6° Ecluse

2 minutes de lecture

Sixième écluse. Je continue à descendre les degrés qui ne sont qu’un retour amont, qu’une retrouvaille de lieux et d’amis ensevelis dans le lit profond du souvenir. De bois quelle était, la barque est devenue de tôle noire, munie de lourds avirons. Je suis sur la rivière de mon enfance, cette Leyre si plaisante, si rustique, bordée du rideau des aulnes, regardée de haut par les torches des peupliers. Je godille entre les touffes des roseaux, je franchis les minces détroits semés de cailloux, je serpente parmi le peuple des nénuphars. J’ai dans les dix ans et toute la vie devant moi pour explorer ce site qui m’appartient, avec lequel j’entretiens une filiale union. Sur la haute falaise, les premières maisons de Beaulieu, les touffes de lilas odorants, les jardins potagers où court l’eau fraîche qui abreuve les légumes. Le bruit des avirons qui heurtent la feuille d’eau à intervalles réguliers est le métronome de cette vie paisible, presque immobile, sauf les trajets syncopés des libellules, le cri parfois d’un pic-vert dérangé dans son labeur têtu, obstiné, devenu presque immémorial. La barque glisse parmi les noisetiers de la rive qui sèment leurs chatons à la volée. Elle dépasse la Grève de Talbert, là où le courant s’accentue, laissant la place à de rapides tourbillons.

Des craquements dans la coque, des sortes de torsions, comme si le métal convulsait pris par une étrange danse de saint Guy. La tôle semble s’enrouler sur elle-même, donnant naissance à des volutes. La traverse de bois sur laquelle je suis assis devient plus souple. L’embarcation étrécit, si bien que je sens tout contre mon corps palpiter ses flancs légers, ses flancs de roseaux. Oui, de roseaux, il me faut me rendre à l’évidence. Ma barque est devenue ce genre de périssoire à la poupe relevée, à la proue animalière, pareille à celles qui flottent en Bolivie sur les eaux limpides du Lac Titicaca. Ma tête de jeune enfant s’est vêtue du ‘chullo’, ce couvre-chef tricoté pourvu de cache-oreilles, prolongé par une tresse de couleur foncée. En diagonale, autour de ma poitrine, un ample châle tricoté, retenu par un nœud sur le devant, un poncho fleuri armorié de broderies aux couleurs vives, large pantalon de toile beige.

Mes mains sont tannées, colorées par la vive lueur du soleil, l’air vif de l’altitude de l’Altiplano, les éclats qui proviennent des miroitements intenses du Salar de Uyuni, là-bas au loin, mais infiniment présents dans ma neuve conscience. C’est comme si je naissais dans un nouvel ordre du Monde, façonné à la seule force de mon imaginaire, bâti au regard de mes affinités, élaboré selon la pliure de mes plus vifs désirs. Juste un Monde pour moi, un microcosme intime, un jeu de construction tissé des dentelles du rêve. Suis-je heureux ? Nul n’est besoin de poser la question, certaines évidences se lèvent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de les solliciter, de les obliger à sortir d’une coquille qui les enclorait dans un vain mystère.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire jean-paul vialard ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0