Scène 5. Leçon de vie
Les rideaux s'ouvrent.
Yves est avachi sur la banquette, le regard perdu derrière la vitre. Il s’est calmé. Il a les larmes aux yeux.
YVES. T’aurais été là… Sur cette plage. Même avec c’temps pourri, tu serais allé mettre les pieds dans l’eau. Ou t’aurais été là… Assise devant moi. Tu m’aurais regardé sourire, sauf quand j’avais bu un verre de trop. Pour ça, t’avais de la patience hein… T’as été patiente avec moi, jusqu'à la fin. Bordel… J’aurai dû arrêter mes conneries avant ! On aurait profité de la vie ensemble, t’aurais pas eu besoin de t’inquiéter pour moi et t’aurais peut-être accepté…
Morane… Ton nom me manque. L’entendre, le dire, le souffler… Il sonne comme une vieille comptine. Déjà.
J’oublie qu’il y a deux semaines tu me souriais encore de ta fenêtre. J’oublie qu’il y a deux semaines tu étais encore là pour m’empêcher de finir la bouteille. J’oublie. J’oublie tout. J’oublie même les principes. J’aurai dû arrêter de boire ce soir, j’aurai dû arrêter en ton honneur. Mais rien de c’que j'fais ne t'honore.
Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je… bordel de merde !
Il s'effondre sur la table en face de lui et pleure. Victor entre dans la salle avec la bouteille qu’il a remplie d’eau.
VICTOR. Monsieur ? Je… vous ai apporté de l’eau
Yves relève la tête, les yeux rougis.
YVES. Ah… merci gamin.
Victor s'assied en face de lui. Il ne parle pas, il reste là et regarde là où regardait Yves précédemment.
YVES. Tu es déjà tombé amoureux ?
Victor est surpris, puis réfléchit.
VICTOR. Oui, je crois. Une ou deux fois.
Temps.
VICTOR. Et vous ?
YVES. Oui. Deux fois.
Temps.
VICTOR. Pourquoi pleurez-vous ?
YVES. À cause de l’une d’elle.
VICTOR. Elle vous a blessé ?
YVES. Oh non, non, non. Elle n’a rien fait de mal. Elle ne m’a jamais blessé, et elle ne l’aurait jamais fait.
Temps.
VICTOR. Elle était comment ?
YVES. Magnifique. Douce. Rayonnante. Sensible. Elle avait bien un défaut : s’occuper trop des autres et garder pour elle tellement de secrets.
VICTOR. C’est un défaut pour vous ? D’avoir des secrets.
YVES. On peut avoir des secrets. Mais pas pour tout le monde.
VICTOR. Vous étiez l’un de ses confidents ?
YVES. Non… Je ne sais pas si elle en avait.
VICTOR. Alors, qu'est-ce qui vous dit qu’elle avait des secrets ?
YVES. Ses yeux, jeune homme. Ses yeux.
Temps.
VICTOR. La première fois que je suis tombé amoureux, je ne le savais même pas. Je l’ai compris plus tard, après m’être éloigné d’elle. Et la deuxième fois, j’ai cru que je l’étais.
YVES. Elle t’a blessé ?
Victor réfléchit.
VICTOR. Oui. Je pensais la connaître, mais de toute évidence, je me suis trompé.
YVES. Tu n’as pas su lire ses yeux…
Temps.
VICTOR. Et vous voyez quoi dans les miens ?
Temps.
YVES. Rien. Quelle question... Je te connais pas bonhomme, comment veux-tu que je devine ce qu'il y a caché dans tes yeux ?
Temps.
VICTOR. J’ai du mal à comprendre ce que les gens attendent de moi.
YVES. Qu'est-ce que tu aimerais qu’ils attendent de toi ?
Temps.
VICTOR. Rien. J’aimerai m’aimer et qu’on m’aime pour ce que je suis.
Temps.
YVES. Il faut parfois savoir changer la personne que tu es. Tout dépend de qui tu crois être… Fait des efforts pour devenir la meilleure version de toi-même. Tu peux pas rester dans ta merde et espérer que quelqu’un trouvera ça joli… Que crois-tu être, bonhomme ?
Temps.
VICTOR. Je ne sais pas.
YVES. Tout se confond hein ? L’image que tu as de toi, l’image que les autres te donnent…
VICTOR. Je suis tout à la fois. Je suis moi. Je suis ma mère. Je suis mon père. Je suis les expériences. Je suis les déceptions. Je suis les espoirs. Je suis les doutes. Mais comment toutes ces choses peuvent-elles se rassembler pour ne faire qu’un ?
YVES. Je suppose que c’est ce qui fait notre singularité.
VICTOR. Peut-être que le monde serait meilleur si nous n’étions pas tous si différents.
YVES. Si c’était le cas, le monde serait ennuyeux.
VICTOR. Peut-être que l'ennui est préférable aux désaccords.
YVES. Les désaccords font grandir.
VICTOR. Pour moi, ils détruisent.
YVES. C’est que tu es faible.
VICTOR. Je ne vous permet pas.
YVES. Écoute moi gamin, la vie elle est pas censé être reposante. Il est clair que certains la vivent plus difficilement que d’autres. Mais parfois, on remarque que ceux qui ont la vie la plus difficile sont ceux qui s’en sortent le mieux. Ca c’est parce qu'ils savent ce qu’est la véritable douleur, alors ils se contentent plus facilement de la vie et ses p’tits combats. J’ai honte d’admettre que j’fais partie des faibles. Regarde-moi, souillé par tout cet alcool. Je dramatise tout. J’suis incapable de me retrouver seul sinon j’fais des conneries. J’ai toujours l’impression qu’la vie s’acharne sur moi, alors qu'en réalité je suis le seul responsable de ce qui m'arrive.
Tu seras heureux quand tu comprendras qu’la vie a toujours été et sera toujours noire et blanche.
VICTOR. Pourquoi me dites-vous tout ça ?
YVES. Parce que j’le sais, mais j’l’ai pas compris. Et que peut-être toi, tu le comprendras.
Temps.
VICTOR. Je suppose que je dois vous remercier.
YVES. Oui. Mais pas tout de suite. Tu me remercieras quand t’auras compris.
Temps.
Marie entre dans la salle, un manteau d’hiver sur les épaules. Elle est calme.
MARIE. Je vais devoir partir pour la nuit… Si vous avez un problème, appelez-moi.
Temps.
MARIE. (hésitante) Yves ?
YVES. Mmh ?
MARIE. Non… Rien, oublie.
Marie sort de la salle.
YVES. Même après trois ans, elle est toujours aussi frileuse.
Les rideaux se ferment.
Annotations