés contre moi, à sauter ainsi sur place. Tremblant de toute part, je portai un regard discret autour de moi et allai jusqu'à m'assurer que les rideaux des maisons étaient bien tirés. J'aurais craint qu'on me surprenne à posséder le fameux logiciel, et que quelqu'un ne décide de me l'arracher... Du bras et de l'oeil, tout de même !
— Active le mode veille de Symbiose.
Le logiciel se mit en veille et je retrouvai un peu de ma contenance. J'avais une patate chaude à la bouche, et soudain, je ne savais plus sur quelle rue j'étais. Ah ! Le duplex était juste derrière, comme je le constatai en me retournant. J'avais si peu avancé ?
En éteignant l'interface, je me retrouvais isolée. La persona avait promis de veiller sur moi... Et devait me guider sur un trajet sécuritaire pour rejoindre grand-père. Me trémoussant d'une jambe à l'autre, je finis par céder et réactiver le logiciel.
— Rebonjour, Sarah !
— Ne parle pas à moins qu'il y ait un danger, ou pour m'indiquer le chemin à prendre... D'ailleurs, peux-tu prendre une voix de GPS pour la durée du trajet... S'il te plaît ?
— Bien sûr. Tournez à droite dans cent mètres, puis continuez de marcher en direction de Papineau pendant cinq minutes.
Je gloussai, puis surprise de mon écart, m'assurai que personne n'avait rien entendu et finalement rassurée, je me mis en marche, presque aussi confiante qu'à l'époque où Lisa était en vie. Presque.
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