Le boulier (Partie 1/2)

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 Je flâne dans les rues de Paris. Proche de Saint-Ouen, quartier des puces. Une légère bruine tombe et je m’ennuie. Je m’arrête, las de déambulations entre les étals de marchands de contrefaçons. Une vitrine attire mon regard, l’une de ces boutiques qui sentent la poussière et le bois, où tout s’accumule sans jamais trouver sa place. Un bazar de trésors pour les nostalgiques. Je m’essuie les pieds, je pousse la porte. Un homme, celui que vous vous attendez à trouver, fondue dans le décor, trop usé par le temps pour travailler, qui vous teste du coin de l’œil comme pour vous dire « Qu’est-ce que tu fous là toi ? Tu n’y connais rien. ». Il reprend sa lecture, je ne suis pas digne de son intérêt.

 Je visite timidement sa tanière, mon regard ne se fixe pas. Des bustes froids, des maquettes de galions, des bronzes d’animaux, de vieilles commodes qui nécessitent une grue pour les soulever. Comment-ont-elles passées la porte d’ailleurs ? Je passe devant une bibliothèque au croisement d’une armure de samouraï dont le prix dépasse l’entendement. Je m’arrête quelques secondes pour apprécier le parcours d’un ancien train miniature. Il déambule sur une table dans un petit quartier de bâtiments de vieux papiers et de grimoires d’antan. Je suis finalement attiré par un abaque qui trône, oublié, acculé sur un fauteuil du second empire entre une veste en laine cardée reposant sur l’accoudoir et une pile de magazines jaunis par le temps. 

 Je le saisis dans mes mains, un boulier en bois de cèdre teinté d’un rouge-rose, un travail d’artiste avec deux sculptures de femmes jouant avec des instruments venus d’Asie à chaque extrémité. L’observer est reposant, il pourrait aisément prendre place sur mon bureau. Pas besoin de se convaincre, il le gouvernera. Je recule de quelques pas pour le contempler à la lumière du jour. Sentant un obstacle, je me tourne brusquement. L’antiquaire. Il ne me sermonne pas il remet au contraire ses lunettes stupéfait.

— On dirait qu’il vous a choisi, grommelle-t-il. Sans politesse, je m’attaque à l’essentiel. 

— Combien ?

— Trois mille cinq cents euros. 

 Mes yeux s’écarquillent « Comment est-ce possible ? » mais il ne l’entend pas. Tout qu’il voit c’est mon expression se décomposer. Je tends le boulier vers lui.

— Vraiment ? 

— Vous n’y connaissez rien je me trompe ?

 Mon front se plisse. Il continue, aboyant sans crier, humiliant sans dire. L’hospitalité parisienne.

— Je ne vends pas à ceux qui ne connaissent rien, surtout, pas la valeur des objets qu’ils touchent. 

 Je m’énerve, j’enrage. Un vieux acariâtre planqué dans une antiquaire qui subsiste par on ne sait quel moyen. J’aurais ce boulier. Juste par égo. 

— Eh bien, je vous le prends. 

 Il est à moi. Alors que sa main se rapproche de mon précieux pour s’en saisir, je conteste. Plus personne ne le touchera. Il insiste, remuant ses mains inutilement. Je repousserai chaque assaut désormais. 

— Ecoutez, tant que je n’ai pas la somme devant moi, il n’est pas à vous ! Et si vous continuez je refuse de vous le vendre. 

J’attrape mon porte-monnaie compulsivement tout gardant le chef d’œuvre sous l’aisselle. 

— Servez-vous donc, mais ne le touchez plus. 

Carnet de Jean-Fabien De Laporte – 5 juin 2024 

Aujourd’hui, j’ai suscité l’attention chez l’ensemble des collaborateurs de mon cabinet, il m’arrive des choses extraordinaires et je dois le consigner pour en garder la trace. J’ai amené mon boulier à mon bureau enfin. Je n’ai eu que des compliments. Bérénice l’a trouvé splendide, elle a adoré les sculptures, la femme en kimono jouant de la flûte, la senteur du cèdre. Ils ne l’ont pas touché en revanche, j’ai invoqué sa fragilité. Pierre a été surpris. Il ne me connaissait pas de goût pour les œuvres d’art asiatique. Lui qui déteste les comptables, « ces fonctionnaires surpayés, faiseur de déclarations, nous au moins notre corps de métier est là pour défendre pas pour appliquer » disait-il toujours. Il ne m’a pas manqué ! Toujours ces phrases cassantes auxquelles vous ne pouvez pas répondre. 

« Tu vas te reconvertir Jean ? Ça y est, tu as décidé de rejoindre les grattes papiers ». 

C’est là que je me suis stupéfait. Si d’habitude je tourne facilement les choses en dérisions, je ne me suis pas abstenu de répondre. 

« Peut-être que je remplirai des CERFA, mais au moins je ne verrai plus ta tronche de maquereau. » 

Bérénice en a craché son café, tandis que notre stagiaire, le neveu de Pierre a enfin levé les yeux de son téléphone. L’incrédulité de Pierre le poussa à cligner des yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Il laissait paraître son trouble intérieur. 

 Je préfère ne pas écrire la suite. Je n’y arrive pas. Je peux simplement dire une chose, je me suis senti libéré en partant, sacoche à la main et avec mon nouvel ami à l’intérieur. Je ferme ce carnet. De toute façon je ne le lirais jamais. Pas le temps. C’est l’excuse de tous. Je fais signe au garçon de table de me remettre un café. J’observe. Ces passants, ces voitures, cette ville où personne ne possède rien mais fait mine, en apparence, de posséder tout. Ce n’est pas ça la possession. La possession c’est le pouvoir. La possession c’est la domination, c’est la liberté de jouir. Posséder pour être soumis à des règles c’est comme un mariage, vous signez par amour, vous le vivez par obligation et vous le terminez en voulant rattraper votre temps perdu. La vraie jouissance c’est d’écraser et de prendre. Mon café arrive tandis que je serre le poing. Le garçon se râcle la gorge pour se signaler « Qu’est-ce que ce fou qui tergiverse seul à sa table ? » a-t-il dû se demander. Le fou lui répondra qu’il n’est rien et que moi je suis tout. Je me contente d’un simple « l’addition » sans dire s’il-vous plaît. 

 Je rentre finalement chez moi quelque peu chargé après avoir acheté compulsivement. Parti en Devred je rentre en fashionista, Foulard Hermès des années soixante-dix, lunettes Gucci, costume trois pièces Berteil. Avocat, ça paie. Surtout quand vous aidez les autres à faire l’opposé. Les gens me regardent maintenant. Ils s’attardent sur moi, me fixent, me reluquent même. Je le veux, j’en demande plus. Je pose mes affaires chez moi, j’attrape une colonne de marbre et je la pousse au milieu de la pièce. Mon Boulier siègera là. L’empereur de mon domaine. César règne, Brutus part à la fête. 

 Je danse, je remue comme une abeille butine des roses. Je suis glouton et égoïste, j’occupe l’espace. Trois jeunes femmes autour de moi. Plus là pour le Deutz et le Ruinart que pour mon corps de cinquantenaire. Elles ont de la grâce mais aucune discussion. Un buffet à volonté un peu trop gras. Trois heures du matin, elles dorment. Je suis mon canapé, en peignoir. J’observe la ville, elle est à moi, elle l’a toujours été. Je me tourne pour m’incliner, le boulier se met à compter. La rangée du haut s’est déportée vers la droite des deux tiers et trois boules sur celle du dessous. Mon suzerain communique avec moi. Je dois posséder plus. Je me retourne à nouveau et je serra mon poing sur la Tour-Eiffel. Napoléon se serait-il arrêté à Ajaccio ? César à Narbonne ? Hitler à ses tableaux ? Alexandre Le Grand au détroit de Bosphore ?

 Je retourne passer mes nerfs au lit. Demain je pars en campagne.

 Le sommeil est rapide. Deux heures, le cadran indique huit. J’évacue les ingénues de mon appartement pour me préparer un bon petit déjeuner. Quelques tartines, un bon jus d’orange et un peu de farine pour l’énergie. Je sniffe en mon énergie dans un billet de cent. Je relève les yeux, le boulier est dans le même état que l’avant-veille. Mon téléphone sonne. C’est Pierre, il s’excuse. J’avais oublié, je travaille aujourd’hui !

 Je plonge ma tête dans l’eau froide, je prends une chemise et le premier costume qui me passe sous la main. Je dévale les escaliers et saute dans le premier taxi. Arrivé aux abords de ma destination une migraine me prend. Je ne pourrais pas. Je hurle sur mon chauffeur : « Café de la paix, je ne vous ai jamais dit d’aller jusqu’ici ! ». Il répond d’un simple « Mais Monsieur… » timide. « Vous savez qui je suis ! ». Il m’accompagne, et me dépose, je ne lui laisse rien, il ne demande rien.

 Un serveur m’accueille. « Votre meilleure place ». Et, non sans surprise, il demande à ses clients de changer de table et me laisse, sans que je ne dise rien, la table qui me faisait de l’œil. Enfin ! Enfin je règne, enfin ils me reconnaissent. Mon élan est cassé, il revient à la charge, carnet à la main.

  — Que désirez-vous Monsieur ?

  — Un remontant, une bonne cuvée, votre meilleure, et un croissant, fait maison.

 Il acquiesce. Et le voilà qui s’empresse d’aller en cuisine puis repasse devant les tables pour quitter le restaurant. Je hausse les épaules et retourne sur mon téléphone portable pour y écrire frénétiquement tout ce que je veux posséder. La nouvelle Mercedes-Benz, classe A, un appartement donnant sur les Champs, une chevalière avec une énorme saphir bleu nuit, une maison en Auvergne avec des chevaux, un majordome… Je m’arrête un instant, « Ai-je vraiment besoin de tout cela ? ». Je revois le serveur passé, un sachet de farine entre ses mains. Il passe cela à quelqu’un et revient quelques instants après avec un verre ballon.

 Montrachet, 2018, Monsieur.

 Je suis au centre de l’attention. J’acquiesce tandis qu’il me sert. Je fais tourner le vin dans mon verre et le dépose comme un nectar délicieux sur le bout de ma langue. Je vis. Un croissant et un vin avec des notes de Viennoiserie. Je possède et je possède l’action de posséder.

 Le croissant arrive, quarante-cinq minutes ou trois verres plus tard. Il sort du fort. Il sent la fraîcheur. Je le dévore. Je m’en vais, sans payer. Personne ne m’arrête. A la sortie, un homme me fait signe et m’ouvre une portière. Une Mercedes-Benz, classe A. J’hésite un instant. 

  — Monsieur De Laporte, vous avez rendez-vous chez le notaire, veuillez monter dans votre voiture où nous risquons un retard.

 Je montre, incrédule. La journée s’enchaîne et j’apprends hériter de cette Mercedes, d’une bague en Saphir, d’un appartement sur les champs et du majordome. Les frais de successions sont réglés, je n’aurais rien à payer. Je suis terrifié. Je ressors mon portable et j’écris : Je veux un homard bleu, ce soir, cuisiné par Gilles Goujon. Il est chez moi à mon retour. Je ne peux pas m’empêcher de rire, je cherche une caméra. Je crois à une farce télévisée. Le chef est surpris, pour lui, le rendez-vous était fixé depuis des mois. Je dîne, sans politesses, je bois, sans délicatesse. Un New Rich, la chance s’abat sur moi, mais pourquoi ?

« Je veux posséder mon cabinet ».

J’hurle, je crie mon bonheur. Je veux plus.

Quelques moments d’extase plus tard, alors je termine mon orgie culinaire, je détourne mon attention de tout ce raffut. Je fixe le boulier. Huit des dix boules de la dernière ligne ont viré à droite. J’ai compris. Je peux posséder ce que je veux. Mais cette possession à un prix. Je me mets à rire, à éclater de rire, un rire cynique. Je ne suis rien, j’ai demandé si peu de chose et le boulier a considéré que ma valeur maximale était déjà presque atteinte. Tout s’éclaire. Je vire tout le monde de chez moi prétextant le sommeil. Je m’approche de ce boulier et je le saisis, le jette contre terre. Il retourne sur son trône. Je tape dessus avec une masse, encore et encore, mais il retourne inlassablement sur son pilier de marbre, intacte puis, il frétille. Les boules bougent, toutes virent à droite. J’ai demandé mon cabinet. Plusieurs millions d’euros. Je regrette.

Le boulier s’agite, il se met à tournoyer, à valser, un compteur apparaît au-dessus. Un chiffre négatif « - 18 671 476 ». Une dette. Abyssale. Je prends mon porte-monnaie et jette un billet sur le boulier. Rien. Je mets des objets autour. Rien. On toque à ma porte. J’ouvre. L’acariâtre. Il pousse doucement la porte et se permet d’entrer, je refuse. D’un geste, il ordonne à mon corps d’obéir. Je m’écarte m’assois au milieu du salon.

Vous ne connaissez pas la valeur des choses. Vous avez joui, regardez-vous. En quelques jours sans créer aucune valeur. Vous avez gaspillé cette valeur ! Votre valeur. Vous serez désormais possédé.

J’observe le compteur du boulier : « - 18 671 475 ».

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