– Comment vous sentez-vous ?

– Hé bien, je crois que je suis excité docteur, mais j’ai peur aussi…

– C’est bien normal, tous nos auteurs en gestation se font du souci pour leur progécriture, vous savez. Mais ne vous tracassez pas inutilement, vous êtes ici au meilleur endroit pour accoucher de votre roman. Et puis regardez : votre femme se tient près de vous et vous soutient, tous vos amis vous encouragent, ainsi que toute la communauté.

– Oui, mais j’ai peur de les blesser ou de les décevoir si j’en viens à écrire certaines choses ou que je n’y arrive pas, docteur.

– Rappelez-vous que « je » est un autre et puis, le plus déçu si vous vous découragiez sans même avoir commencé, ce serait vous, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas pour ça que nous nous trouvons ici. Alors, ayez confiance… Vous portez cette histoire en vous depuis si longtemps qu’elle ne peut que sortir, maintenant. Vous lui devez bien cela.

– Et la douleur ? J’ai peur d’avoir mal aussi.

– Et vous croyez que ça ne fait pas mal de laisser une histoire pourrir au fond de soi ? Ce n’est pourtant pas ce que j’ai cru comprendre lors de nos derniers rendez-vous.

– Vous voulez dire que je vais devoir souffrir de toute façon, c’est ça ?

– Enfin, arrêtez de jouer au naïf ou de faire le douillet, ce n’est pas digne de vous. Souvenez-vous plutôt à quel point vous étiez heureux d’avoir programmé cette naissance : vous me disiez que vous aviez tant d’histoires à offrir, à mettre au monde. Et vous parliez de cette petite graine d’intrigue avec des étincelles dans les yeux, celle qui a grandi à l’intérieur et qui est maintenant prête à voir le jour, souvenez-vous et soyez là pour elle, elle vous attend — et depuis longtemps.

– Et si elle n’était pas belle cette histoire ? Je veux dire, si je ne savais pas la rendre belle, si je ne pouvais pas la regarder ?

– Belle vous dites ? Souvenez-vous de ce que nous avons vu ensemble lors de nos exercices d’écritures prénatales… et rappelez-vous des paroles de Saint-Augustin à propos de l’accouchement : « Inter faeces et urinam nascimur », « nous naissons entre la merde et l’urine »… Alors oui, je ne vais pas vous mentir maintenant, vous allez y mettre vos tripes, vous allez saignez, vous allez en chialer, vous allez vous faire dessus et ça ne sera pas joli à voir. Peut-être même que vous ne pourrez plus vous sentir par moment, mais c’est en passant à travers votre chair meurtrie que naît la véritable beauté. C’est ça aussi, donner la vie, c’est faire ce don de vous, c’est vous sacrifier pour votre histoire, pour que son cœur palpite, que ses émotions soient vraies, qu’elle puisse se tenir debout toute seule, qu’elle puisse s’exprimer grâce à vous, pour qu’elle soit vivante, tout simplement ! Et elle en sera belle !

– Mais pensez-vous que…

– Écoutez, je crois que nous avons assez philosophé. Le travail va quand même durer 30 jours, il ne faudrait pas perdre trop de temps non plus… Là, vous voyez, nous sommes arrivés dans la chambre d’accouchement. Installez-vous confortablement. Mettez bien les doigts sur le clavier, comme aux répétitions, et nous allons pousser ensemble sur les touches, au rythme des contractions d’inspiration quotidiennes à environ 1700 mots par jour. Nous pouvons mettre un peu de musique si vous le souhaitez.

– Heu, je ne sais pas trop pour le moment, je vous le dirai.

– Très bien, comme vous voulez. Là, détendez-vous, respirez tranquillement, nous sommes à vos côtés, pour vous aider.

– Comment je commence déjà, docteur ? J’ai l’impression d’avoir tout oublié, je ne sais pas plus…

– Calmez-vous, tout ira bien. Vous êtes exactement là où vous devez être aujourd’hui. Fermez les yeux, inspirez, expirez. Encore une fois. Que voyez-vous ?

– Il y a des couleurs, il y a des formes, des visages peut-être, c’est comme dans un rêve…

– C’est bien, commencez par raconter ce rêve, alors.