10 - Chloé - Jeudi Soir

8 minutes de lecture

De retour chez-soi !

Chez-soi ? Cette phrase m’est sortie spontanément. Oui, c’est vrai, c’est chez-moi mais c’est ma mère qui l’a acheté.

Je pense à elle, en gravissant les escaliers que je qualifierais d’honneur pour être en si belles pierres et aussi larges. Pourquoi cette maison, explique-moi, maman ? Tu me disais que la Vie est aérienne et qu'il fallait se laisser porter par le Vent de sa Destinée. Il ne me reste rien de toi aujourd'hui ; tout au plus quelques vêtements, ou plutôt sous-vêtements…

Je rentre dans la cuisine en lançant le courrier relevé dans la boîte aux lettres sur la table. Je dois bien trouver de quoi me désaltérer, dans ce frigo, après cette journée assez incroyable. Une bouteille de jus de pommes me tente mais soyons folle et optons pour ce vin blanc de Moselle. Fêtons le début de ma mission. Elle s'annonce épique selon ce que je devine à travers les propos de Raymond. Hâte de voir si les papiers reflètent bien ce que j'ai entendu. J'en doute... Cela va être orageux demain.

Je profite de l'ouverture de cette armoire réfrigérée pour en survoler le contenu. Alimentation saine, fruits et légumes, pas de produits périmés. Quelqu’un a donc suivi son approvisionnement de manière régulière. Qui, clés et budgets vais-je devoir rajouter sur ma liste de questionnements.

Je dépose mon verre sur la table de la « salle à manger » ou plutôt coin à déjeuner. Dans le courrier étalé je ne vois que des publicités. Je suppose que la personne qui s’est occupée du frigo à relevé la boîte aux lettres également puisqu'aucun papier ne traîne.

Ce salon vide de tous meubles me file le bourdon. Même pas un fauteuil pour s’installer… Au moins, je n'aurai pas de conflits avec la décoration de ma mère, puisqu'il n'y en a pas !

— Sur l'inventaire des choses à faire, ajouter meubles à prévoir et liste To Do à créer.

M’entendre me corriger m’arrache un sourire. Je grimpe à l’étage par l’escalier en colimaçon. Alors qu’il y a un ascenseur, mais l'exercice est toujours bon à prendre… Cette maison est bizarre. Limite une rampe d’honneur à l’entrée et un modèle réduit et tortueux - type hélicoïdal - pour le reste des niveaux. Pour gagner de la place pour le salon sans doute… Ou pour le paraître…

Je m’écroule sur le fauteuil du bureau en retirant mes souliers dans un véritable soupir de bien-être. C'est le seul endroit pour s’asseoir ici, hormis le coin à déjeuner.

Faire une liste me revient en mémoire, alors que mon regard accroche les autres papiers de mes questionnements. Le mal de tête me gagne.

Reprenons :

Ce matin, on rentre chez-moi. Chez-moi ? Chez-moi !

On ne me prend rien et on ne me veut pas de mal. Me semble-t-il...

Ce midi : chez Vancelor :

Boscuit : Directeur : absent pour le jour de mon arrivée. Il gagne des mauvais points dès le départ, celui-là.

Ferraille : DRH - je ne le sens pas. N’a pas l’air correct.

Boscuit John : Directeur des ventes : fils du patron, amateur de golf et de femmes, selon Raymond.

Anne : ma secrétaire - 32 ans de maison. Fidèle à qui ? Société ? Ferraille ? Elle ?

Cynthia : secrétaire des Boscuit Père et Fils - 9 mois de maison. Promotion canapé ? CV ?

Raymond : syndicaliste – respecté par les ouvriers – a les yeux qui traînent – notamment sur moi, c’est flatteur mais suffisamment respectueux pour que cela ne devienne pas malsain. À moi de faire attention. Connaît son job : un atout pour moi ?

Il m’a ramenée ici ce soir. En pensant à cela, je remarque qu'il savait où s’arrêter. La rue et la maison ne lui étaient pas inconnues. Bizarre. Il vient me chercher demain pour la dernière journée de travail de la semaine, je lui poserai la question. A partir de lundi, je m’autonomise pour éviter tous problèmes et commérages.

Priorité 1 : Douche pour se laver de tout cela.

En deux, boulot, noter tout cela et préparer la journée de demain.

Trois : fruit et dodo en gardant la fenêtre fermée ! Prévoir de faire changer les serrures est à ajouter sur ma liste.

-----

La nuit fut peuplée de rêves. Pas de pensées négatives, c’est déjà cela.

J’ai bien demandé un peu d’efforts à Nicolas. Ce qui me fait penser que je dois prévoir de lui remplacer les piles. Il m'a semblé fatigué hier soir.

Douche, longue et chaude comme je les aime, se préparer et attendre mon taxi personnel du jour : Raymond.

La porte de la maison à peine fermée, je vois sa voiture arriver. Il est seulement 07h30 du matin !

— Alors M’a P’tite Dame, bien dormi ?

— Si je vous dis que j’ai rêvé de vous, cela vous va comme réponse ?

— Ah oui, super l'accueil ! Mais hier, on se tutoyait ? Les rêves étaient cauchemars pour que je mérite un tel traitement ?

— Pas du tout. Mais je voulais te faire plaisir. Tu pourrais me déposer à la prochaine boulangerie ?

Arrêté à un feu rouge, Raymond se retourne et prend un sachet en papier qu’il dépose sur mes genoux :

— Cadeau de la maison !

— Mais…

— C’est ma femme, elle a oublié de préparer ton P'tit Déjeuner.

— Ta femme…

Tout en redémarrant, mon chauffeur éclate de rire.

— C’est terrible ta conversation le matin ! C’est le manque de croissants ou de café qui te fait cet effet-là ?

— Explique-moi d’abord ce que ta femme vient faire dans mes repas ?

— Ben, c’est elle qui tenait la maison ! Tu ne le savais pas ?

Mon esprit vole en éclat sous le flot de questions supplémentaires et de réponses reçues. Abasourdie, la bouche ouverte je dois offrir un beau spectacle.

C’est dans ce silence que nous sommes arrivés sur le parking de l’usine. Il m’emmène jusque derrière un bâtiment pour me faire descendre discrètement.

— Tu viens me voir quand t’es remise de tes émotions, me dit-il avec un grand sourire et avant de démarrer sèchement.

Il me faut tout le temps nécessaire à rejoindre le hall principal pour reprendre contenance. Je ne peux empêcher une colère de monter en moi. J’ai le sentiment de n’être qu’un jouet dans les mains de mon patron, de la société que je dois contrôler, de Raymond, du notaire et de ma mère. On va s'arrêter, maintenant !

C’est limite si je ne me suis pas écrasée sur les portes coulissantes tellement je déborde d’énergie. Dans mon élan, je heurte un seau d’eau abandonné au milieu du hall, car j'avais aperçu les deux préposés au nettoyage en train de discuter avec la réceptionniste. Ma distraction me vaut la ruine de mes escarpins.

— Vous êtes payés pour faire la conversation ou pour l’entretien du bâtiment ? aboyé-je.

Et tout en fixant la réceptionniste qui me regardait les yeux grands ouverts :

— Et vous, il fait si froid que vous gardez votre manteau pour travailler ? Bougez-vous, cela vous réchauffera !

Je continue ma route sans m’arrêter ni vouloir entendre les échanges murmurés derrière moi. Je vais me faire une de ces réputations ! Mais ainsi, j’ai l’impression de garder un peu de contrôle.

Il n’est pas 08h et cela va saigner…

Lorsque Anne se présente, j’exige les dossiers du personnel : les versions papiers et digitales. Ma secrétaire, très probablement prévenue par la réceptionniste de mon humeur, me répond les lèvres pincées qu’il me faudra attendre l’arrivée de Mr Ferraille.

— Vous croyez sans doute que je vais prendre le temps que Dieu le Père, le Fils ou le Saint-Esprit descende du ciel pour nettoyer cet enfer ?

Choquée, elle disparaît.

Une heure plus tard, comme rien n'arrive, je la rappelle en lui demandant de faire venir le DRH dans mon bureau.

Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonne.

— Mlle Dubrovsky, Mr Ferraille vous attend dans son bureau, me dit d’un ton mielleux la secrétaire lorsque je décroche.

— Vous n’avez pas donc compris ! C’est lui qui vient dans mon bureau et avec tous les dossiers ! Maintenant ! aboyé-je.

Cela va être le ton du jour, semble-t-il. Cette matinée a mal commencé et ce que je viens de trouver comme informations me met vraiment en rage. Une falsification honteuse des budgets prévisionnels. Et d’après les documents comptables que je possède, ce n’est pas une erreur mais une fraude qui dure depuis de longues années maintenant !

-----

— Alors, comment allez-vous ce matin ? me dit-Ferraille en rentrant dans mon bureau.

— Si vous venez les mains vides, je vous somme de retourner chercher les documents demandés.

— Vous n’avez pas à me parler sur ce ton !

— Vous me donnez ces documents ou je vais les chercher accompagnée de la Police. C’est plus clair maintenant ? dis-je d’une voix doucereuse.

— Calmez-vous, Chloé, hoquette le DRH.

— Pardon ? Pour vous, c’est uniquement Mlle Dubrovski.

Ferraille part ou plutôt s’enfuit de mon bureau. Dans le quart d’heure suivant, Anne ma secrétaire désignée arrive blême tout en poussant un chariot rempli de dossiers.

— Voici les documents demandés, dit-elle d’une voix étranglée.

Seul mon regard noir lui répond. Elle n’a pas à subir ma mauvaise humeur, mais c’est plus fort que moi.

Je parcours les dossiers un à un et le regrette. Ma tension va encore monter. Je lis-là non pas un tas de problèmes mais une montagne de dissimulations en tous genres. Comment est-ce possible d’avoir caché cela aussi longtemps ? Y a-t-il un mot plus fort que rage ?

Les dossiers sont répandus partout où c’est possible. Ce bureau est un chantier !

Lorsque je veux prendre un dossier supplémentaire, j'y trouve à la place une tasse de thé fumante. Cela me fait lever la tête. Anne, du pas de la porte, me dit :

— Calmez-vous, Mademoiselle.

— Ce n’est pas contre vous que je suis fâchée, mais sur ce que je vois, réponds-je d’un ton adouci.

-----

Bien plus tard, mon téléphone sonne. Je décroche brutalement.

— C’est Raymond. Taxi ce soir ?

Je pousse un gros soupir. Mes tas n’ont pas diminué ; bien au contraire. Je ne me vois pas arrêter maintenant. L’adrénaline coule dans mes veines quasi à l’état pur.

— Non, désolée. Je dois avancer. Je te contacte demain. Remercie ta femme pour ce matin.

Je ne peux continuer, car il a déjà raccroché.

Et alors que j’ai toujours le cornet en main, j’entends distinctement un autre son. On vient de raccrocher. Je bondis dans le bureau voisin, mais il n’y a plus personne dans le secrétariat…

Qui donc écoute, non pas aux portes, mais au téléphone ?

Pensive, je retourne dans mon local me noyer un peu plus dans cette administration.

Bien tard, courbaturée et l’estomac gémissant de plus en plus, j’enregistre mon travail et m’apprête à partir. Il fait déjà noir dehors. La journée s’est achevée sans que je le remarque vraiment. Je verrouille mon local notant sur la clenche que l’on ne touche à rien ! Je veux sortir par le bureau des secrétaires mais la porte me résiste. Et à toutes mes tentatives, même musclées…

Enfermée, je suis enfermée !

Mais qu’est-ce donc que cette histoire ?

Si on croit que je vais me laisser faire, on se trompe lourdement. Je commence à avoir l'habitude des embrouilles depuis mon retour ! Lorsque je décroche le combiné du téléphone je n’entends aucune tonalité. Là, d'étrange, cela devient inquiétant. Ce n’est plus Murphy et toutes ses lois qu’il faut accuser mais un être de chair et d’os dont les intentions ne me paraissent pas très sympathiques pour moi.

La fenêtre. Elles sont toutes verrouillées ! Ils ont sacrifié à la mode de la ventilation automatisée. Et puis, je ne suis pas une SpiderWoman. Je suis enfermée au deuxième étage d’un bâtiment dans une zone industrielle sans possibilité d’appeler ou presque.

Il me faut de l'aide ! La cavalerie, je dois l'appeller. J'attrape mon téléphone portable et compose le numéro choisi, le sourire aux lèvres.

Annotations

Vous aimez lire Artiscript ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0