Chapitre 7 : Sauce grand veneur
Rosa entra dans la cuisine et prit place. Elle avait repéré la place du saucier et fit le point sur les bouillons en cours. Les autres étaient concentrés sur leurs tâches. Ils lui jetèrent quelques coups d'oeil, un ou deux sourires bienveillants. Ce n'était pas la situation idéale pour faire connaissance, mais c'était un bon test pour s'assurer de ses compétences. Le chef arriva peu après avec, à la main, des documents. Il s'approcha d'elle et les lui tendit. Rosa comprit qu'il s'agissait de notes sur le menu. Il avait pris soin de souligner les sauces qui accompagnaient les plats. Peu de plats ne comprenaient aucune sauce.
- Je te laisse prendre connaissance des sauces à préparer, je lance la brigade et je reviens d'aider.
- Oui, chef.
Marc avait entendu des milliers de fois cette réponse, mais la réplique de Rosa lui fit une impression étrange, comme s'il l'avait déjà entendue. Ce "oui chef" lui apporta plus de satisfaction qu'il n'en avait jamais eu. Il ne savait comment interpréter cette sensation. Finalement, il n'en fit pas de cas et se reprit. Rosa se concentra sur sa tâche. Elle savait faire toutes les sauces mentionnées, cependant, elle ne savait pas si le chef avait des petits plus ou des ingrédients supplémentaires qui faisait sa marque de fabrique. Elle prit le crayon qu'elle avait toujours dans sa poche et ajouta ses propres notes. Elle partit ensuite à la recherche des ingrédients dont elle aurait besoin. Quand elle revint les bras chargés, le chef se tenait au dessus de ses notes, il avait le visage fermé. Cela n'augurait rien de bon. Il reprit un air impassible lorsqu'il la vit approcher.
- Un problème, chef ?
- Non, mais je ne comprends pas tes notes. Bref, faisons le point ensemble. Je t'écoute.
Elle avait l'impression de repasser son BTS de cuisine. Il lui fit reprendre toute la démarche et lister ses déductions. Il ne dit rien, le visage neutre. Elle n'arrivait pas à deviner ce qu'il pensait. Quand elle eut terminé, il déclara :
- Nous n'avons pas tellement le choix, je vous laisse faire ces cinq sauces là, fit-il en désignant les plus simples à réaliser, et je ferais les trois autres. Faites à votre façon, ce sera très bien.
Rosa reçut cet ordre comme une douche froide. Il la prenait pour un commis de cuisine ou quoi ? Elle était capable de réaliser ces huit sauces sans difficultés. Elle voulut répliquer mais le regard froid du chef la découragea. Elle lâcha un "oui chef" nettement moins convaincant, mais elle venait de comprendre qu'elle devait faire ses preuves, il devait goûter sa cuisine, lui montrer ce qu'elle valait avant de prétendre au poste auquel elle avait postulé.
Le service fut plutôt rapide, elle ne perdit pas de temps et se permit de servir les sauces que le chef avait réalisées après avoir vu comment il les plaçait dans l'assiette. Rosa ne commit aucun impair, mais elle n'eut pas vraiment l'impression d'avoir exercé son art. A la fin du service, elle nettoya son espace et rangea les préparations qui serviraient certainement le soir-même. Le chef avait déserté la cuisine, elle ne le chercha pas et se rendit aux vestiaires. A peine eut-elle quitté la cuisine, qu'elle entendit ses nouveaux collègues se mettre à parler et à échanger. Elle ne resta pas pour entendre la teneur de leurs conversations. Elle alla se changer dans les vestiaires. Peu après, la pâtissière vint vers elle et se présenta officiellement.
- Bonjour, je m'appelle Mia. Je suis heureuse d'avoir enfin une collègue femme.
- Rosa, enchantée aussi. Je suis désolée, j'ai l'impression que mon arrivée a plombé l'ambiance de la cuisine.
Mia chassa son commentaire de la main et reprit :
- Laisse tomber ! Ils se sont fait des films, le chef s'est pris la tête avec Sofiane hier, ils s'imaginent que Marc l'a viré et que tu viens prendre sa place.
- Mais c'est faux !
- C'est ce que je leur ai dit. Je pense en toucher deux mots au chef, pour qu'au moins il clarifie la situation.
- Merci Mia.
- De rien, je suis vraiment heureuse de travailler avec toi. Le chef a l'air de te faire confiance.
Rosa eut un mouvement de recul. Confiance ? Alors qu'il ne lui avait pas laissé l'entièreté de son travail.
- Ne sois pas surprise, le chef aime tout maîtriser. Pour lui c'était déjà un effort surhumain de te faire intégrer la brigade comme ça de façon impromptue.
- Bien, c'est bon à savoir. Je me suis plutôt sentie frustrée qu'autre chose, mais bon si tu me dis que c'était déjà bien, je vais prendre un peu de recul et relativiser.
Elles se saluèrent. Rosa quitta la pièce avant Mia. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver le chef qui l'attendait dans le couloir. Il semblait agacé.
- Vous vouliez me voir ?
- Oui Rosa, il faut que je te fasse découvrir ma cuisine pour que tu puisses t'imprégner de son esprit, de son essence.
Il lui fit signe de le suivre jusque dans la cuisine. Les commis terminaient le travail de nettoyage. Elle fut surprise de voir le chef se mettre au fourneau et ressortir notamment les sauces qu'il avait faites un peu plus tôt. Elle ne quitta pas des yeux les gestes maîtrisés du cuisinier. Rosa se fit la réflexion qu'il avait retrouvé cette aura qui l'avait fascinée lorsqu'elle l'avait vu la première fois. Tel un artiste peintre devant sa toile, ses gestes précis étaient comme une chorégraphie. Elle fit de son mieux pour mémoriser les gestes techniques. Enfin, il assembla l'assiette. Il la posa devant elle et lui fit signe de manger. Elle avait très faim et le plat sentait divinement bon. Elle prit le temps de goûter chaque élément du plat, analysant, les saveurs, les arômes et les textures. Enfin, elle goûta les éléments ensemble, savourant l'harmonie et la maîtrise du chef. Elle finit son assiette sous le regard aiguisé de son créateur. Quand elle reposa ses couverts, il ne dit rien mais son regard interrogateur l'invita à se mettre à table, au sens figuré cette fois.
- Ce plat est vraiment intéressant. Il associe des saveurs qui semblent ne pas aller ensemble de prime abord, mais que ce soit dégusté séparément ou ensemble, les éléments s'harmonisent très bien. On retrouve à la fois la technique, la générosité et la passion dans cette réalisation.
Marc ne répondit pas aussitôt, il cherchait à s'assurer de la sincérité de la jeune femme. Il s'était presque senti gêné durant la préparation, elle avait scruté le moindre de ses gestes. Il finit par réagir lorsqu'elle commençait à se décomposer devant son mutisme.
- Merci, je suis ravi que ce plat te plaise. Je vais donc te demander de le refaire. Je veux que tu saches réaliser mes plats.
- A l'identique ?
- Je veux que ce soit bon et dans l'esprit dans lequel je l'ai imaginé.
- Chef, vous savez que chaque cuisinier à sa patte et ma technique sera toujours un peu différente de la vôtre.
- Oui, je m'en suis rendu compte lorsque j'ai vu tes notes à côté des miennes.
Elle lâcha un "oh" de surprise.
- Je suis désolée, j'aurais dû écrire sur une autre feuille, vraiment j'espère que vous ne m'en voulez pas trop.
- Pour être honnête, je ne sais pas trop. C'est pour cela que nous faisons cette expérience. Je veux voir ce que mon plat devient entre tes mains. Va-t-il être dénaturé ? J'ai besoin de voir et de goûter pour savoir.
- Est-ce que j'ai quelques jours pour m'entraîner ?
- Non, je veux que tu le fasses maintenant, tu m'as bien regardé, laisse-toi porter et refais ce plat.
Rosa voyait bien qu'il était contradictoire, il voulait d'un côté qu'elle reproduise fidèlement sa recette et en même temps, il était curieux de voir ce qu'elle ferait de son plat si elle se donnait quelques libertés. Elle décida alors de faire deux assiettes. Il fut surpris de la voir préparer de deux façons presque identiques son plat. Il nota que sur l'un elle changeait de petite choses, une technique un peu différente, un dosage ou une cuisson similaire mais pas identique. Elle finit et déposa devant le chef deux assiettes, la présentation était la même, en soi cela le rassura. Il commença par l'assiette qui avait été préparée selon sa technique. Il fut surpris de retrouver le goût et les saveurs qu'il avait mis du temps à trouver. Pourtant, il constata que pour la première fois, il manquait un truc, un je-ne-sais-quoi qui faisait la différence avec un plat parfait.
Il plongea alors sa fourchette dans l'assiette façon Rosa. La jeune femme le regarda prendre sa première bouchée. Il mâcha deux fois puis s'arrêta pour la regarder. Bon sang, on se croirait dans une émission de concours culinaire. Elle avait les mains moites et ne savait comment décrypter le regard étrange que lui portait le chef. Elle se demandait vraiment à quelle sauce elle allait être mangée.
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